3 mots
Besogne – Marge – Émerveillement
3 œuvres
La part manquante – Christian Bobin
Relire le relié – Miche Serres
Il neige dans la nuit – Nazim Hikmet
3 phrases
« Le véritable lieu de naissance est celui où l’on porte pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même. » Marguerite Yourcenar
« J’écris des livres pour savoir ce qu’il y a dedans » Julien Green
« Ils savaient que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Mark Twain
Interprétations
Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ?
Fanny Mentré nous projette dans un futur assez proche, une vingtaine d’années après un cataclysme nucléaire contemporain. Comme la majorité de nos auteurs, sa vision semble massivement pessimiste, catastrophique, il est question de la fin de l’humanité.
L’autrice nous ramène donc à une interrogation centrale : pourquoi les fictions, ici proposées, sont-elles fortement marquées par un tragique aveuglant ? Ne doit-on pas se demander si cet « aveuglant » ne masque pas un impensé ? Un impensable ? Comment se fait-il que le tragique de la réalité nous happe, nous fascine au point que notre pensée colle « à la fin » de quelque chose – fin du monde, fin d’une civilisation, d’un cycle, d’une ère… – sans alternative sur « le début » de quelque chose d’autre – début de, alternative à, place dégagée pour… ou au retour de quelque chose – ?
Une partie de la réponse semble donnée par le texte de Cyrille Martinez, et le texte même de Fanny Mentré. Il est question d’imagination. Dans Manger la bibliothèque, Cyrille Martinez écrit : « c’était inimaginable à nos débuts » et la seconde partie du titre ABANDONNER est : « Qu’est-ce que tu t’imagines ? » . Cette phrase, qualifiée de « cadeau » par le personnage central dans le texte de Fanny Mentré, est tirée du récit d’Imre Kertész Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. ( Éditions Actes Sud – 2013. Publication originale 1990) Précisément l’auteur parle de l’inimaginable, de la surprise inimaginable ( impensable) du petit garçon devant l’instituteur qui au lieu de l’abandonner, lui laisse sa part de riz, vitale.
On peut penser que Fanny Mentré glisse ainsi dans un récit tragique de fin d’humanité à une alternative positive lumineuse : le sublime aussi peut dépasser l’imaginable. À condition, nous dit l’autrice, de ne pas s’abandonner à la tentation d’abandonner. Le risque principal est clairement affirmé d’abandonner la lutte sur les deux plans de la politique et de l’éthique :
– Sur le plan politique, l’adversaire est lucidement identifié, c’est notre volonté de puissance : « comme toute personne qui veut le pouvoir il [ton père] est devenu un tueur . »
– Sur le plan éthique, l’adversaire est aussi lucidement identifié, à savoir le matérialisme : « Sauver ta vie, ton corps presque à coup sûr ou préserver ton âme ? »
Ne pas abandonner « l’âme » , « l’essence de l’être » , « l’humanité », autrement dit la pensée autour de la spiritualité, des valeurs, de l’éthique, du sacré, du poétique… à travers l’inimaginable geste de l’instituteur d’Auschwitz.
Bunkering
Cette phrase condense l’ensemble du texte qui peut se lire comme un véritable tableau clinique de la boulimie. Tous les ingrédients du syndrome s’y trouvent :
– La compulsion à engloutir.
– Le sentiment de vide intérieur.
– La perte des limites de l’image du corps et du moi.
– La tentation d’enfermer le moi dans un corps-bunker protecteur.
– Le dégoût de soi.
– L’amnésie et l’incapacité à se projeter dans le futur.
– Le monde extérieur et le regard de l’autre vécus comme des menaces persécutives.
– La relation à l’autre vécue sur un mode ambivalent : tantôt vouloir se séparer, pour ne pas dépendre. Tantôt vouloir s’approcher, au risque de s’éprendre, donc de dépendre.
– Présence sous-jacente probable, d’une faute cachée – donc une dette – dans la filiation.
Dans le texte, le père de la boulimique est lui même boulimique. Il vit dans un passé dissimulé ( reconstitué ), en provenance d’un coupable impardonnable : Goering.
« Il ne faut pas lâcher sur l’explication et la description du mouvement psychologique du déclin humain.
