Nicolas Rotman

3 mots
Mélancolique – Punk – Contemplation

3/4 œuvres
Le Misanthrope de Molière
Les rêveries du promeneur solitaire (J’ai dû mal à lire Jean-Jacques, mais le titre… le titre !)
Le retour à la terre de Manu Larcenet
Fin de partie de Samuel Beckett

3 phrases
« Oui ma bile s’échauffe à toutes ses fadaises. » Molière
« Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
qui vit dans la mer sans savoir la mer
Et s’il y a tant de misère sur terre
c’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère. » Nâzim Hikmet
« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » Beckett

Interprétations

Bunkering

En guise de préambule, quelques commentaires à propos du travail opéré au sein de la communauté interprétative de la Bibliothèque des Futurs.
J’aime beaucoup ce « travail » ( je ne m’empêche pas de redire ce mot qui me fait penser inéluctablement au personnage de Philippe Dayan, l’analyste de la série « En thérapie » sur Arte) – « Dayan » en hébreu, cela veut dire « juge »-. J’interroge donc ma pratique de lecteur et d’enseignant. Ici, on m’invite inlassablement à passer par l’écriture pour lire, ce qui est paradoxal. Quand je travaille ici, je n’arrive plus à lire comme autrefois d’une traite, comme un indolent volatile.
Cela me force à formaliser de manière rigoureuse, mes ressentis, mes souvenirs, mes idées.
Péniblement, ce travail me nourrit.

Sur le texte de Frédéric Vossier, quelques petites remarques préliminaires.
Il s’est avéré complexe de couper le texte pour en choisir des passages. Une impression assez désagréable de le tronquer, de le dénaturer. Les idées du texte appellent très vite une suivante.
Très vite, phrases courtes asyndètes, rythme.
Asyndètes encore. Rythme…
Asyndètes !
A chaud.
Comme une impression d’avoir lu deux textes différents après le premier « Noir » de la page 11
Je vais devoir relire, tout à l’heure…
Je relis en diagonale, je ne suis pas bien plus avancé.
Qui est ce personnage ? Pourquoi ce bunker ? Ce titre ?
Qui est ce père ? Qui tue-t-il ? Que sont ces cadavres à la fin du texte ?

Mes notes à proprement parler.
Elles ne m’appartiennent plus dès lors qu’elles seront couchées sur le papier.
Lassives, ce sont des notes de petite vertu…

« J’ai peur de mourir.

La crise cardiaque qui tue.

Parce que je bouffe mal.

Je sais que je bouffe mal.

Trop de graisse.

Des sauces.

N’importe quelle sauce. »

Commentaire : Le Mal du siècle, entend-on souvent, comme s’il n’y en avait qu’un, ou comme si celui-ci, l’obésité pouvait l’emporter sur d’autres. Après tout, il est plus gros, il pèse, et puis il est tant occidental, tant hémisphèrenordcentré (il faudra m’inviter à trouver à un néologisme plus intelligent, mais cette intuition m’intéresse). Comme si ce Mal du siècle permettait de cacher d’autres bien plus importants tels que l’urgence climatique , la montée de la haine et des fascismes.

« On devrait pouvoir survivre, non ?

On devrait pouvoir éviter d’être infecté.

J’ai faim.

Putain que j’ai faim !

Quelle heure est-il ?

Je m’évade en lisant Oscar Wilde.

C’est quel siècle, Oscar Wilde ? » 

Commentaire : Pas certain, ni de la survie, ni de la non-infection. Ce texte résonne douloureusement en avril 2022, à quelques jours seulement d’un énième rapport du G.I.E.C, à quelques jours d’une élection présidentielle en France qu’on craint comme jamais, tandis que la guerre en Ukraine…
C’est le dix-neuvième siècle, Oscar Wilde. Mais que vient-il faire là ?

« Combien de fois maman m’a dit ça quand je regardais mes écrans les yeux dilatés.

