3 mots
le vivant – Les chemins – La paix des justes
3 œuvres
La Cerisaie, Anton Tchekhov
Poèmes bleus, Georges Perros
Le Marin de Gibraltar, Marguerite Duras
3 phrases
Bonheur enfantin : longtemps j’ai cru que l’esprit d’escalier désignait un formidable élan ascensionnel.
« Au commencement était le Verbe, pourquoi cela, papa ? » (scène finale du film Le Sacrifice, Andreï Tarkovski )
Je suis le caillou dans ma chaussure.
Interprétations
D’un pays sans fin
Il n’est pas certain que les textes réunis sous le titre D’un pays sans fin composent ce triptyque que je me plais à imaginer, ni que le tableau de Matisse – La Danse – en soit la figure centrale irradiante, avec ses trois couleurs primaires le bleu, le vert et le rouge : « le chapeau jaune » et « la bouche rouge vif » de la femme dans le poème Une fin heureuse, et « le bleu et le vert de l’hiver. Ils sont la même couleur » dans le poème Une lettre d’Amérique. La couleur est crue, énergique – « la joie, pas le joli » – et entière comme la sensation d’éternité que provoque parfois une persistance rétinienne :
« A trop regarder le soleil
On se fait une idée fixe
De sa rondeur de sa rougeur.
Le regard ensuite reporté
Sur la terre et sur la mer
promène de lieu en lieu un trou
Où tombent les couleurs. » Paol Keineg, Boudica, Taliesin et autres poèmes.
« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil. » Rimbaud, Une Saison en enfer.
L’éternité ? D’un pays sans fin serait un poème-danse, si je reprends l’analogie de Valéry, en opposition à cette autre analogie entre prose (au sens de langue de communication) et marche. Pas l’éternité qu’on pense avoir perdue parce qu’on ne parvient pas à la concevoir autrement que linéaire : « Plus une conversation sans que la fin du monde ne soit pour demain ». Plutôt celle qu’imprime le mouvement, une sorte de retour du même avec variations sur « la page, le mur, le blanc ». Je pense au « jour de vie » dans La réserve des choses de Claire Béchec, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre et aussi à la mutation du texte en « psalmodie » dans On passe à autre chose de Roland Fichet.
Chez Paol Keineg, le déplacement du motif d’un recueil à l’autre m’émeut toujours parce qu’il dit, malgré tout, la permanence des choses nommées :
« Le bleu et le vert goutte à goutte
l’annonce de l’hiver dans les trous d’eau
dans la forêt aux coqs rouges
les amants retiennent de leurs jonchées
l’empreinte des fougères » (opus cité)
J’entends un glissement homophonique entre le titre du premier recueil en 1967,
Le poème du pays qui a faim, et celui-ci, en 2023, D’un pays sans fin. La trajectoire poétique ne recouvre jamais exactement l’existence, elle en « réfléchit la vérité » selon Bernardin de Saint-Pierre cité en exergue. Et encore, il faut compter avec les pas de côté et les pichenettes à « ceux qui attendent des poètes qu’ils expriment des pensées sublimes » Scènes de la vie cachée en Amérique.
Le poème-danse serait, au moins pour le lecteur :
« la libre circulation du temps par l’agitation vigoureuse de l’esprit,
la possession du temps. »
Chroniques et croquis des villages verrouillés.
Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ?
Quel récit peut-on écrire après « la séparation des mondes » ? Est-il même possible d’en imaginer un ?
Le père n’inventera plus rien : « vous n’acceptez plus l’inconnu, vous n’avez plus d’utopie, plus de rêves, tout est concret, tout doit l’être ». Il avait prédit à raison l’effondrement, il l’avait prédit surtout pour avoir raison, sa survie assurée dans un sanctuaire libertarien lui offrira tout au plus une excitation rétrospective.
La mère a une longue histoire à raconter, celle de l’anthropocène. « Ne perdons pas de vue le déclin humain », dit la jeune fille de Bunkering. Dans Histoire du vertige (Editions Verdier, 2023) Camille de Toledo le décrit ainsi : « les destructions ont eu lieu ; les exils, les séparations, les deuils et les pertes sont les noms renversés du progrès ; le présent est peuplé de scènes de crime qui hantent. » « A partir de la ruine moderne », ajoute-t-il plus loin, se tissent des « solidarités ontologiques nouvelles entre les habitants des lieux détruits ».
Mais la militante est mère aussi, elle mène depuis des années « la vraie enquête de l’abandon » dont il faudra déplier les couches de sens puisque le verbe « imaginer » glisse de l’extrait du Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (Imre Kertész, Editions Acte Sud, 1995) à l’enquête elle-même : « ABANDONNER – Qu’est-ce que tu t’imagines ? »
Ce « tu » complexifie la perspective. Une adresse constante à sa fille, comme un fil contradictoire sous le texte de l’abandon : « je n’ai rien à te dire », « je ne te dirai même pas je t’aime », « tu n’es pas ma fille », « ne viens pas ». Ce n’est pas une invitation déguisée, les choses sont claires, l’enquête est bouclée. Mais son discours n’en finit pas de finir, titube un peu jusqu’à la conclusion énigmatique : « le monde est ton aventure ». Tout à coup, la possibilité d’un nouveau récit ?