Ce mouvement psychologique est un mouvement pathologique. »
Mal, mal-être, malaise, maladie, malédiction … Nos fictions elles-mêmes seraient elles frappées de malédiction ?
Depuis mon entrée dans le groupe de lecteurs, j’ai lu cinq textes, cinq fictions, censées proposer des représentations du futur. Elles sont toutes marquées par une part massive de pessimisme, de désenchantement, voire de catastrophisme .
Où est la part de l’espoir, du désir, du rêve, du projet, du souffle ? Quel mal nous essouffle ?
Il n’est donc pas fortuit qu’un de ces textes, celui de Roland Jean Fichet – On passe à autre chose -, insiste sur le risque d’emprise par le soin thérapeutique sur la scène sociétale. Mais si risque il y a, on peut le comprendre aussi comme signe d’un mal-être profond qui invite et appelle le « soin » à occuper cette place, une place vacante. Un mal-être appelle du sens, des mots, qui manquent.
Ce mal-être dont on parle est globalement identifié comme étant une forme de « dépression », à travers ses différentes expressions symptomatiques ( boulimie, anorexie, addictions, burn out, phobies scolaires, hyperactivisme, suicides sur le lieu de travail…). Notre société serait posée sur des fonds dépressifs. Ce qui relevait auparavant d’une souffrance subjective personnelle prend désormais le nom de « souffrance sociale ». Je renvoie aux travaux très éclairants du sociologue Alain Ehrenberg . (CF les ouvrages : De la fatigue d’être soi, La société du malaise, Le culte de la performance, L’individu incertain).
« Je suis rentrée dans mon bunker et j’ai pensé aux allocs. »
Cette phrase nous surprend, comme si elle contenait un décrochage dans la logique. La femme bunkérisée elle-même se surprend de la prononcer et se met à réfléchir. A quoi ? … à quelque chose comme ceci, peut être : à l’évidence, notre société génère inégalités, précarités, injustices, déclassements… Mais parallèlement, elle n’a jamais été aussi nantie, en biens de consommation, en libertés individuelles, en droits démocratiques, en budgets sociaux. Nous avons connu ce qu’on a justement nommé « l’État providence » , et une logique économique qui s’ingénie à combler les manques, les devancer même, voire à inventer de nouvelles envies… Au point paradoxal que nous devons désormais consacrer une part croissante de notre énergie, à organiser des mesures pour contrer la surproduction, le gaspillage, les déchets et le surpoids… Logique boulimique ?
« Nous ne faisons que geindre, nous plaindre de l’ennui et du manque d’amour et nous buvons. »
Plainte dépressive et lucide ? « Dépression », qu’est-ce à dire ? Jusque dans les années 70, le terme désignait globalement un mal-être basé sur du conflit entre d’une part, les désirs personnels, la conquête d’une liberté individuelle et d’autre part, la morale collective, les normes, les interdits. Ce conflit générant de la culpabilité, du refoulement.
Le conflit s’est déplacé, et confronte l’individu à du paradoxe. L’individualisme est promu comme idéal, dans un large éventail de possibles ( épanouissement, autonomie, performance ), mais dans le même temps, chacun se sent de plus en plus seul, puisque livré à lui-même et devant s’adapter en permanence ( flexibilité ), dans un monde dont les normes, devoirs et références semblent incertains.
Un monde qui évolue de plus en plus vite et n’offrant plus de garanties de permanence. La complexité semble de moins en moins maitrisable. La transmission devient aléatoire ( obsolescence programmée) et la transcendance ( comme la politique? ) est marquée par l’abstention. A chacun de devenir, dans l’incertitude et le bricolage, son propre dépassement, sa propre transcendance.
Alain Ehrenberg parle d’un mouvement qui a « propulsé un un individu-trajectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale ».
« J’ai toujours faim. »
(…)
« J’ai faim.
Putain que j’ai faim. »
(…)
« J’ai faim et j’aime les sauces. »
(…)
« J’ai faim. »
La « bunkerisation », la boulimie, nous amène à centrer notre projection dans le futur sur la question de la faim . ( Un pont peut se faire avec le texte Eden de Waddah Saab : le personnage Matthieu, refuse de sacrifier sa faim de viande à la discipline végétarienne qui rêve d’une faim de pureté ).