Je m’en branle.

Maman m’a tellement fait chier avec les arbres et le ciel et les cerises. »

Commentaire : J’ai encore pensé à moi. En train de lire dans le noir ce texte devant mon écran, alors que ma femme m’a bien expliqué que cela était dangereux pour mes cornées, mais que voulez-vous chacun ses insomnies…
Et puis j’aime bien blasphémer contre les clichés romantiques quelque romantique que je sois en réalité, vraiment… . C’est pas si chiant en somme les cerises et les arbres, c’est important même…

« Nous ne faisons que geindre, nous plaindre de l’ennui et du manque d’amour et nous buvons.

Nous nous droguons.

Nous jouissons.

Nous aimons jouir.

C’est tellement évident, la jouissance. » 

Commentaire : C’est vrai. C’est évident ! Et tant pis, pour Descartes et Platon, tant pis pour le mythe de la caverne, la jouissance, c’est vrai évidemment. L’illusion, c’est chouette clairement.
Vive le déni, vive la fuite, vivent les autruches et les nuages, les merveilleux nuages qui passent.
………………………………………………………………………………..;;;!!!!! #####@@@@

LA machine s’enraye finalement, la caverne m’étouffe et tout à coup…
Tout à coup
Tout à coup
Tout à coup, comme Néo ou comme Alice avant lui, je me dis que la pilule bleue, ce n’était peut-être pas la panacée finalement,
Je me dis que le futur c’est maintenant
C’est maintenant
Comme l’héroïne, j’ai donc envie de sortir de mon bunker, réel ou métaphorique.
J’ai envie de sortir vraiment
D’en sortir

Nicolas Rotman avril 2022

Pastiche

Plus tard,
Les années d’après
– J’allais mourir à mon tour –
J’ai près de 94 ans maintenant, et c’est à cet âge que je partirai
Les années d’après
Je décidai de retourner voir le bunker, de revenir sur le chemin parcouru, aller sur mes traces, et faire le voyage pour annoncer
Et dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable
l’annoncer moi-même, en être l’unique messager.
….
Intermède musical

Cela pourrait être :
– « What a wonderful world » d’Armstrong mais Terry Gilliam a déjà eu l’idée dans L’armée des douze singes)
– Ou évidemment une chanson de Bowie, mais là encore, je n’invente rien.
– ou « Where is my mind » des Pixies, mais Fincher est passé par là
– Ce qui me fait penser finalement à Max Richter et son très beau thème « The departure ». Ce serait bien pour un happy end un peu amer, Max Richter.

Happy end un peu amer

L’humanité est sauvée
Elle n’est guère pas virevoltante, elle n’est pas ragaillardie, elle n’est pas fraîche en somme l’humanité
Mais elle est là sauvée
L’humanité
Retrouvée
Prête non pas à renaître
Elle ne s’est pas éteinte
Comme on le lui avait dit
Condamnée
Elle s’est révoltée
Il ne suffisait pas d’être nanti pour survivre
Avoir une navette spatiale ou un bunker anti-atomique
Et des boites de conserves
Il ne suffisait pas de partir sur une autre planète
Qui comme dans un film de Kerven et Delepine
N’avait plus qu’une barrette
D’énergie
Il suffisait d’un miracle
Et de quelques volontés
De quelques volontés
De quelques désirs
Et je meurs cette fois,
Je meurs comme un personnage de Lagarce
En le disant et le décidant
Mais je pars cette fois serein,
car ce dénouement ne peut pas être désabusé et triste
Les happy end, c’est comme les arbres et les cerises
C’est important.

Nicolas Rotman avril 2068

Le musée vide

Mise en boîte

Nouvelle très courte (texte sans doute le plus court de la BDF reçu à ce jour), très bien écrite. La fin m’a paru assez obscure lors de la première lecture.

Après un texte sur la conservation des livres – Manger la bibliothèque de Cyrille Martinez – voici un texte sur la conservation de la peinture.