A notre tour, déplaçons les mots : « toi, qui n’es responsable de rien » – « qu’est-ce que tu t’imagines ? ». Dans son sens étymologique, abandonner signifie « laisser entière liberté, ne pas retenir ». De quoi dispose-t-elle pour oser l’aventure ? Elle reste « une enfant de l’amour », elle a appris le mensonge du père, la vérité sur les abandons, sa mère lui a fait don de l’humanité résistante à travers le texte de Imre Kertész (op. cit. supra) : « J’aimerais que tu partes avec cette réalité-là ». Que peut-elle s’imaginer ? Fera-t-elle comme Ismaël après le naufrage du Pequod dans Moby Dick ? « Il n’est pas seulement le témoin, celui qui a vu la fin du projet moderne de découpe du monde. Il porte un message, celui que son ami a sculpté sur les flancs du canoë. Là sont retranscrites les écritures que le Polynésien portait sur sa peau ; « le tatouage d’un ancien prophète », dit le texte […], « une thèse sur les cieux et la terre » qu’il ramène à bon port pour le transmettre aux survivants terrestres. […] Regarde : Melville invente une réplique à la démence de notre habitation comptable, il pressent déjà qu’il faut réinsuffler partout une anima pour répondre à la ruine du monde. » (Camille de Toledo, op. cit. supra).
Bunkering
« Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire ». Rainer Werner Fassbinder.
Dans le futur, les détritus expliqueront nos catastrophes (1), les mythes raconteront nos démons (2), les œuvres – numérisées par quelques résistants avant le grand broyage – n’oublieront aucun monde possible (3), mais est-ce que les souvenirs nous parleront encore des histoires qu’on n’a pas vécues ? De la forêt cachée par l’arbre ? Les forêts de papa . Un grotesque qui aurait pu figurer dans les films de Fassbinder. Le réalisateur allemand naît en 1945. L’effort de guerre se mue en miracle économique d’autant plus rapidement que la faute est lourde pour ceux qui possèdent :
« Des vies.
Des terres.
Des objets.
Des machines.
De l’énergie. »
(…)
« Ils vivent sur le compte des autres, le compte de ces gens qu’ils laisseraient à peine entrer dans leur vestibule… »
Continuons plutôt de nous endetter, changeons simplement le masque. Une génération plus tard, l’héritage monstrueux des deux systèmes économique et politique les plus violents qui soient donne lieu à l’expiation collective des années de plomb.
A sa naissance en 2062, le personnage innommé de Bunkering hérite du télescopage -aberrant ou pas ?- entre une Silicon Valley quelconque et le château reconstitué de Goering. Le patron du numérique n’a pas dit grand-chose à sa fille :
« Papa m’avait racontait que c’était une époque où on reconstituait des vieilles demeures qui avaient été rasées pendant les guerres du XXème siècle. »
Quatre strates : le château, sa destruction, sa reconstitution, l’achat par le père du château reconstitué. Les traces idéologiques ont disparu. Restent les collections du propriétaire, les diamants, les forêts, le mausolée, la vie de famille, la vie people –
« une photo qui avait fait la une des magazines » – et une senteur d’ogre qui flotte sur tout ça sans que la fille puisse vraiment questionner les comportements déréglés du père. Atonie énonciative, mais elle les décrit, longuement, et au bout du souvenir, « elle pleure ». A la fin du XXI è siècle, l’Histoire des grandes prédations économiques, sociales, politiques, sera intériorisée et banalisée, niée en somme, rendant impossible le choc des générations, condamnant les enfants à un mal-des-siècles qu’ils exprimeront par un vague à l’âme trash.
Car à défaut de traces, il faudra se contenter de contrefaçons : le château reconstitué du père, les maquettes de la fille dans le bunker où elle vit , la bouffe qui n’est pas de la nourriture, la baise qui n’est pas de l’amour, la fake vie. L’administration, l’industrie, la finance et l’armée fonctionnent encore. Par contre, trouver un livre ou même en lire un, c’est presque impossible. Il reste le souvenir des lectures, quelque chose qui sonne comme une alerte très ancienne :
« Est-ce que nous sommes capables de vivre dans le présent ?
Il faudrait d’abord revenir sur notre passé, ai-je dit une fois à ma famille. »
et dans sa version tchekhovienne:
« C’est pourtant lumineux que pour commencer à vivre au présent, il faille d’abord expier notre passé » (4).
La première partie de Bunkering apparaît comme une relecture de la réplique de l’étudiant russe Trofimov à Ania, fille d’une aristocrate russe, dans la pièce de Tchekhov. Elle commence par « La terre est vaste et belle , il y a beaucoup d’endroits splendides » On aura remarqué la différence de traitement entre cette véritable citation, mise à distance par les guillemets (le monde de Bunkering est dévasté) et la suite de la réplique de Trofimov, distribuée dans le texte de Bunkering comme une sorte de réécriture mentale du palimpseste séculaire. Fille d’un patron du numérique au XXIè siècle, fille d’un industriel de guerre au milieu du XXè siècle, fille de l’aristocratie russe au tout début du XXè siècle…ou maintenant, « l’année de tous les dangers », dit-elle, mais quand ?
(1) Rudimenteurs, Alexis Fichet
(2 ) Eden, Waddah Saab
(3) On passe à autre chose, Roland Jean Fichet
(4) La Cerisaie, Anton Tchekhov, traduction Elsa Triolet
Dans les jardins d’electropolis
« Notre amour aurait dû constituer une science des grands systèmes en équilibre. Que s’était-il passé ? Toutes les molécules pourtant explorent toutes les possibilités d’associations. Avons-nous oublié les grands principes de la mesure du désordre ? ».
