Bunkering – Frédéric Vossier

Ouverture

Une femme

J’ai peur de mourir.

La crise cardiaque qui tue.

Parce que je bouffe mal.

Je sais que je bouffe mal. 

Trop de graisse. 

Des sauces. 

N’importe quelle sauce. 

Du moment qu’elle soit grasse et lourde. 

Onctueuse, bien sûr.

Avec des viandes qu’on pose dans des pains chauds.

J’ai toujours faim.

Points de vue

« Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire ». Rainer Werner Fassbinder.

« Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire ». Rainer Werner Fassbinder.

Dans le futur, les détritus expliqueront nos catastrophes (1), les mythes raconteront nos démons (2), les œuvres – numérisées par quelques résistants avant le grand broyage – n’oublieront aucun monde possible (3), mais est-ce que les souvenirs nous parleront encore des histoires qu’on n’a pas vécues ? De la forêt cachée par l’arbre ? Les forêts de papa . Un grotesque qui aurait pu figurer dans les films de Fassbinder. Le réalisateur allemand naît en 1945. L’effort de guerre se mue en miracle économique d’autant plus rapidement que la faute est lourde pour ceux qui possèdent :

« Des vies.

Des terres.

Des objets.

Des machines.

De l’énergie. »

(…)

« Ils vivent sur le compte des autres, le compte de ces gens qu’ils laisseraient à peine entrer dans leur vestibule… » 

Continuons plutôt de nous endetter, changeons simplement le masque. Une génération plus tard, l’héritage monstrueux des deux systèmes économique et politique les plus violents qui soient  donne lieu à l’expiation collective des années de plomb.
A sa naissance en 2062, le personnage innommé de Bunkering hérite du télescopage -aberrant ou pas ?- entre une Silicon Valley quelconque et le château reconstitué de Goering. Le patron du numérique n’a pas dit grand-chose à sa fille :

« Papa m’avait racontait que c’était une époque où on reconstituait des vieilles demeures qui avaient été rasées pendant les guerres du XXème siècle. »

Quatre strates : le château, sa destruction, sa reconstitution, l’achat par le père du château reconstitué. Les traces idéologiques ont disparu. Restent les collections du propriétaire, les diamants, les forêts, le mausolée, la vie de famille, la vie people –
 « une photo qui avait fait la une des magazines » – et une senteur d’ogre qui flotte sur tout ça sans que la fille puisse vraiment questionner les comportements déréglés du père. Atonie énonciative, mais elle les décrit, longuement, et au bout du souvenir, « elle pleure ». A la fin du XXI è siècle, l’Histoire des grandes prédations économiques, sociales, politiques, sera intériorisée et banalisée, niée en somme, rendant impossible le choc des générations, condamnant les enfants à un mal-des-siècles qu’ils exprimeront par un vague à l’âme trash.
Car à défaut de traces, il faudra se contenter de contrefaçons : le château reconstitué du père, les maquettes de la fille dans le bunker où elle vit , la bouffe qui n’est pas de la nourriture, la baise qui n’est pas de l’amour, la fake vie. L’administration, l’industrie, la finance et l’armée fonctionnent encore. Par contre, trouver un livre ou même en lire un, c’est presque impossible. Il reste le souvenir des lectures, quelque chose qui sonne comme une alerte très ancienne  :

« Est-ce que nous sommes capables de vivre dans le présent ?

Il faudrait d’abord revenir sur notre passé, ai-je dit une fois à ma famille. »

et dans sa version tchekhovienne:

« C’est pourtant lumineux que pour commencer à vivre au présent, il faille d’abord expier notre passé » (4).

 La première partie de Bunkering apparaît comme une relecture de la réplique de l’étudiant russe Trofimov à Ania, fille d’une aristocrate russe, dans la pièce de Tchekhov. Elle commence par « La terre est vaste et belle , il y a beaucoup d’endroits splendides » On aura remarqué la différence de traitement entre cette véritable citation, mise à distance par les guillemets (le monde de Bunkering est dévasté) et la suite de la réplique de Trofimov, distribuée dans le texte de Bunkering comme une sorte de réécriture mentale du palimpseste séculaire. Fille d’un patron du numérique au XXIè siècle, fille d’un industriel de guerre au milieu du XXè siècle, fille de l’aristocratie russe au tout début du XXè siècle…ou maintenant, « l’année de tous les dangers », dit-elle, mais quand ?