De quoi avons nous faim pour aujourd’hui et pour demain ? Quoi, Qui, nous manque ? De quoi d’essentiel, de nécessaire avons-nous faim et pas seulement en termes de besoins ?
La pandémie et son confinement nous ont éclairés : nous avons faim de convivialité . Il manque du lien, du liant, de la liaison. Nous avons à mieux conjuguer, développer de concert, la part de l’individuation et la part du partage en commun.
Nous avons faim aussi de transcendance : pensée, croyance – spirituelle, religieuse, laïque… – fondées sur la conviction qu’il y a, qu’il est, quelque chose de plus grand que soi et pas seulement le dépassement performant de soi même.
Le texte Bunkering nous invite à faire un crochet à se sujet : combien de temps faut-il pour que notre inconscient collectif digère, assimile ( encore référence à la nourriture! ), les catastrophes, les traumatismes collectifs, (culpabilité et dépression), traumatismes produits par l’horreur des guerres et des « Goerings ». Horreur qui blesse et tue (?) aussi notre capacité à nous émerveiller, rêver, transcender, indispensable à tout un chacun pour inventer son futur en formulant des petits mots de passe comme : « On y croit ! »
C’est peut être la seule lueur d’espoir dans le propos de la femme « bunkérisée » :
« L’intensité.
J’y crois. »
Dans les jardins d’electropolis
« Nous avions vu les corps qui se tordaient et la peau se détachant des chairs se mêler aux nuages de viandes qui envahissent l’horizon. Les gens happés par les brumes de semences synthétiques
hurlaient de douleur. » p.18
Intérêt de ce passage : la scène décrite n’est pas qu’imaginaire. Elle nous situe dans le temps. Elle rejoint terriblement les témoignages des survivants d’Hiroshima, et nous rappelle que la catastrophe ( nucléaire) n’est pas qu’une menace. Elle a déjà eu lieu, historiquement. Hiroshima, si l’on peut dire, est une « avant première » d’une extermination possible.
« L’homme nous expliqua que la secte n’avait qu’un seul but : préparer l’A, l’Après de l’Agonie, avec l’Amour de l’Avant. » p.15
Dans le texte il s’agit d’un message, celui des fidèles d’A ( A d’Amour, on peut le deviner plutôt qu’A d’Agonie). Ils ont une mission paradoxale, « suicidaire pleine d’espoir » mais ils sont mobilisés autour d’un verbe positif : préparer, ils nous rappellent que nous avons des choix Majeurs, Majuscules à préparer. Car nous ne sommes pas devant une crise qui attend des réformes. Nous sommes devant une mutation, des changements de cap, qui concernent toutes les dimensions de l’Être humain : il s’agit de redéfinir de nouvelles règles du jeu, de transformer et réconcilier nos représentations spirituelles, inventer de nouveaux concepts « mortiférité » « Hâme » ( avec quelle lettre première, le H de bombe à hydrogène, le H d’hermétisme, le H d’hippocampe bleu, symbole de patience spirituelle dans plusieurs traditions…?)
«… j’eus à peine le temps de voir les quelques hippocampes bleus dont nous croisions le vol. Les spécimens avaient surgi des nuages (… ) leur œil cherchant au loin, à travers les dimensions, une destination que nous ne savions imaginer. » p.7
Retrouver l’imagination de nouvelles destinations. Nous avons besoin de redéfinir des mythes et des rites indispensables à la cohésion de nos idéaux et de nos quêtes collectives. L’auteur suggère t’il à travers son texte, émaillé d’arcanes et d’indices, qu’il faudra repenser des parcours initiatiques ( comme celui des alchimistes ) mais sans nous y perdre ? Il semble bien que nous sommes arrivés à la fin du mythe de Prométhée, le mâle qui a volé le feu des dieux tout puissants. Le patriarcat et le capitalisme associé ont poussé cette puissance du feu jusqu’au feu nucléaire, auto destructeur, suicidaire. Il nous faut transformer, greffer, dans l’imaginaire collectif d’autres supports archétypiques, tel l’hippocampe bleu, ce cheval de mer muni d’une poche ventrale matrice.