Au risque de mal comprendre la phrase dans son entier, je trouve intéressante cette idée que l’amour peut constituer une science ( de l’infiniment petit, lui-même en perpétuel mouvement ). Elle me fait penser à une autre phrase dite par une scientifique dans le film de Christopher Nolan, Interstellar. Pour elle, l’amour est une valeur quantifiable parce que « de toutes les choses que nous percevons, seul l’amour transcende les dimensions temporelles et spatiales ». Dans cet univers les lois de la relativité générale se couplent aux lois de la physique quantique. De l’autre côté d’un trou noir, un père astronaute communique ( au travers des rayonnages de la bibliothèque familiale) à sa fille restée sur la Terre ravagée, une équation qui permettra à l’humanité de fuir vers d’autres planètes. Une intuition poético-scientifique déroutante mais attirante . Le coup de foudre entre le pollutesteur et la Fille-Néon s’expliquerait-il ainsi, par les perturbations qui caractérisent le monde de l’infime ? : « quelque chose dans nos regards avait reconfiguré les impossibilités inhérentes à nos fonctions ». L’ubiquité quantique au service de « Amour et résistance », car « la fin du monde ne finira rien entre nous ».
Kamplac’h.bzh
L’histoire du Kêrganer me réjouit. Elle est une réponse insolente et intelligente au lugubre instinct de repli qui paralyse des territoires déjà en voie d’abandon. Et le café de Lanroc’h est l’un des rares espaces dans la BDF qui ne subisse pas un effondrement ou une séparation, une contraction ou une dislocation. Pourtant ce futur proche est inquiétant : « Depuis que l’État n’est plus laïque, on se méfie. »
« Le tiers-lieu, le lieu de la relation, n’est pas tant le lieu de l’échange que celui où le message se change : il est un lieu de médiation et d’innovation, d’émergence pour des significations nouvelles. » (Laurence Dahan-Gaida, Logiques du tiers : littérature, culture, société, Presses Universitaires de Franche-Comté – 2007).
Le Kêrganer, c’est la mutation low-tech d’un café rural, un projet qui tient du détournement, de la résistance, du do it yourself. Un couteau suisse multi-directionnel dont l’inventaire se révèle impressionnant : s’inspirer des ratés de l’Education nationale lorsqu’elle ouvre des postes bilingues – on embauchera d’abord, on formera au breton ensuite -, utiliser les trous juridiques en matière de pornographie virtuelle tant que « le principe n’est pas hors-la-loi », retourner à son avantage le mépris à l’égard de « tout ce qui sonne régional » pour limiter la curiosité du fisc, inverser les effets terribles de la mondialisation – « émigrer pour le travail » – en obtenant pour les étrangers CDI et double nationalité. Et puisque la langue bretonne n’est plus qu’un produit local peu goûté des locaux, en faire l’ingrédient phare d’une « soupe aux sept saveurs » particulièrement vitaminée. Sans dépit et sans cynisme. Plutôt l’esprit Charlie Hebdo, à traquer l’à priori et le faux-semblant. Pour certaines camgirls, jour de repos est jour de chorale aux enterrements et aux baptêmes. La tierce-langue
« A quoi sert encore le breton ? » Dans sa relation duelle avec le français, la langue bretonne échoue à se transmettre, partant elle ne contribue plus à donner au territoire son identité. Gwenola n’a rien retenu de la tradition familiale comme de l’école bilingue.
Mutation nécessaire du lieu, de la langue, de l’identité. Le breton deviendra la tierce langue, entre la langue natale et l’anglais de la communication mondiale. Davantage qu’une langue étrangère, il sera une langue-véhicule, une langue messagère, « un espace entre » pour reprendre le mot de Michel Serres dans Le Tiers-Instruit (Editions Gallimard – 1991), la langue-interface des showrooms. L’écran de contrôle en mosaïque de Fañchig et Gwenola est la version coquine de l’habit d’Arlequin décrit dans son ouvrage : « né Gascon, il le reste et devient Français, en fait métissé ; Français, il voyage et se fait Espagnol, Italien, Anglais ou Allemand ; s’il épouse ou apprend leur culture ou leur langue, le voici quarteron, octavon, âme et corps mêlés. Son esprit ressemble au manteau nué d’Arlequin. »
Donc hybridation du lieu, de la langue, de l’identité. Le Ritz, dans Infixés de Jean-Marie Piemme, est le lieu « des métamorphoses » où chacun veut « exister dans un autre corps sans rien retrancher de soi », « le premier pas vers un autre type de vie en commun ». Les effets du nouveau Kêrganer sont aussi inédits que les moyens utilisés. Dilatation du tiers-lieu comme économie à petite échelle : le bourg est revitalisé, le label exporté vers les autres « langues minorisées ». La grossesse prodigieuse de Gwenola ? Et si le Saint-Esprit, dégoûté d’avoir été récupéré à des fins politiques, avait décidé d’émigrer dans la Toile ?
Manger la bibliothèque
« Les moutons sont-ils bêtes parce que ce sont des animaux peu sophistiqués ou sont-ils bêtes parce qu’on leur a posé des questions qui ne rendent pas très intelligents ? » : propos de Thelma Rowell cité par Vinciane Despret dans Révolutions animales, comment les animaux sont devenus intelligents (Editions Les Liens qui libèrent, 2016).