Les tableaux sont mis en boite. L’auteur utilise l’expression « mettre en caisse » :
« La mise en caisse de la dernière œuvre du musée d’Orsay va maintenant avoir lieu ! »
C’est la première mise en boîte.

Nous sommes en présence de deux narrateurs : la conservatrice du musée d’Orsay dans la première partie et Nico, le receleur dans la deuxième. C’est lui qui opère la deuxième mise en boîte puisque les caisses sont entreposées dans un bunker. Il vit d’ailleurs dedans, à sa demande. Encore un personnage dans un bunker comme dans Bunkering de Frédéric Vossier. Le monde est-il en guerre ? :
« Mettre le nez dehors, ça nous dit de moins en moins. Bientôt au milieu du chaos, on s’éternisera, eux et moi, dans nos caisses anti-tout. »

Dans la dernière partie, Lise Kevennic décrit une expérience immersive – on pense aussi à La réserve des choses de Claire Bechec – : le visiteur du musée entre dans le tableau.

« Plus tard, le visiteur baisse la tête pour traverser à nouveau le cadre doré. »
C’est la troisième mise en boîte.

En choisissant de mettre en valeur le peintre Courbet, peintre sulfureux – les deux tableaux évoqués dans la nouvelle ont été des immenses scandales – Lise Kervennic nous invite à une réflexion sur l’art réaliste, sur l’importance de dire le monde tel qu’il est. « Le monde devient laid car on ne le regarde plus. Je dois être nostalgique ».

Qu’est-ce-que le beau ? Qu’est-ce-que le laid ? N’oublions pas que Courbet est un contemporain de Baudelaire – « Le beau est toujours bizarre » – et de Gautier – « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. »
On ne regarde plus les œuvres. On regarde les visiteurs du Musée, leur ivresse, leur noyade. Dans le bunker, les caisses ne sont jamais ouvertes et dans le musée d’Orsay reconverti en lieu d’immersion sensible, sensuel, érotique, le regard devient pulsion scopique :
« Dans son sommeil elle bouge, et en bougeant elle écarte les cuisses. Le visiteur ose enfin regarder cet endroit qu’il connaît bien. »

Mais qui est Constance ?
J’ai vérifié. Il s’agirait de Constance Quéniaux. Certains pensent que c’est le modèle de L’origine du monde.
Habillée, la voilà :

Rosa Rosa Rosa Lind

Comme un bonbon anglais

« Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith » écrit Ionesco dans La Cantatrice chauve. Je ne sais pas pas si l’eau est anglaise, mais j’ai trouvé que l’écriture de Marie Stenton l’était.

Marie Stenton, c’est une normalienne et une autrice bilingue qui justement a écrit un mémoire sur le polylinguisme au théâtre : « Ce que parler veut dire : pratiques et usages de la langue maternelle et de la langue étrangère sur la scène contemporaine ». C’est aussi une dramaturge qui a été formée au T.N.S.

Sa nouvelle « Rosa Rosa Lind », je l’ai lue vite et avec plaisir. Quelques pages avant la fin, j’écris sur mon ordinateur :

« les hurlements
des notes aigües
ne réveillent pas Rosalind elle dort enfin
(il n’y a plus un petit garçon vivant dans tout le quartier). » p.18

Dénouement prévisible ? La mamie va tuer les enfants !
Puis dans les dernières pages, j’écris : chute astucieuse finalement. L’ironie est plaisante, gourmande même. La nouvelle est réussie. Je l’aime beaucoup. Je continue ensuite et comme d’habitude, les idées viennent en écrivant : Thématique ultra-moderne que l’on retrouve également chez Dennis Kelly dans Occupe-toi de bébé1 ou dans la série Utopia2 notamment.
Voir l’extrait sur le net : https://www.youtube.com/watch?v=ELTlum9r9oM « Rien ne demande autant de carbone qu’un nouvel être humain et pourtant vous en avez créé un. (…) Sa naissance était égoïste, c’était brutal. »
Une différence pourtant subsiste avec Kelly. La question de l’enfance n’est plus ici une question écologique mais une question martiale. L’enfant n’est plus l’innocence, l’enfant n’est plus la beauté, la bonté ; il est la colère, la guerre, la mort.
Se pose dès lors la question du monstre. Qui est monstrueux dans cette nouvelle ? Cette mamie gâteau qui tend un piège diabolique, ou ces enfants qui semblent être une menace perpétuelle ?