(1) Rudimenteurs, Alexis Fichet
(2 ) Eden, Waddah Saab
(3) On passe à autre chose, Roland Jean Fichet
(4) La Cerisaie, Anton Tchekhov, traduction Elsa Triolet

« Je me goinfre dans le recoin »

Cette phrase condense l’ensemble du texte qui peut se lire comme un véritable tableau clinique de la boulimie. Tous les ingrédients du syndrome s’y trouvent : 
– La compulsion à engloutir.
– Le sentiment de vide intérieur.
– La perte des limites de l’image du corps et du moi.
– La tentation d’enfermer le moi dans un corps-bunker protecteur.
– Le dégoût de soi.
– L’amnésie et l’incapacité à se projeter dans le futur.
– Le monde extérieur et le regard de l’autre vécus comme des menaces persécutives.
– La relation à l’autre vécue sur un mode ambivalent : tantôt vouloir se séparer, pour ne pas dépendre. Tantôt vouloir s’approcher, au risque de s’éprendre, donc de dépendre.
– Présence sous-jacente probable, d’une faute cachée – donc une dette – dans la filiation.

Dans le texte, le père de la boulimique est lui même boulimique. Il vit dans un passé dissimulé ( reconstitué ), en provenance d’un coupable impardonnable :  Goering.

« Il ne faut pas lâcher sur l’explication et la description du mouvement psychologique du déclin humain.

Ce mouvement psychologique est un mouvement pathologique. » 

Mal, mal-être, malaise, maladie, malédiction … Nos fictions elles-mêmes seraient elles frappées de malédiction ?
Depuis mon entrée dans le groupe de lecteurs, j’ai lu cinq textes, cinq fictions, censées proposer des représentations du futur. Elles sont toutes marquées par une part massive de pessimisme, de désenchantement, voire de catastrophisme .
Où est la part de l’espoir, du désir, du rêve, du projet, du souffle ? Quel mal nous essouffle ?
Il n’est donc pas fortuit qu’un de ces textes, celui de Roland Jean Fichet – On passe à autre chose -, insiste sur le risque d’emprise par le soin thérapeutique sur la scène sociétale. Mais si risque il y a, on peut le comprendre aussi comme signe d’un mal-être profond qui invite et appelle le « soin » à occuper cette place, une place vacante. Un mal-être appelle du sens, des mots, qui manquent.
Ce mal-être dont on parle est globalement identifié comme étant une forme de « dépression », à travers ses différentes expressions symptomatiques ( boulimie, anorexie, addictions, burn out, phobies scolaires, hyperactivisme, suicides sur le lieu de travail…). Notre société serait posée sur des fonds dépressifs. Ce qui relevait auparavant d’une souffrance subjective personnelle prend désormais le nom de « souffrance sociale ». Je renvoie aux travaux très éclairants du sociologue Alain Ehrenberg . (CF les ouvrages : De la fatigue d’être soi, La société du malaise, Le culte de la performance L’individu incertain).

«  Je suis rentrée dans mon bunker et j’ai pensé aux allocs. »

Cette phrase nous surprend, comme si elle contenait un décrochage dans la logique. La femme bunkérisée elle-même se surprend de la prononcer et se met à réfléchir. A quoi ? … à quelque chose comme ceci, peut être : à l’évidence, notre société génère inégalités, précarités, injustices, déclassements… Mais parallèlement, elle n’a jamais été aussi nantie, en biens de consommation, en libertés individuelles, en droits démocratiques, en budgets sociaux. Nous avons connu ce qu’on a justement nommé « l’État providence » , et une logique économique qui s’ingénie à combler les manques, les devancer même, voire à inventer de nouvelles envies… Au point paradoxal que nous devons désormais consacrer une part croissante de notre énergie, à organiser des mesures pour contrer la surproduction, le gaspillage, les déchets et le surpoids… Logique boulimique ?