Voilà l’interrogation à laquelle, du moins en apparence, Patrick Martinez puis Geneviève Lièvre, ont su répondre quand il s’est agi d’ouvrir la Bibliothèque Pour Animaux. Une approche de l’animal résolument moderne. Fini le rat à papa qui circulait dans son labyrinthe de laboratoire uniquement pour presser le bon bouton. On a enfin observé les animaux dans leur environnement, on a pris appui sur ce que Vinciane Despret appelle « des anecdotes » spontanées plutôt que sur des comportements préfabriqués par les humains, des faits singuliers naturels qui attestent de la créativité des animaux. C’est dans son jardin que Patrick Martinez a découvert « le goût affirmé pour les livres » de Geneviève Lièvre : « En l’observant, je me suis dit : et si on donnait des bibliothèques aux rongeurs ? »
« En éthologie, la révolution est venue de nouvelles questions posées aux animaux, elles ont conduit à révéler chez eux des comportements et des compétences jusqu’alors insoupçonnées » (op. cit. supra). On pense dans le texte aux rats lecteurs de Poe à l’Institut de Kyoto. La BPA aurait donc tourné la page du duo conceptuel nature-culture, à l’origine de toutes les formes d’exploitation, pour entrer dans le monde du vivant, humain et non-humain.
Las ! Digestion et cognition des rats ne sont qu’une solution à deux problèmes de la consommation de masse, d’abord la surproduction des objets-livres : « Cent fois plus pratique ! Nous collectons plus de 20000 livres par semaine. Et tout est consommé ». Puis l’uniformisation des ouvrages comme frein à la consommation : « On en a marre de manger 100 fois le même roman ; donnez-nous de la variété » ; « Des humains fréquentent la BPA pour lire les textes écrits par les rats ». Ce greenwashing astucieux consiste à inverser le circuit habituel de l’économie capitaliste : produire, consommer, se débarrasser du trop-plein et du « hors d’usage » pour pouvoir de nouveau produire. « C’est quoi alors un texte hors d’usage ? Un texte qui n’est plus lu ni entendu ni appris », selon Damien dans Mourir bio d’Alexandre Koutchevsky . A la BPA, les rongeurs-éboueurs deviendront des lecteurs-consommateurs qui deviendront des écrivains-producteurs qui à leur tour… Un monde à l’envers ? Une fête des fous ? La libération des esclaves ? Le rat-machine tourne de nouveau indéfiniment dans sa boule.
Dans Ethnographie des mondes à venir, Philippe Descola et Alessandro Pignocchi (Editions du Seuil, 2022) écrivent : « La socialisation des non-humains a ainsi consisté à leur aménager dans le giron de la société industrielle les niches qui seraient les mieux adaptées à leur exploitation – comme source d’énergie, de matières premières, de nourriture, de délectation esthétique – et en leur reconnaissant pour ce faire une existence sociale : comme capital, comme moyen de production, comme ressource marchande, comme espace de loisir … Changer de régime implique de ne plus « socialiser les non-humains » de cette manière, c’est-à-dire comme des produits dérivés de l’existence sociale des humains, mais d’admettre au contraire leur autonomie, leur radicale indépendance, leur altérité, en les créditant de capacités de représentation politique. »
De la même eau
« tu diffusais autour de toi la certitude toxique que ce monde n’est pas bon. Tu veux nous inoculer cette certitude, nous en convaincre » p.5
Toxique : le mot apparaît au milieu de la conversation, l’air de rien, déjà lessivé par les usages de la communication ordinaire. Pas indispensable à la compréhension du message, il l’est à la rhétorique du locuteur qui ne manque pas, en ces temps de pandémie, de le redoubler par le verbe « inoculer ». Il fait partie de ces mots-cadres qui dessinent les limites acceptables du discours. Et son discours à elle ne l’est pas : « Je hais les mers artificielles », dit-elle, songeant aux produits chimiques dont les eaux filtrées sont chargées. Et sa situation devient intenable face à la machine langagière de ses interlocuteurs ( 2 occurrences de « tu croyais savoir », 3 occurrences de « nous savons ») qui opère un retournement des postures : « tu prends pour idiotie notre courage ».
Elle sera donc déclarée toxique, c’est-à-dire décourageante pour ses collègues de bureau parce que « nous n’avons pas renoncé à vivre ». Le locuteur ne précise pas vivre comment. Une éco – beaucoup trop – anxieuse comme Elaine dans Eden de Waddah Saab, « ringardisée d’aimer le zéro déchet et de préférer les rencontres physiques aux échanges virtuels » , et qu’une collègue, professeure en relations publiques, tente de ramener à un mode d’existence plus consensuel : « Relax, Elaine il te manque juste la légèreté, apprends la légèreté, la cool attitude. » Même façon de rester sur son quant à soi, les yeux bien ouverts.
Pour un peu, la vigie serait paranoïaque, voire complotiste, encore un mot-flash dans le brouillard linguistique de notre époque, l’arme fatale de ceux qui se méfient des méfiants – à tort ou à raison, c’est selon, les mots tanguent pas mal quand la fin approche. Pour ma part, j’imagine volontiers son regard compréhensif sur ces jeunes gens barbouilleurs de tableaux prestigieux, des éco – très- responsables qu’on a vite fait de nommer éco-délinquants, ou pire. Les mots sont réversibles et transformables, pas toujours pour notre bonheur.