« Rosalind est allée voir son petit-fils chanter à l’église, c’est un enfant
de chœur plein de colère et de haine, il chante, petit dans son uniforme,
sa bouche ouverte d’ange, ses yeux d’assassin, les mains rejointes pour
ne pas montrer qu’elles ont lancé des pierres » p.7

Le nom du personnage Rosalind Salive (Silve dans la dernière version, mais les enfants l’appellent Salive ) est en outre assez savoureux et rappelle sans doute des personnages de sorcières des contes. Il me paraît évident aussi que Stenton se souvient très bien des nouvelles de Roald Dahl : Sacrées sorcières3, Kiss Kiss4 etc. Le nom de famille « Salive » évoque évidemment la faim, les personnages d’ogre, d’Hansel et Gretel, mais paradoxalement il évoque aussi les fleurs : la rose notamment et par association d’idées le jardin d’Eden, le paradis.

« Le jardin entier a bien monté. « Paradis », murmure Rosalind. Le mot vient du persan. Veut dire « jardin fermé ». Verger entouré de murs. Le jardin muré, le paradis. » p. 2

Quant à notre problématique du futur, la leçon de la nouvelle paraît assez claire, c’est-à-dire pessimiste et provocatrice. L’enfant en effet n’est plus ici un message d’espoir, un inventeur d’avenir. Pensons aux clichés : il faut construire le futur de nos enfants, les enfants sont le monde demain etc.… Non, en inventant l’avenir, en décidant d’inventer de l’avenir, ils se tuent au présent, et créent le monde de demain auquel on ne s’attendait pas. D’ailleurs, je ne l’avais pas remarqué tout de suite, mais il y a un partitif. Les enfants n’inventent pas l’avenir, mais de l’avenir, une partie de l’avenir, encore plus incertain donc. Ce n’est pas tout à fait la même chose. C’est plus flou, plus angoissant…

« Il fallait que ce soit les enfants seulement
les enfants qui décident
inventent
de l’avenir. » p.15

Pourtant en relisant la fin, on s’aperçoit que le dénouement est peut-être plus ambigu qu’il n’y paraît.

« 12 enfants morts en s’entretuant avec des armes laissées à leur
disposition, chargées, entassées dans un coffre qui ne devait contenir
que des jouets. Les enfants auraient pris les armes pour des jouets.

Vous vous direz peut-être que Rosalind a eu pour dernier acte de
beaucoup augmenter la douleur du monde. Oui, les murs vont trembler
des cris de mères. La terre du cimetière devra être retournée en douze
petits tas. Mais arithmétiquement, toutes données comprises, Rosalind
a peut-être diminué la douleur du monde ? S’ils se tuent aujourd’hui
ils ne tueront pas demain ? peut-être c’est le pari » p.21

Effectivement, il n’y a pas de point final. On relève également la modalité interrogative, le modalisateur « peut-être » répété deux fois, et la présence d’une subordonnée hypothétique « S’ils se tuent aujourd’hui ». On a donc l’impression que l’acte du personnage éponyme, si excessif qu’il soit, n’est peut-être pas aussi assumé qu’il n’y paraît.

Il est probable ( en grammaire on parle ici de potentiel ) , que le crime de Rosa ait empêché de futures atrocités, mais l’on ne peut pas en être complètement persuadé.