« Je ne savais rien en ce temps là de ce qu’était l’Amour, je ne l’avais pas rencontré, la Fille Néon qui allait venir. » p.10
Fille Néon, lumière artificielle, Fille Néant ? Le mot important dans la phrase est sans doute celui de rencontre. Une autre rencontre est souhaitable dans le temps à venir entre l’homme et la femme. « La femme est l’avenir de l’homme » a t’on amplement repris, mais rien ne se fera sans une autre rencontre fondée sur une remise en jeu du masculin et du féminin, du semblable et de l’altérité, et à la lumière d’autres logiques que celles du patriarcat et du capitalisme associés : logique prédatrice exercé par l’homme sur la nature comme sur la femme.
Il est beaucoup question de lumière dans le texte de L. Hamelin ( Tiens ! dans son texte le mot hâme s’écrit comme le début de son nom). Une lumière de transformation : « … pas le sourire de l’intelligence de ton regard ni les jeux de l’éclairage extérieur sur ta peau mais la lumière que je vois sourdre de ta peau / ce n’est pas non ce n’est pas un éclairage / Mais une illumination » p.9
Mystique de l’Amour ? Une place pour le sacré, la transcendance ?
C’est aussi par l’Amour que se glisse subrepticement dans ce texte tourmenté une pointe d’humour : « La Fille Néon était dans ma peau et j’étais dans sa poche. » p.9
« N’auront-ils pas besoin de l’histoire de notre amour ? » p.20
La question est posée de telle sorte qu’elle traduit l’évidence de la réponse. Nous avons à transmettre l’amour, à transmettre ce que nous cherchons dans les histoires d’amour et ce n’est pas pour nos descendants une simple utilité. L’auteur utilise bien le mot besoin qui est de l’ordre du vital.
Le musée vide
J’ai trouvé une force allégorique dans le texte de Lise Kervennic Le musée vide. Il illustre une priorité dans les actions à mener pour imaginer le futur proche, 2039 : les nouvelles représentations du bien commun, du sociétal, du vivre ensemble.
L’art, l’œuvre, le musée comme maison commune où l’on vient partager des représentations, des valeurs communes (esthétique, sens) seraient bientôt vidés de tout intérêt. Nous serions face à une reconversion profonde. Danger ou opportunité ?
Les tableaux de Courbet – L’origine du monde ou L’enterrement à Ornans – archétypes de la fonction de provocation de l’art, ne représenteraient plus qu’une abstraction : une valeur-refuge marchande, enfouie dans un bunker (l’image du bunker est transversale à plusieurs textes de la Bibliothèque des futurs) comme l’or en lingots dans les caves des banques nationales. Nous serions, le texte le précise, dans un climat de chaos, de catastrophe : « La caisse doit survivre à l’homme ».
Lise Kervennic, dans son allégorie, interroge le sens et le statut de la représentation. L’art – nos représentations du réel -, l’action même de représenter seraient en crise. « Le monde est laid parce qu’on ne le regarde plus » dit la conservatrice. « Ces clients, comme les œuvres, je ne les vois pas (…) Parfois je me dis, Nico, y a rien dans les caisses, elles sont vides » dit le gardien.
Ce thème de « l’évidement » fait l’objet d’analyses de la part de sociologues et de philosophes qui se sont penchés sur la « post-modernité » dans les démocraties occidentales. Un des essais les plus marquants selon moi est L’ère du vide de Gilles Lipovetsky paru en 1983. Pour cet auteur, qui ne s’inscrit pas, précisons-le, dans une perspective nostalgique, nous sommes confrontés aux effets d’un puissant mouvement de fond : l’individualisation, la personnalisation narcissique et hédoniste de nos sociétés. Le mouvement se conjugue avec trois logiques : la logique politique ( État providence), la logique capitaliste (société de consommation) et la logique culturelle (effets de négation, de déconstruction des avant-gardes successives) .