« Nous ne faisons que geindre, nous plaindre de l’ennui et du manque d’amour et nous buvons. » 

Plainte dépressive et lucide ? « Dépression », qu’est-ce à dire ? Jusque dans les années 70, le terme désignait globalement un mal-être basé sur du conflit entre d’une part, les désirs personnels, la conquête d’une liberté individuelle et d’autre part, la morale collective, les normes, les interdits. Ce conflit générant de la culpabilité, du refoulement.
Le conflit s’est déplacé, et confronte l’individu à du paradoxe. L’individualisme est promu comme idéal, dans un large éventail de possibles ( épanouissement, autonomie, performance ), mais dans le même temps, chacun se sent de plus en plus seul, puisque livré à lui-même et devant s’adapter en permanence ( flexibilité ), dans un monde dont les normes, devoirs et références semblent incertains.
Un monde qui évolue de plus en plus vite et n’offrant plus de garanties de permanence. La complexité semble de moins en moins maitrisable. La transmission devient aléatoire ( obsolescence programmée) et la transcendance ( comme la politique? ) est marquée par l’abstention. A chacun de devenir, dans l’incertitude et le bricolage, son propre dépassement, sa propre transcendance.
Alain Ehrenberg parle d’un mouvement qui a «  propulsé un un individu-trajectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale ».

« J’ai toujours faim. »
(…)
« J’ai faim.
Putain que j’ai faim. »
(…)
« J’ai faim et j’aime les sauces. »
(…)
« J’ai faim. »

La « bunkerisation », la boulimie, nous amène à centrer notre projection dans le futur sur la question de la faim . ( Un pont peut se faire avec le texte Eden de Waddah Saab : le personnage Matthieu, refuse de sacrifier sa faim de viande à la discipline végétarienne qui rêve d’une faim de pureté ).
De quoi avons nous faim pour aujourd’hui et pour demain ? Quoi, Qui, nous manque ? De quoi d’essentiel, de nécessaire avons-nous faim et pas seulement en termes de besoins ?
La pandémie et son confinement nous ont éclairés : nous avons faim de convivialité . Il manque du lien, du liant, de la liaison. Nous avons à mieux conjuguer, développer de concert, la part de l’individuation et la part du partage en commun.
Nous avons faim aussi de transcendance : pensée, croyance – spirituelle, religieuse, laïque… – fondées sur la conviction qu’il y a, qu’il est, quelque chose de plus grand que soi et pas seulement le dépassement performant de soi même.

Le texte Bunkering nous invite à faire un crochet à se sujet : combien de temps faut-il pour que notre inconscient collectif digère, assimile ( encore référence à la nourriture! ), les catastrophes, les traumatismes collectifs, (culpabilité et dépression),  traumatismes produits par l’horreur des guerres et des « Goerings ». Horreur qui blesse et tue (?) aussi notre capacité à nous émerveiller, rêver, transcender, indispensable à tout un chacun pour inventer son futur en formulant des petits mots de passe comme : « On y croit ! »
C’est peut être la seule lueur d’espoir dans le propos de la femme « bunkérisée » :

« L’intensité.

  J’y crois. » 

Souffle Court

BUNKERING. Le titre – caractères gras, police 34 – s’impose, massif, écrase le sous-titre. Massif comme le bunker-décor de la scène, mais bunkering, ça veut dire quoi ? 
Synonyme : avitaillement, dérivé de l’ancien français « vitailles », signifiant provisions de bouche. Bunkering, donc, égale remplissage.
En bouche, ça donne : explosion labiale {bun’}, fermeture sourde de la glotte {nk}, remontée nasale {in} et légère redescente avec petit roulement jusqu’au point de fermeture sonore {g} au seuil de la gorge. En même temps, ça percute. Bunkering, comme un coup de poing dans l’estomac, de ceux qui vous laissent le souffle coupé.

J’avance dans le texte de la femme qui parle, phrases courtes et plates comme de petites marches, de petites assertions ponctuées très vite et disposées en litanie, en petites tranches de réel coupées court. À droite, sur la page, de grands blancs, espaces vides où prendront place, déployés plus largement, les souvenirs du père avec sa silhouette massive. Elle aussi doit l’être, obèse et essoufflée.
La phrase peine à se déployer ; courte, tronquée, elliptique – parfois réduite à deux ou trois mots – elle dit le souffle court. Et le passage à la ligne est une invitation à reprendre sa respiration. Mais on n’a fait aucun effort. Pas plus que la femme qui se goinfre dans le recoin. Mêmes occlusives gutturales que dans « bunkering ». En plus fermé, avec l’assonance en « oin ». Comme un point. 

« Bunk », c’est aussi un râtelier pour nourrir le bétail. Pas étonnant qu’elle respire si mal. Au fil du texte je comprendrai qu’elle remplit un vide sidéral avec toute cette nourriture, que son corps est réduit à des fonctions biologiques essentielles : manger, baiser, digérer, évacuer. Plus mécanique qu’animal ( j’ai prononcé ce mot lors de notre assemblée interprétative mais je sentais bien qu’il n’était pas juste ; ni pour le personnage, ni pour les animaux). Une vie réduite dans un lieu confiné. Une forme d’appauvrissement de la vie, du souffle et du langage ( je pense aux « débris de mots » dans Rudimenteurs d’Alexis Fichet).