D’ailleurs, on remarque que cette avant-dernière phrase est écrite au présent : « S’ils se tuent aujourd’hui ils ne tueront pas demain ? »

En d’autres termes, on ne sait pas vraiment de qui sont ces propos, le narrateur ? Etonnamment, la narration est à la première personne du singulier :

« Rosalind s’est recouchée dans son lit
je vous l’ai déjà dit ? » p.15

Ou est-ce Rosa elle-même qui assassine ces enfants avec une petite pointe d’incertitude ?
La mamie joue donc, mais on n’est pas au PMU ici. Ce n’est même pas un pari pascalien.
L’existence de Dieu, c’est intellectuellement amusant, mais la vie de gamins ?
Et puis, les enfants voulaient-ils jouer avant tout ?

« Les enfants auraient pris les armes pour des jouets. » p.21

Et s’ils s’étaient entretués sciemment en sachant que ce qu’il y avait dans le coffre était des vraies armes ? Pour inventer un bout d’avenir où ils ne seraient plus…

Ce conditionnel décidément « les enfant auraient pris les armes pour des jouets », on l’adore. Il est polysémique, délicieux, sucré, sweet, comme un bonbon anglais.


1 : Occupe-toi du bébé – Dennis Kelly – Editions de l’Arche 2010
2 : Utopia est une série télévisée britannique créée et écrite par Dennis Kelly 2013 – 2014
3 : Sacrées sorcières – Roald Dahl – Parution 1983 – Gallimard 1984
4 : Kiss Kiss – Roald Dahl – Parution 1960 – Gallimard 1962

F.A.M.

Notes de lecture un peu punk

 « Je suis la peste, le choléra, la grippe aviaire et la bombe A. Je suis la merde dans tes yeux, petites salope radioactive, mon coeur ne comprend que le vice. Transuraniens, humains poubelles, contaminant universel. »

Ca commençait comme une poésie qu’on lit à l’école, ce ton appliqué du slam. 

Voilà ce que fait dire Virginie Despentes à Valentine avant qu’elle ne la fasse exploser dans son roman Apocalypse bébé. Et des explosions dans FAM de Gildas Milin, il y en a un peu, beaucoup, un certain nombre en réalité… 

Tout cela n’est guère surprenant finalement. Despentes est né en 1969 et Milin en 1968. Ils appartiennent tous deux à la génération X, c’est-à-dire la génération qui suit celle des baby boomers, et tous deux ont été baignés par le même type de musique la new wave, le rock alternatif et surtout le punk. 

En lisant Fam de Gildas Milin, l’on pense donc à tout cela donc. Peut-être parce qu’on n’appartient aussi à cette génération désenchantée, celle de la crise pétrolière, celle du SIDA, celle des doutes, celle de la déconstruction et celle du destroy… 

Dès le titre, ou le sous-titre « C Y B O R G A M E (Cyborg game Cyborg âme) », l’allusion au mouvement punk ou plus exactement au cyberpunk nous paraît évidente. Alors de quoi parle-t-on finalement ? 

Le mouvement punk est un mouvement culturel qui naît au Royaume-Uni dans les années 70 en réaction à la mode hippie. Il connaîtra son heure de gloire dans la période 1976-1980 avec des groupes tels que les Clash, les Sex Pistols ou encore le Buzzcoks. Le punk se caractérise notamment pour son rejet du système, et son penchant pour la provocation.

Figure 1: Les Sex Pistols en 1977

Le Cyberpunk quant à lui est un genre de science fiction associé à la dystopie. Pour Bruce Sterling, « le courant cyberpunk provient d’un univers où le dingue d’informatique et le rocker se rejoignent, d’un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent. » (Source Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyberpunk)

Figure 2: Le jeu vidéo Cyberpunk 2077 de CD Project Red.

Quels sont donc les grands thèmes punk que l’on retrouve dans F.A.M?
On peut, me semble-t-il, distinguer ceux-ci:
– le destroy
– le refus du système
– No future
– Et la musique dans tout cela?