Des propositions concrètes : répondre au besoin d’attention
Faire un arrêt sur discours : il faudrait de temps en temps une suspension du son à la radio, à la télé, en réunion, à l’Assemblée, en cours, entre convives, au travail, qui laisserait tout le monde dans un état de stupeur lexicale : les mots qu’on a fini par adopter à coup d’euphémisation, ceux qu’on devrait tourner sept fois dans la bouche, ceux qu’on n’ose plus prononcer, ceux qu’on accompagne trop souvent du geste des guillemets. Et on redémarrerait le son. Les gens seraient un peu perdus. Mais qu’est-ce que je dis maintenant ? Ils réclameraient des dictionnaires et des poèmes, davantage de temps pour ne pas parler. Le monde deviendrait plus lent, plus silencieux, on finirait par s’entendre.
Explorer et nommer l’eau : d’où vient l’eau du bassin-versant ? Est-ce que je localise les ruisseaux, les rivières, les bassins naturels, les retenues d’eau artificielles, les zones humides, les nappes phréatiques ? Quel est leur nom ? Puis-je remonter jusqu’à la source ? Comment se présente une source aujourd’hui ? A-t-elle sa divinité protectrice ? Où se fait le partage des eaux ? Et l’eau de pluie ? Où se trouvent les bassins de rétention, les noues, les jardins de pluie ? Quel est le circuit de l’eau jusqu’au robinet ? Quels territoires traverse-t-elle ? Les habitants de ces territoires entretiennent-ils un lien direct avec l’eau ? Ont-ils des histoires d’eau à raconter ? Comment est traitée l’eau en amont, an aval ? Où se déverse finalement l’eau ? Est-ce qu’elle reprend du service ?
On passe à autre chose
1 – Olivier – Les Crétois disent que leurs oliviers vivent plus de 2000 ans, protégés par des sentinelles courageuses mais vulnérables. L’une d’entre elles, selon Ovide, fut condamnée à répéter les mots qu’elle entendait sans jamais parler la première : Echo. Mais quand les hommes s’en prennent aux arbres, les nymphes en appellent aux dieux et « la terre tressaille d’un souffle prophétique ».(1) On n’abat pas sans conséquence les totems bruissants du monde.
2 – Brin d’olivier – Pour qui danse-t-elle, Olivia, avec son arche miniature, seule face au « trou de mémoire » ? (2)Dance me to your beauty with a burning violin
Dance me through the panic ‘till I’m gathered safely in
Lift me like an olive branch and be my homeward dove. (3)
Elle danse pour « une assemblée parallèle », quelque part sur le rivage où l’attend une certaine accordéoniste, entourée d’ hommes et de femmes en tenue de « cérémonie » (4). Plus loin encore, elle danse pour une sœur en littérature, pour d’autres hommes et femmes qui scandent à leur tour cette question : « Quelle est la meilleure chose qu’un humain puisse faire pour le monde de demain ? » (5)
3 – Noyau d’olive – Olivia signifie olive. Avec son noyau. Autant dire une plaie dans la bouche. Il n’y a que les écrivains pour en apprécier la densité âpre. Chaque matin, Erri De Luca traduit les écritures bibliques ; non croyant, il entre en terre étrangère car depuis « Babel » – quelle chance ! –la langue unique n’existe plus .
« Le corps doit participer, souffle et lèvres du moins, accompagnant le voyage des paroles antiques, se faisant leur porteur. » Le reste du jour, dit-il, « j’ai retenu pour moi un acompte de mots durs, un noyau d’olive à retourner dans ma bouche ». (6) Elle est comme lui, Olivia , porteuse d’écrivains dans son sac à dos, « sa voix aime les mots qu’elle prononce ». (7)
(1) Les Chimères – Gérard de Nerval
(2) 1984 – Georges Orwell
(3) Dance me to the end of love – Léonard Cohen
(4) Or comme ordure – Frédéric Ciriez
(5) L’Arbre-monde – Richard Powers
(6) Noyau d’Olive – Erri De Luca
(7) On passe à autre chose – Roland Jean Fichet
infixés
Quelques notes de lecture sur le texte de J-M Piemme qui pourrait être la brique inaugurale de l’édifice BDF pour ce qu’il révèle de la place des fictions dans notre vie. Texte faussement simple, drôle et foisonnant, qui dit ce qu’il fait et surtout fait ce qu’il dit ( et déjà, à ce stade, je ne suis plus trop sûre de l’identité de ce « il »). Je l’ai lu comme si je procédais à une lecture à la table avant de démarrer un travail de plateau , poussée sans doute par ce groupe qui discute au début du texte .
Les personnages sont un homme et une femme, mais au conditionnel, sans identité définitive . Leurs motivations apparaîtront par étapes. L’homme et la femme seraient des personnes comme vous et moi, qui ont fait des sacrifices pour se payer un moment exceptionnel dans un hôtel de luxe, le Ritz. Ils pourraient par exemple y faire l’amour ou se suicider, pourquoi pas en direct version internet, mais nos personnages ne se chauffent pas de ce bois-là. Ces pistes sont écartées au profit d’une référence littéraire le Lenz de Büchner (on l’apprend plus tard) . Il s’agit du besoin d’imaginaire qui nous pousse à devenir celui qu’on se représente mentalement. Le fou, l’écrivain, le comédien, tout un chacun, l’homme et la femme du texte, revendiquent de démultiplier leur existence en ajoutant à leur moi, de temps en temps, des figures autres dont certaines d’ailleurs, comme les célébrités disparues du Ritz, ne demandent qu’à être de nouveau incarnées. Ainsi le plus important dans la fabrication de l’histoire, ce n’est pas de savoir qui est qui, quand et comment l’homme et la femme se sont rencontrés, ce qu’ils font en ce moment, données qui les enfermeraient dans un soi-même désespérant. L’homme et la femme veulent chacun « être plusieurs » et le Ritz habité de fictions répondra à ce « désir exigeant ».