J’avance sur les petites marches du texte, descends dans le bunker (version riche des « abris » et des « trous » de Rudimenteurs) « comme un sous-sol » où il y a « beaucoup de tuyaux » et même « des bruits dans les tuyaux ». Pour la ventilation je suppose, mais alors le bunker m’apparaît comme un autre corps avec ses tubes, et ses pièces comme des organes avec chacun.e leur fonction, un corps respirant qui aurait avalé cette femme dyspnéique, une matrice ou une carapace métallique qui la protègerait – de quelle infection ?- l’empêcherait d’agir, et où elle aimerait s’enfermer, corps de chair dans un corps métallique.
Et je pense au corps de Novarina, « construit en tubes », corps traversé, logophagique et pneumatique (1) Le sien à elle serait plutôt lipophagique, et les mots qui la traversent triviaux, prosaïques, voire obscènes, sans souffle. Sauf peut-être quand elle s’indigne, via l’histoire de son père, du déclin de l’humain…
Les capacités respiratoires limitées du personnage font partie de l’héritage ; elle emplit ses tubes de nourriture et de sexe, bouche ses artères avec de la sauce, rote et pète comme son père qui, lui, perd son souffle en mangeant des hamburgers. Elle a beaucoup de points communs avec ce père dont elle a hérité du souffle court, de la graisse, de la peur, de la vulgarité, du chagrin, du chant, du rêve, du petit train – sauf que lui monte en propriétaire les escaliers de son château, tel un tyran shakespearien (avec promesse de chute à la fin), et qu’elle, dans son bunker, descend un escalier « abrupt »(comme son monologue), que posséder l’indiffère et qu’il y a de l’affect dans son être à elle – de l’angoisse ( gorge serrée), du vouloir vivre, des émotions, une capacité toute cathartique à lire et à s’indigner – c’est bon signe – et réjouissant paradoxe, c’est dans un cimetière à ciel ouvert qu’à nouveau présente à elle-même et au monde ( peut-être), elle retrouve l’amplitude du souffle, celle qui libère le chant. Comme Naphta dans Rudimenteurs, elle semble y « pose{r} un regard neuf sur un monde sale ». (Dans le texte d’Alexis Fichet, « le monde est sale et désordonné ». Le paysage ici semble plutôt abandonné, désolé ; mais dans ces futurs-là, le soin – des corps, de la terre – n’est plus au programme). 

Cette ouverture du regard et du souffle imprime à l’espace-temps de sa vie, comme au texte, une courbe vers un semblant de poésie – mots-phrases, mots-images – pas seulement tristes segments du réel, mais éclats du sensible. 
Est-ce l’amorce ou l’annonce d’une reconnexion ? Est-elle, cette femme, sœur de Naphta qui « sent qu’il y a quelque chose de plus à faire dans ce monde que de marcher entre les débris anciens en attendant sa ration de bouffe, quelque chose de plus que se traîner jusqu’au K et d’y baiser quelques poignées de secondes ? » C’est au sein d’un espace ancien et sacré – les croix – que sa respiration trouve son amplitude. Je repense à Novarina, pour qui l’acteur est un corps traversé par le langage et qui « porte le monde dans sa bouche en parlant »(2). Pour la comédienne qui dira ce monologue, amorcé par une citation de 4.48 Psychose de Sarah Kane, longe la Cerisaie de Tchékhov et se clôt sur une ouverture au bord du silence, nulle doute qu’il y aura une performance respiratoire et éprouvante à accomplir.

********************

Et après ?

Comment le futur va-t-il (di)gérer l’héritage capitaliste ? 

Quel est le devenir des forêts : nouvelles Z.H.A.D. (zones habitables à défendre) ou friches brûlées pour herbes folles ?

Comment allons-nous respirer ? 4% de la population est atteinte d’apnée du sommeil et doivent être appareillés la nuit. Les futurs ancêtres d’une caste d’insomniaques ?

L’habitante du bunker a stocké des armes et de la nourriture comme font les survivalistes, et les abris ont de beaux jours devant eux. Comment vont-ils modifier le paysage futur ?