Destroy

FAM est une pièce assez complexe, assez obscure, déstructurée en apparence, « détruite », tant par son style, son écriture (même visuellement), que par son histoire. On résumera cependant l’intrigue ainsi.
Un personnage de roman est pourchassé par un inquiétant personnage le Colonel et ses troupes. Il y a de nombreux combats, 33 précisément. Le personnage de roman est héroïque mais elle souffre beaucoup, perd du sang, souffre encore, mais 
« Le personnage de roman continue de parler 
N’abandonne pas le langage. » p.6
Puis elle se narcissise et « se re-narcisise et se retrouve» p.8
Elle explose ensuite ( seixième combat) et encore ( dix-septième combat), elle mute ensuite ( vingt-quatrième combat), les blessures du personnage deviennent alors des bombes à leur tour ( vingt-septième combat) 

«Le Personnage de Roman continue de muter. 
Certaines de ses blessures se sont mises à enfler. 
Elles boursoufflent, deviennent énormes, hors de proportions. 
Ces sortes d’excroissances, le Personnages de Roman les arrache de son corps, les lance contre ses ennemis. 
Ces projections se transforment en véritables bombes qui explosent.» p.18

Elle meurt alors, pour renaître à la toute fin de la pièce. 
Bref, on l’aura compris. Il y a de l’action dans cette pièce, de la castagne, de la destruction, de la rage, de la colère. C’est une pièce qui met des coups de tête, des coups de poings, des coups de docks, c’est une pièce qui cogne, qui frappe, qui hurle, qui hurle, qui hurle (on y reviendra). 

Voilà pourquoi je hurle : pas de retour à la totalité !
VOILÀ POURQUOI JE HURLE ! 
Pas de retour !
Voilà pourquoi je hurle ! 
Voilà pourquoi je hurle ! 
Voilà pourquoi je hurle ! 
(…)
Voilà pourquoi je hurle ! 

V O I L À  P O U R Q U O I  J E  H U R L E ! p.21

Le refus du système

 Le personnage de roman dans FAM correspond assez bien finalement à tout cela. Elle n’a pas de genre ( ni sexuel, – c’est un personnage, mais on dit elle -, ni de  « genre génétique » puisque c’est un personnage de roman perdu dans un texte de théâtre -), elle est un « U N  D O N  Q U I C H O T T E  F É M I N I N  H Y B R I D E  M U T A N T ».
Elle n’a pas de nom, elle n’a même pas de mort, puisqu’elle ne cesse de mourir, de se détruire voire de s’auto-détruire,   pour renaître enfin….

Elle meurt. 
Définitivement. 
Puis. 
Instantanément. 
Elle se relève. p.21

En somme, elle ne correspond à aucune norme, aucun attendu. Elle n’a pas de place dans la société qu’elle dénonce avec une  grande force, et une très grande violence, de la même manière que les Sex Pistols chantaient « No future , no future for you ».(« God save the queen » Sex Pistols 1977) 

God Save The Queen – Sex Pistols – 1977

J’annonce la fin de la domination masculine raciste capitaliste ! J’annonce la fin de l’idée d’un progrès issu de l’appropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture ! J’annonce ! Putain ! J’annonce enfin ! J’annonce la fin de la tradition de la reproduction de soi par le seul regard des autres ! p.12

C’est donc sans doute pour cette raison que le Colonel poursuit inlassablement le personnage de roman. Elle n’a pas sa place. Elle dérange, elle est à la marge, elle est d’un autre monde, d’un autre temps.