Intermède comique avec une mise en mots du « désordre » qui s’installe malicieusement dans ce texte, « les choses s’embrouillaient dans son esprit ». Le texte emboîte les gigognes, tisse les liens entre le réel et la fiction, fait dire à Proust ce qu’il n’aurait jamais pu dire et pastiche la phrase proustienne au moment où il explique cette impossibilité, prend Lady D pour ce qu’elle est mais lui attribue les souliers rouges d’Oriane de Guermantes, imagine sous la plume de Marcel la duchesse rêvant d’être Lady D …
Le texte déborde aussi la référence à Lenz avec cette idée que les fictions qu’on fabrique, les identités qu’on ajoute à la sienne propre, les points de vue différents que de ce fait on adopte, sont peut-être le moyen le plus juste de vivre avec les autres, dans un monde qui assène dangereusement « la litanie du sois toi-même ».
Le monde d’aujourd’hui : bien présent en fait dans ce texte, urbain. Un monument aux morts inutile puisque, faute d’imagination de notre part, les morts ne sont que des noms. Le Ritz, dont on n’oublie pas le coût réel exorbitant, l’hygiénisme ambiant (on ne fume pas), et toujours cette obsession identitaire de notre époque, sous la forme ici d’une de ses déclinaisons, la lutte des genres. Ah, la prétérition si drôle sur les pâtisseries genrées ! Si l’on ajoute le goût pour le buzz sur les réseaux sociaux, on a peut-être ici une image assez désolante de ce que nous pourrions devenir.
Mais le Ritz est aussi une sorte d’hôtel-bibliothèque ou d’hôtel-théâtre. Lieu de métamorphoses à profusion, avec tant de personnages à se représenter, d’histoires à réécrire, d’existences à jouer, bien plus que le quai du métro ou la terrasse de café, autres lieux écartés.
Et voilà que l’homme et la femme décident d’en être, de ces figures mythiques qui peuplent le Ritz, on les quitte au moment même où ils entrent en scène, en deux temps. Devant la réceptionniste, ils se nomment donc Proust et Lady D puis dispersion, comme pour aller le plus loin possible dans la « dérive des je ». Le geste final des deux personnages me paraît authentiquement libertaire. « L’irrésistible besoin d’en user à sa guise avec le monde ambiant ». Sa réplique transposée, une sorte d’anti-Médée avec son « Moi seule et c’est assez » .
Or comme ordure
Anne le Baut – Bruno Vaudour :
A – Un champ d’éoliennes est un champ de cultures.
B – Tu parles de la Bibliothèque des Futurs dans Or comme ordure de Frédéric Ciriez ou tu parles de cultures marines ?
A – Les deux. Ces architectures verticales percutent nos imaginaires de bipèdes. Les pêcheurs s’inquiètent de zones qui leur seront inaccessibles, sauf que la nature leur réservera peut-être de bonnes surprises. Après le conflit s’ouvre un autre récit en baie de Saint-Brieuc.
B – Parlons récit, alors. Or comme ordure et Eden de Waddah Saab usent de la même image pour désigner une éolienne et une spirale aromatique : « Babel maritime » et « Babel de plantes ». Murs végétalisés, terrasses cultivées, association de végétaux grimpants et de végétaux tuteurs en permaculture, petits collectifs étagés plutôt que mitage pavillonnaire…Pour réparer « la terre gaste» ( cf Perceval ou le Conte du Graal, Chrétien de Troyes) , on pense hauteur.
A – Et on pense profondeur pour nourrir les humains. Les poissons et crustacés trouvant refuge au pied des pylônes se reproduiront mieux, s’alimenteront mieux dans ce nouvel écosystème hébergé sur les socles de béton, véritables récifs artificiels. Ailleurs en Europe, on étudie la pousse des moules sur des cordes tendues entre les lignes d’éoliennes. Et certains futurs merriens rêvent déjà de faire du sea ranching de homard au sein des parcs.
B – Vous mangez en bas et vous vous branchez en haut. Elle est étonnante, cette nouvelle poétique du vertical, tellement éloignée de nos immodestes rêves ascensionnels. Voilà, je ne m’étale pas. Mon corps éolien se resserre autour de son axe, tout en finesse et en élévation, empreinte au sol minimale mais travail perpétuel.
A – Et profondeur encore pour soigner la planète. Les coquillages cultivés au large sont les sentinelles qui suivent la qualité des eaux marines. les Asiatiques savent de longue date récolter les algues dans la bande côtière, ces même algues qui se révèlent d’efficaces pièges à carbone. Les algoculteurs bénéficient d’ailleurs d’une productivité supérieure aux végétaux terrestres grâce à la rapide croissance des légumes de mer, sans engrais ni pesticides.
B – Vertueux ! Pourtant« Babel », tout le monde connaît le mythe, on sent pointer le risque derrière le volontarisme utopiste . Encore « cette prétention humaine à perfectionner la nature », dit l’un des membres de la communauté d’Eden, à propos des spirales aromatiques.