(1) La chair de l’homme, Valère Novarina
(2) Médiatisations des corps et des discours: l’acteur novarinien et ses doubles, Céline Hersant, in Études théâtrales N°60-61  

 Je découvre dans Bunkering, un monde hostile :

« Dans la pénombre, j’enjambe des corps et je découvre des visages qui ont pleuré.

Des larmes d’hiver.

Des murmures.

Des détritus.

Poubelles renversées.

Ruines. 

Éboulis. 

Chiens qui rasent les murs.

Et rats.

Égouts.

Reptiles. » 

… très proche de celui prédit par Alexis Fichet dans Rudimenteurs :

 » Notre monde est sale et désordonné, des couches d’objets abîmés ou décomposés saturent nos rues et nos espaces publics, pourrissent dans nos maisons jusque dans nos lits. »

Le GIEC affirme qu’il reste 3 ans pour éviter un réchauffement climatique supérieur à 1,5 degré et 20 ans pour ne pas avoir des effets irréversibles sur le climat.

Visiblement, rien n’a été fait dans ces deux mondes de la fin du XXI siècle. De nombreux pays, la Russie, la Suisse, Israël…contraignent leurs citoyens aisés à construire des abris anti-atomiques. On en compte déjà 400 en France, mais la demande a explosé avec la guerre en Ukraine. Aux U.S.A, c’est une vraie pratique culturelle, dans la Silicon Valley, un millionnaire sur deux possède un bunker. Le père de l’héroïne a fait fortune dans le numérique.
Mais depuis une dizaine d’années, c’est la peur des migrants climatiques ou d’émeutiers de la faim qui poussent les nantis à construire ces bunkers :

« Dans sa tête.

La peur.

Il rêve de ces hommes qui viennent vivre dans la forêt.

Ils viennent vivre dans sa forêt.

Ils viennent de loin, d’on ne sait où. »

L’héroïne a quitté «  l’école où l’on n’apprend pas à lire des manuels de survie. »

Ce très long soliloque m’a fait penser à une séance de psychanalyse d’adolescente boulimique :   « J’aime me goinfrer de sauces, n’importe quelle sauce, du moment qu’elle soit grasse et lourde. » Nous sommes loin du photographe gourmet de Frédéric Ciriez (Or comme ordure) qui déjeune « d’oeufs brouillés, d’un demi-homard à l’armoricaine, d’un demi-sancerre, d’une crêpe à la ricotta et à la rubarbe »
L’héroïne se décrit comme «  bizarre et malade », elle se défoule à la manière de beaucoup de jeunes américains en tirant :

« J’aime les armes à feu

J’ai appris à tirer très tôt.

Je peux tirer toute la journée. »

Bunkering nous apprend qu’on ne se sauve pas du déclin humain en s’enfermant dans une forteresse, on s’y détruit par désœuvrement : «  Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui à part baiser et bouffer ? »
La jeune femme s’interroge :

« Faut-il vraiment aimer ses parents ?

Est-ce que j’ai eu seulement une fois dans ma vie une famille ? »

Sa mère « l’a tellement fait chier avec les arbres, et le ciel et les cerises. »
Elle méprise aussi son père « un homme grotesque et dangereux »qui aimait poignarder les bêtes, « les égorger, entendre le bruit de la bête qu’on égorge ».

C’est un jouisseur sadique et pervers, sorte de Barbe Bleue du futur :

« Il beugle.

Il s’endort sur ce corps frêle et blême.

Il l’étouffe. » 

Que reste-t-il à l’héroïne pour continuer à vivre, à rêver ? Un univers minuscule de maquettes paternelles dans un grenier, un livre d’Oscar Wilde…Et quelques herbes folles dans un cimetière qui lui permettent, peut-être en un matin ensoleillé, de faire la paix avec ses morts.
Pour autant son monde demeure désespérant, alors…  « Quoi faire ? »

Le texte de Frédéric Vossier n’est pas le seul à prédire un monde hostile, angoissant. Sous des formes diverses, on retrouve ce thème chez Alexis Fichet (Rudimenteurs),
Gildas Milin ( F.A.M.), Alexandre Koutchevsky (Mourir bio), Roland Jean Fichet (On passe à autre chose.)