No future

FAM effectivement se joue dans un univers futuriste, dystopique inspiré par les jeux vidéos et la science fiction. Et c’est le paradoxe de ce style d’oeuvre, le thème du futur permet de douter de son véritable rapport à soi-même, de son présent, de sa véritable temporalité… Pas étonnant dès lors que le personnage de roman soit plus une machine qu’un véritable humain. James Cameron, les Wachowski, Philippe K. Dick, Huxley et Orwell sont déjà passés par là…

Le corps du Personnage de Roman prend l’aspect d’une machine organique, sorte de pieuvre échevelée, qui se génère elle-même suivant semble-t-il une loterie aléatoire, tel un chaos.
La peau d’origine du Personnage de Roman qui émerge sous sa peau cybernétique qui ne cesse de mourir, verdit, noircissant par plaques.
p.15


Matrix – 1999 – Lana et Lilly Watchovsky

Et la musique dans tout cela?

C’est un peu difficile de décrire la musique punk, ou le punk rock surtout quand n’est pas musicien. On peut tout même penser d’emblée à des guitares saturées, à du larsen, à un son un peu sale, un peu provocateur, à des batteries lourdes (Rappelons-nous par exemple de l’introduction de « London calling » des Clash.
Quand on lit FAM de G. Milin, on a un peu de tout cela, je crois.
Une mise en page et une typographie qui ne respectent aucun code, des phrases qui n’en finissent parfois pas, d’autres qui s’arrêtent brutalement, des accords qui se répètent invariablement, du bruit, de la mort, de la vie, du punk quoi !

Tetraktys

A bras le corps

« Dans cette langue, le masculin fait le neutre. On n’a pas besoin d’y ajouter de points au milieu des mots, ou des tirets ou des choses pour la rendre visible. »
E. Macron octobre 2023 (1)

« La solution finale est bien évidemment de supprimer le genre ( en tant que catégorie de sexe) de la langue, une fois pour toutes, décision qui demande un consensus et qui demande forcément un changement de forme. Ce type de changement de forme n’est pas à la portée d’un écrivain particulier et n’est pas de l’ordre du néologisme simple. C’est une transformation qui changera la langue et ses catégories philosophiques. Pratiquement, elle aurait un impact encore plus grand que le fait  de cesser de répertorier les êtres humains par sexe dans le statut civil et elle toucherait à toutes les dimensions de l’expression humaine (littéraire, politique, philosophique,
scientifique.)». Monique Wittig (2) 

Il y a bien une chose qui rassemble paradoxalement Emmanuel Macron et Monique Wittig, c’est l’affirmation tacite que cette question grammaticale du genre est une question éminemment politique. Et cette question (que je pensais inepte, sans intérêt autrefois… j’ai beaucoup évolué : voir note 3) déchire la société française depuis près de quarante ans (4). Il n’y a qu’à regarder un peu comment réagissent  hystériquement la presse et les politiques de droite et d’extrême droite à ce propos. Comme l’écrit Despentes dans sa tribune dans Libération au printemps 2020, on cherche encore une fois à « confisquer la narration (5) », à faire taire, à tuer en réalité.
L’affaire Depardieu ne dit pas autre chose. Il ne faut pas toucher au masculin, il ne faut pas faire de « chasse à l’homme. »(6).