A – Ou l’urgence d’écrire de nouveaux paysages. Pourquoi pas des bocages marins, quitte à modifier l’horizon. Après tout, le bocage, merveille biologique dont tout le monde a la nostalgie, est bien une création des sociétés humaines.
Le repos du tigre
Les chemins vers l’utopie sont difficiles. Est-on sûr de la pérennité du système ? N’a-t-il pas son « talon d’Achille » ? A quel moment sait-on qu’une innovation est « une avancée » et non « un retour en arrière » comme le demande l’un des personnages dans Tetraktys de Marie Dilasser ?
Et quel est le prix individuel à payer pour sauver collectivement la planète ? Car on peut s’ennuyer ferme en utopie, comme le vieux Daidalos figé dans une anthropause perpétuelle, un « cloaque paradisiaque » pris en charge par « la voix et la conscience unifiées de la multitude bactérienne ».
Dans le roman Terra Humanis (1), l’héroïne initie dans les années 2020 un mouvement planétaire qui contourne le capitalisme sans toucher aux identités culturelles. De combat citoyen en recherche scientifique, d’expérimentation en réajustement, ils parviendront à ralentir le réchauffement climatique – leur priorité – tout en construisant un monde nettement plus équitable et excitant que le nôtre . Pourtant, en 2109, elle continue de s’interroger : « Ce qui est singulier avec le futur, c’est que lorsqu’on cherche à l’orienter, il joue souvent les filles de l’air. Rébecca avait retenu la leçon, personne ne pourrait jamais penser à tout, c’est certain. Du bien pourrait surgir le pire, comme du mal, le meilleur ». Le texte de Stéphane Nappez s’écrit dans les mêmes interstices, entre utopie et dystopie. Le monde créé par les exo-bactéries connaît des réussites évidentes, au moins du point de vue du jeune Ikaar : qualité de l’air, biodiversité, santé, longévité, élimination de la libido dominandi (2). Cette dernière disposition est aussi prévue dans le roman prototopique de Fabien Cerutti (1) en cas de déclenchement volontaire d’un conflit de masse par un chef d’état. Le dispositif est prévu dans le contrat.
Le tube végétal à sucer est infect mais la question de la nourriture mérite d’être posée quand chacun a accès à ces chiffres stupéfiants : chaque jour, plus de trois millions d’animaux terrestres sont abattus en France. Un kilo de bœuf utilise 15550 litres d’eau contre 10 litres pour un kilo de farine protéinée issue de bactéries fermentées dans les laboratoires les plus innovants. De quelle façon résonne désormais la phrase de Roland Barthes (3) sur le bifteck citée par Daidalos : « On le mangeait saignant ou bleu ou encore à point. C’était une question de nature et de morale pour celui qui le mangeait. » ?
Le Repos du tigre pourrait être un des scénarios de la prototopie (4) telle que l’envisage par exemple Alain Damasio : « un modèle à tester et à bricoler sans cesse pour le rendre hautement vi(v)able »(5). Après un XXè siècle prométhéen, soyons plus modestement Dédale l’ingénieur, tâtonnons vers les mondes meilleurs. Essai-erreur : comment construire le labyrinthe du futur car tout est lié dans le dérèglement de la planète ; comment sortir d’une impasse car toute action a sa contrepartie .
Les mondes minuscules – physique, numérique, biologique – nous fascinent. On y parle la langue du XXIè siècle qui ouvre des rapports inouïs au sein du vivant : notre flore intestinale, c’est notre humus à nous, et mieux encore, un humus intelligent, un second cerveau. Un changement d’échelle dans notre perception et nous pourrions démentir le constat terrible de Fabienne Raphoz ? « Notre espèce a peut-être d’autant mieux détruit « son » milieu qu’il n’était justement pas le sien » (6). Dans le texte de Stéphane Nappez, le corps-monde tel que le voyait déjà Rabelais devient l’aventure collective du vivant augmenté sauf que les nanotechnologies ont raison de nos deux autres libidos, sciendi et sentiendi (2) : « Que faire d’un corps qui pète le feu quand il n’y a plus rien à construire sur terre : ni arts , ni sciences, ni bonheur ? »
Une fois la langue du nouveau monde maîtrisée, comment empêcher l’esprit de système de tendre vers toujours plus de pureté et d’efficacité mortifères? « L’ingénierie curative et réparatrice » inventée par les exo-B efface l’esprit critique aussi sûrement que les maladies, ramenant les humains « au temps d’Adam et Eve » .
Les mythes parlent d’eux mêmes avec leur part d’hubris : les ailes qui sauvent Icare du labyrinthe le tuent un peu plus tard. Quand la pulsion de vie entre en collision avec l’esprit de système, les humains se tournent vers le passé fantasmé du bifteck et des frites, de la voiture, du film de guerre (qui n’est pas la guerre ), des vidéos sur internet. La communauté des Cloches brunes en fait les frais dans Eden de Waddah Saab mais pas le tiers-lieu Kamplac’h dans le texte de Fanch Rebours. Ceux-là n’oublient pas de cultiver la joie.
« Tout va recommencer » se réjouit le vieux Daidalos en songeant à la disparition imminente des bactéries colonisatrices. Ce n’est pas le scénario du pire. On envie la sagesse des exo-B capables d’interroger le non-sens de leur épopée auto-destructrice et de lâcher prise enfin. Tout ? « Redevenir un homme avec tout ce que ça comporte de cool et de pas cool » comme avant ? « Dis-moi comment étaient les avions » lui demande le jeune Ikaar. « Maintenant, Daidalos, dis-moi comment fonctionnaient les réacteurs. »
(1) Fabien Cerutti, Terra humanis, Editions Mnémos, 2023 .