En guise de préambule, quelques commentaires à propos du travail opéré au sein de la communauté interprétative de la Bibliothèque des Futurs.
J’aime beaucoup ce « travail » ( je ne m’empêche pas de redire ce mot qui me fait penser inéluctablement au personnage de Philippe Dayan, l’analyste de la série « En thérapie » sur Arte) – « Dayan » en hébreu, cela veut dire « juge »-. J’interroge donc ma pratique de lecteur et d’enseignant. Ici, on m’invite inlassablement à passer par l’écriture pour lire, ce qui est paradoxal. Quand je travaille ici, je n’arrive plus à lire comme autrefois d’une traite, comme un indolent volatile.
Cela me force à formaliser de manière rigoureuse, mes ressentis, mes souvenirs, mes idées.
Péniblement, ce travail me nourrit.

Sur le texte de Frédéric Vossier, quelques petites remarques préliminaires.
Il s’est avéré complexe de couper le texte pour en choisir des passages. Une impression assez désagréable de le tronquer, de le dénaturer. Les idées du texte appellent très vite une suivante.
Très vite, phrases courtes asyndètes, rythme.
Asyndètes encore. Rythme…
Asyndètes !
A chaud.
Comme une impression d’avoir lu deux textes différents après le premier « Noir » de la page 11
Je vais devoir relire, tout à l’heure…
Je relis en diagonale, je ne suis pas bien plus avancé.
Qui est ce personnage ? Pourquoi ce bunker ? Ce titre ?
Qui est ce père ? Qui tue-t-il ? Que sont ces cadavres à la fin du texte ?

Mes notes à proprement parler.
Elles ne m’appartiennent plus dès lors qu’elles seront couchées sur le papier.
Lassives, ce sont des notes de petite vertu…

« J’ai peur de mourir.

La crise cardiaque qui tue.

Parce que je bouffe mal.

Je sais que je bouffe mal.

Trop de graisse.

Des sauces.

N’importe quelle sauce. »

Commentaire : Le Mal du siècle, entend-on souvent, comme s’il n’y en avait qu’un, ou comme si celui-ci, l’obésité pouvait l’emporter sur d’autres. Après tout, il est plus gros, il pèse, et puis il est tant occidental, tant hémisphèrenordcentré (il faudra m’inviter à trouver à un néologisme plus intelligent, mais cette intuition m’intéresse). Comme si ce Mal du siècle permettait de cacher d’autres bien plus importants tels que l’urgence climatique , la montée de la haine et des fascismes.

« On devrait pouvoir survivre, non ?

On devrait pouvoir éviter d’être infecté.

J’ai faim.

Putain que j’ai faim !

Quelle heure est-il ?

Je m’évade en lisant Oscar Wilde.

C’est quel siècle, Oscar Wilde ? » 

Commentaire : Pas certain, ni de la survie, ni de la non-infection. Ce texte résonne douloureusement en avril 2022, à quelques jours seulement d’un énième rapport du G.I.E.C, à quelques jours d’une élection présidentielle en France qu’on craint comme jamais, tandis que la guerre en Ukraine…
C’est le dix-neuvième siècle, Oscar Wilde. Mais que vient-il faire là ?

« Combien de fois maman m’a dit ça quand je regardais mes écrans les yeux dilatés.

Je m’en branle.

Maman m’a tellement fait chier avec les arbres et le ciel et les cerises. »

Commentaire : J’ai encore pensé à moi. En train de lire dans le noir ce texte devant mon écran, alors que ma femme m’a bien expliqué que cela était dangereux pour mes cornées, mais que voulez-vous chacun ses insomnies…
Et puis j’aime bien blasphémer contre les clichés romantiques quelque romantique que je sois en réalité, vraiment… . C’est pas si chiant en somme les cerises et les arbres, c’est important même…

« Nous ne faisons que geindre, nous plaindre de l’ennui et du manque d’amour et nous buvons.

Nous nous droguons.

Nous jouissons.

Nous aimons jouir.