Pourtant Marie Dilasser affirme à la page 15 de Tetraktys « Parce que c’est à iel seul.e de décider. » ; comme si revenait à l’individu, et à l’individu seul la responsabilité de s’appeler comme il l’entend. Car nommer, c’est reconnaître. Ne pas nommer ce qui est, ou refuser de nommer, c’est de facto enfermer l’autre dans un corps, dans une identité qui ne lui sont pas propres. C’est non seulement invisibiliser ceux (je n’arrive pas encore à écrire celleux) qui gênent, mais également les faire disparaître.
Pas étonnant dès lors de voir qu’un des personnages de la pièce s’appelle Fomme : 
« Fomme
Je ne suis pas figée moi, pas fixée ni clouée, j’ai enlevé tous les clous, et peut-être même qu’un jour je changerai de sexe, avoir le vagin de la canarde et le double pénis du serpent, la spermathèque de la mouche et le clitoris de la crocodile et pour finir j’enlèverai tout, et je n’aurais plus aucun sexe, comme les oiseaux et des plumes me pousseront dans le cul ! »
Pas étonnant non plus de voir que le très beau et très spectaculaire pronom iel (7) est répété à de très nombreuses reprises dans la pièce :
« Iel aime son quotidien rythmé paisible heureux / il y a ici de très beaux chemins / de très belles rigoles / iel connaît par cœur toutes leurs faunes et flores / contrairement à ce que tu peux penser / iel est très curieuse / iel est mondologue / iel étudie les mondes et en invente d’autres / tu verrais ses mondes, je suis sûre que tu y serais bien. »
Ou encore :
« Iels sont là / iels tournent et virent sans se bousculer. »En somme, cette question de la nomination de la reconnaissance me paraît particulièrement complexe, insoluble sans doute. Et évidemment les leçons de morale, les excès quels qu’ils soient, semblent à proscrire. Cependant le texte de Marie Dilasser a le mérite de manière poétique et sensuelle de ne pas éluder la question, de la prendre, si j’ose dire, à bras le corps.
Dis-moi comment tu parles, comment tu te nommes, je te dirai qui tu es. 


1- On peut trouver l’intégralité de ce discours prononcé le 30 octobre 2023 à Villers-Cotterêt  à l’occasion de l’inauguration de la cité internationale de la langue française sur le site de l’Elysée. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/10/30/inauguration-de-la-cite-internationale-de-la-langue-francaise-a-villers-cotterets 
2- Monique Wittig et Sam Bourcier (coordinateur) (préf. Sam Bourcier), La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018
3- Par rapport  à la question de l’écriture inclusive et du genre grammatical, il y a dix ans je pensais que ce n’était qu’une question de langue. Et je trouvais des mots comme « auteure » par exemple laids (J’adore le mot autrice en revanche). J’ai encore un peu de mal avec certains mots : metteuse en scène par exemple, et je ne pense pas encore pouvoir me résoudre à mettre des . et des e. Je préfère à la rigueur écrire le mot deux fois, au féminin et au masculin. Mais ce n’est pas complètement satisfaisant non plus. Les personnes non binaires en effet « ne s’identifient ni strictement homme, ni strictement femme, mais entre les deux, un mélange des deux, ou aucun des deux »
( Wikipédia). Comment les appeler donc ? C’est là que l’invention de pronoms tels que le pronom  iel  prend tout son sens. Encore une fois, Monique Wittig rappelle dans l’article évoqué plus haut que les pronoms sont des « machines de guerre qui mettent en place le genre » et qu’on « appelle d’ailleurs des « personnes grammaticales », formule qui résume bien leur ambigüité. » C’est là donc où j’ai beaucoup évolué  – je pense que c’est plus simple pour mes enfants – cette question du genre n’est pas qu’une question langagière, c’est une question ontologique et donc une question politique. Désigner, appeler correctement un individu – les fameux mots étiquettes de Bergson – , c’est le respecter, c’est en faire un individu libre.
4-https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-ecriture-inclusive-un-debat-tres-politique-9192371
5-https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212/
6-https://www.liberation.fr/politique/emmanuel-macron-denonce-une-chasse-a-lhomme-contre-gerard-depardieu-20231220_4NIXVLMDFVF2RMSOURWOZG3PPY/ https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/12/21/affaire-depardieu-les-propos-d-emmanuel-macron-sur-l-acteur-qui-rend-fiere-la-france-font-reagir-politiques-et-associatifs_6207142_823448.html 
7-https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/11/17/le-robert-confirme-l-ajout-du-pronom-iel-dans-son-edition-en-ligne_6102440_3224.html
https://www.liberation.fr/checknews/pronom-iel-lacademie-francaise-a-t-elle-autorite-sur-la-langue-francaise-20211119_GCUE4D5AWVBWTIHWJRE3ZRT2BA/