(2) Blaise Pascal, Pensées, (458 – les trois concupiscences) , 1669 . Editions Garnier, 1964
(3) Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, 1957.
(4) Néologisme créé par Yannick Rumpala
(5) Préface d’Alain Damasio au roman Ponsomaro d’Adrien Tardif , Editions Librinova, 2022 .
(6) Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, Editions Corti, 2018 .
Dernières sommations
Qu’est-ce que ça veut dire, un locataire statique et mutique qui ne rend pas les clefs à l’issue du contrat, tandis qu’une famille attend pendant des heures sous la chaleur ? Un bailleur qui soliloque pour obtenir ses clefs, sans pour autant apporter une aide concrète à cette famille derrière lui ? Une double anomalie dans le « contrat », une rupture de pacte. La scène se présente à nous avec un faux air de texte indécidable.
On en oublierait presque la famille, dont la position sur la scène constitue d’ailleurs le point aveugle du duo. Sa dégradation physique est pourtant une réalité tangible, indépendamment des dires du bailleur. Figure victimaire absolue, sa survie dépend de l’autre, bailleur et /ou locataire. Ainsi dans les dernières lignes, on peut lire « rien ne nous dit que le bébé est vivant ». Lues bout à bout, la didascalie initiale, la didascalie « temps » reprise après chaque réplique du bailleur et la didascalie finale, composent le récit sec, exact, absurde, de ce que la famille a vécu. A la fin, « Lentement… le locataire tend les clefs au bailleur qui les saisit » ; « Lentement, le bailleur se tourne vers la famille…s’approche et tend les clefs. La mère les saisit » . Evénement brut que son redoublement opacifie encore .
Le silence du locataire, c’est plutôt l’affaire du bailleur qui n’a de cesse d’en affabuler (au sens propre du verbe transitif, non péjoratif ) le sous-texte : chercher la clef, oui, dans un mouvement oscillatoire entre moi et l’autre, trouver la bonne articulation dans la part commune de volonté de puissance et de vulnérabilité, de compassion et de détestation, de culpabilité, de fausseté, de doute. Pas si étonnant que le bailleur imagine le locataire en intellectuel ou en écrivain, mais est-on sûr que celui-ci « parle en se taisant » pour reprendre le mot de Pascal Quignard ?
Et notre affaire à nous, c’est la parole du bailleur puisque nous ne disposons d’aucun autre prisme de lecture pour interpréter ce silence. Otages nous aussi ? Ou bien comptables de ce que nous lisons, de ce que nous voulons bien entendre ou pas , alors que « tout s’écroule », que « l’incertitude et la méfiance se sont installées partout », que « la vérité s’altère, elle s’use et devient une vieille chaussette qui ne convient à personne et dont personne ne veut ». Mais ce sont là toujours les mots du bailleur, par lesquels passe notre trajectoire . Alors, avant les « dernières sommations », qui est-il ? Un honnête homme attaché au « contrat » qu’il passe avec ses locataires successifs, démuni face à l’irruption du mal ? Un doublethinker capable de toutes les distorsions pour obtenir ce qu’il veut d’abord, les clefs de sa maison ? Un tout autre ?
Qu’est-ce que nous lisons ? Qu’est-ce que nous décidons d’entendre ? C’était déjà la question dans cet autre soliloque de Fanny Mentré, Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ? Que la fille entende la confession de sa mère, sa version sur les événements qui ont fait basculer l’humanité. Qu’elle lise aussi Imre Kertész, cet épisode du Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dans le train vers Auschwitz, qui fait étrangement écho à la situation de la famille dans Dernières Sommations.
Vendredi soir
Les personnages de Vendredi soir ont des destins très différents selon qu’ils activent ou pas un lien entre l’espace, le passé, et leur propre imaginaire (mais le gobie n’a pas conscience de tout ça. Et le poulpe audacieux n’aura guère plus de chance. Triste apologue tellement drôle ! L’intelligence artificielle est une bien cruelle autrice, qui s’adonne au jeu des probabilités avec un humour « tout noir » ).
La candidate de télé-réalité « se sent accompagnée » dès lors qu’elle découvre des ossements dans une grotte, « elle pense à ceux qui ont vécu avant elle » (le groupe d’humains dans le récit 6, dont les chants lui parviennent encore grâce aux oiseaux ? ), à l’inverse du capitaine de vaisseau intersidéral qui s’immerge dans sa souille, « un présent vidé de sens et d’Histoire ».
Le gamer gagnera sa partie s’il a recours à des auxiliaires inhabituels pour lui (un.e voisin.e, un crayon, un plan : « idée étrange » mais « il sent » qu’il faut répondre au signal), tandis que le capitaine échoue à force de ne faire qu’un avec son environnement.
D’une certaine façon, ce qui sauve la candidate de télé-réalité et le gamer (deux joueurs, donc), c’est leur manière d’appréhender le monde comme un texte en attente des lecteurs qui sauront le faire fictionner. D’où, malicieusement, la réussite de l’IA ( en ce qui la concerne « peupler l’espace vide de ses pensées » comme le fait l’enfant en rêvant à Robinson dans le roman de Jules Vallès ), disposant de la toile, ou de sa mémoire si elle est déconnectée, avec une élasticité incomparable.