C’est tellement évident, la jouissance. » 

Commentaire : C’est vrai. C’est évident ! Et tant pis, pour Descartes et Platon, tant pis pour le mythe de la caverne, la jouissance, c’est vrai évidemment. L’illusion, c’est chouette clairement.
Vive le déni, vive la fuite, vivent les autruches et les nuages, les merveilleux nuages qui passent.
………………………………………………………………………………..;;;!!!!! #####@@@@

LA machine s’enraye finalement, la caverne m’étouffe et tout à coup…
Tout à coup
Tout à coup
Tout à coup, comme Néo ou comme Alice avant lui, je me dis que la pilule bleue, ce n’était peut-être pas la panacée finalement,
Je me dis que le futur c’est maintenant
C’est maintenant
Comme l’héroïne, j’ai donc envie de sortir de mon bunker, réel ou métaphorique.
J’ai envie de sortir vraiment
D’en sortir

Nicolas Rotman avril 2022

Pastiche

Plus tard,
Les années d’après
– J’allais mourir à mon tour –
J’ai près de 94 ans maintenant, et c’est à cet âge que je partirai
Les années d’après
Je décidai de retourner voir le bunker, de revenir sur le chemin parcouru, aller sur mes traces, et faire le voyage pour annoncer
Et dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable
l’annoncer moi-même, en être l’unique messager.
….
Intermède musical

Cela pourrait être :
– « What a wonderful world » d’Armstrong mais Terry Gilliam a déjà eu l’idée dans L’armée des douze singes)
– Ou évidemment une chanson de Bowie, mais là encore, je n’invente rien.
– ou « Where is my mind » des Pixies, mais Fincher est passé par là
– Ce qui me fait penser finalement à Max Richter et son très beau thème « The departure ». Ce serait bien pour un happy end un peu amer, Max Richter.

Happy end un peu amer

L’humanité est sauvée
Elle n’est guère pas virevoltante, elle n’est pas ragaillardie, elle n’est pas fraîche en somme l’humanité
Mais elle est là sauvée
L’humanité
Retrouvée
Prête non pas à renaître
Elle ne s’est pas éteinte
Comme on le lui avait dit
Condamnée
Elle s’est révoltée
Il ne suffisait pas d’être nanti pour survivre
Avoir une navette spatiale ou un bunker anti-atomique
Et des boites de conserves
Il ne suffisait pas de partir sur une autre planète
Qui comme dans un film de Kerven et Delepine
N’avait plus qu’une barrette
D’énergie
Il suffisait d’un miracle
Et de quelques volontés
De quelques volontés
De quelques désirs
Et je meurs cette fois,
Je meurs comme un personnage de Lagarce
En le disant et le décidant
Mais je pars cette fois serein,
car ce dénouement ne peut pas être désabusé et triste
Les happy end, c’est comme les arbres et les cerises
C’est important.

Nicolas Rotman avril 2068

« Ils ne voient pas qu’ils vivent de dettes »

L’idée de la dette semble intéressante car elle positionne le personnage dans une histoire : il y a ce qu’elle doit et il y a ce dont elle hérite. La dette de vie est celle qui attache le personnage à ses parents, père et mère. Elle leur doit la vie. C’est à comprendre dans tous les sens du mot vie : sa vie en tant qu’elle existe et sa vie en tant que la vie qu’elle mène. Elle les estime responsables de sa vie et cela semble négatif : elle a une vie très sombre, qui n’est pas franchement satisfaisante ; peut-être aurait-elle préféré ne pas vivre ? Le thème de la dette traverse tout Bunkering : le rapport à l’argent venu de sa famille, le rapport aux arbres, à la cerisaie, hérité de sa mère. Cette fille de ses parents ne peut s’extraire ni de ce qu’elle leur doit, ni de ce dont elle hérite. 

De quoi hérite-t-elle ? D’une terre ravagée par « les banques, les dépôts, les bourses, les produits » ou l’on ne peut plus « se souvenir du temps où nous pouvions encore acheter des livres et citer des moments d’amour. » Empêtrée entre sa dette et l’héritage impossible, elle peine à trouver sa pulsion de vie.

« Je mange jusqu’à me sentir rassasiée.

 Au-delà. 

Je vais au-delà. »

La pulsion de vie pourrait-elle s’exprimer dans sa capacité à engouffrer des quantités incroyables de nourriture ? Là encore, le rapport au monde est vicié par l’héritage. Le personnage « Une femme » adopte les réflexes de ses parents en se bourrant de nourriture : elle consomme, elle se remplit, se vide, se remplit à nouveau. J’ai apprécié cet aspect du personnage sur deux plans. Un plan concret : elle se nourrit pour remplir le vide qui l’habite, elle se satisfait physiquement, elle est dans l’excès car elle ne parvient pas à trouver de sens à son existence. Un plan métaphorique : ce rapport à la nourriture me semble être une image des effets de la société capitaliste sur l’individu. Celui-ci cherche sans cesse la satisfaction immédiate, l’absence totale de frustration. C’est un des thèmes qui sous-tend l’oeuvre à mon avis : comment le capitalisme, qui ne s’est pas effondré dans cette œuvre, propose à l’homme de satisfaire tous ses désirs et donc de l’anéantir en tant qu’être désirant. Le personnage refuse donc à ce stade de la pièce, le vertige que cela lui causerait de ne pas satisfaire son envie de manger pour s’interroger sur ce qu’elle désire vraiment. Elle ne le sait pas mais s’en approche à la fin puisqu’elle commence à « chanter » et qu’elle « n’a pas faim ».

« Papa aimait les bêtes.

 Il aimait les poignarder.

 La nuit.

 Les égorger. »

À travers ce troisième extrait, on peut s’interroger sur l’héritage donné au personnage par son père. C’est un héritage en argent, en pouvoir, mais aussi un héritage encombré des morts : la mort des animaux, la mort d’une femme, l’interrogation sur la mort de la première épouse et du premier enfant. Je vois aussi à cet endroit une métaphore du patriarcat – le personnage du père est tellement plus important que celui de la mère – responsable de ce que le cinéaste Antoine Coppola, appelle aujourd’hui « nécro-capitalisme », décrivant un capitalisme prédateur des êtres humains et de la nature. « Une femme » passe son temps à s’entraîner au stand de tir : elle reproduit le geste de son père mais dans le vide, sans objectif sans sens. 
J’aime l’idée que cette pièce montre « une femme » en train de se débattre avec ce que la société patriarcale a construit. « Une femme »  qui n’est pas encore le « héros » d’un récit construit et d’une action nécessaire. Les récits qui nous construisent montrent des hommes forts – Achille était le meilleur de tous les Grecs – , des héros. « Une femme » est encore en train de chercher quelle voie prendre pour combattre ce dont elle a hérité malgré elle et ce dont elle fait partie malgré elle. Dans Bunkering, elle n’est pas encore « le héros » de l’histoire mais elle cherche comment le devenir.

Frédéric Vossier

Frédéric Vossier, docteur en philosophie, est conseiller artistique au Théâtre National de Strasbourg depuis 2015. Il dirige la revue Parages, consacrée aux écritures contemporaines. Ses textes sont publiés aux Solitaires Intempestifs, Théâtre Ouvert, Espaces 34, Quartett. Ils ont été créés entre autres par Sébastien Derrey, Cyril Teste, Jacques Vincey. Tommy Milliot remporte le Prix Impatience 2016 avec Lotissement. Madeleine Louarn créé Ludwig, un roi sur la lune au Festival d’Avignon 2016, Maëlle Dequiedt, au Théâtre de la Cité internationale, Pupilla (2019), et Anne Théron, au Théâtre National de Strasbourg, Condor (2021). Pascal Kirsch va créer en février 2023 à la Comédie de Reims Grand Palais, un texte coécrit avec Julien Gaillard (à paraître aux Solitaires Intempestifs en 2023). 

« Après une vingtaine d’années d’écriture en solitaire, jalonnée d’expériences scéniques  décisives et fructueuses, et l’expérience institutionnelle du TNS où j’ai pu animer des projets qui mettaient en mouvement les auteurs vivants, la découverte de l’univers dramaturgique et poétique de Julien Gaillard m’a conforté dans l’idée de déplacer l’écriture dramatique dans la dynamique d’un dialogue. D’oser s’exposer à l’autre dans un partage et une confrontation ; déplacer l’axe dramaturgique dans le geste d’une mêlée d’écritures. Avec Julien Gaillard, nous avons écrit Grand Palais en 2018, puis récemment, Tenir Tête. Nous entamons un nouveau projet, plus ambitieux. Claudine Galea, écrivaine rompue à l’écriture de soi au théâtre, m’a proposé également un projet commun où il est question d’interroger l’épreuve d’un film vu à l’adolescence et d’examiner ce qu’il en reste, aujourd’hui : nous travaillons sur Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci (1972). Ici, la dramaturgie est insufflée par deux façons contradictoires d’écrire : l’une, partant de soi, du réel, de l’expérience vécue, l’autre tenue par les pouvoirs de la fiction. Ce tournant, dans mon parcours d’écriture, a été possible à partir de cette expérience du TNS qui était le lieu d’une plaque tournante des auteurs vivants. Lieu de rencontres, d’échanges, de réflexions partagées.

Liens externes

Théâtre Contenporain . net
Les Solitaires Intempestifs
France Culture