Le « plein », l’aspiration et l’idée de plénitude se sont centrés prioritairement sur le « Moi-corps », objet de toutes les attentions et finalités : Moi body-sculpté, psychanalysé, sportivement performant, éternellement jeune, hors limite et finitude, transsexuel aujourd’hui, et, de plus, lui aussi «bunkérisé» dans des bulles technologiques via écouteurs, écrans etc…
Cette expansion dominante de la personnalisation a largement contribué à affaiblir, évider les représentations majeures antérieures : celles du politique, des grands récits, de la transcendance, de l’Autre …et leur agencement dans la représentation collective du réel. Lipovetsky parle de désubstanciation, de désaffectation des ces représentations.
La prépondérance prise par l’individualisation et le « Roi-corps » peut aussi se comprendre comme phénomène d’angoisse : une réaction-anticipation face à l’emballement technologique. Comment l’amortir et l’assimiler collectivement ? Que deviennent nos représentations du réel dans l’expansion de la virtualité de la dématérialisation, de la réalité ajoutée, de la télé-réalité, de l’intelligence artificielle … Poussons l’allégorie à l’extrême : une société de Narcisses où tout serait transparent, indifférencié ?
« J’ignore pourquoi, mais j’aimais bien ces choses ensemble » dit la conservatrice désabusée. Envisager de nouvelles façons d’habiter le monde, cet impératif, la Bibliothèque des futurs l’a repris à son compte. À l’issue de la lecture du Musée vide de Lise Kervennic, on pourrait ajouter : « Comment habiter le monde ensemble ?».
Kamplac’h.bzh
« Cette fois je me suis réveillé, découragé, pour de bon, j’ai loupé mon coup. Ras le bol ! Je vais laisser tomber ! »
Le texte est construit d’un bout à l’autre sur une forte ambiguïté. D’une part le contenu est marqué par l’amplification caricaturale, la dérision, et on est invité à sourire. D’autre part, simultanément on est pris par un malaise. Cette dérision poussée ne fait-elle pas apparaître une auto-dérision ? Le propos acerbe ne trahit-il pas un désespoir, une blessure : « J’avais accepté la gérance [du Kêrganer] comme on jette une serpillière au sol pour essuyer la dépression ».
D’une part le texte énonce un postulat tout à fait recevable : une langue ne survit que si elle reste langue d’usage et langue capable de dire l’intime – y compris la sexualité – mais simultanément la caricature les disqualifie par le grotesque.
Cette fiction repose sur une toile de fond historique : une catastrophe identitaire collective a eu lieu. Au XIXème siècle, des milliers de Bretons et Bretonnes ont dû quitter les campagnes pour aller honteusement vendre leur force de travail – souvent des métiers méprisés – ou leur corps – en se prostituant – tout en renonçant de surcroît, honteusement, à leur langue. Traumatisme collectif donc. Les descendants – ici Fañchig et Gwenola – tentent désespérément de restaurer une identité communautaire et linguistique.
Entre dérision et auto-dérision, le texte développe la solution : pour refaire cette identité sociétale, une seule voie, vendre du fantasme sexuel. Le salut par le sexe. Le texte nous invite à sourire mais simultanément, il apparaît que celle qui tient ce propos est une figure tragi-comique. Gwenola est le personnage qui incarne et figure la langue bretonne et elle est affublée de tous les clichés de la honte :
– Elle est infirme, boiteuse et – c’est atavique – comme telle, elle est une offense à la dignité, à la perfection, et ne mérite que rejet, déchéance.
– Elle est prostituée doublée d’une rabatteuse qui recrute dans les milieux les plus exploités : ceux des émigrés.
– Enfin toujours dans l’ambiguïté, comment comprendre qu’à la fin de l’histoire, elle se trouve enceinte d’une fille – sans doute une boiteuse – dont elle ne connaît pas le père, tout en étant assurée qu’elle reste vierge !
Qui est elle alors ?
– La figuration d’un échec ? Fonder la restauration d’une communauté sociale et linguistique sur du fantasme est illusoire.
– La figuration d’un traumatisme encore prégnant, une Bécassine désunie dans son identité et son histoire ?On peut se demander quel récit familial Gwenola tiendra à l’enfant à venir.
La charge caricaturale dénonce, mais l’auto-dérision renonce. L’auteur pose un enjeu général : l’utopie, le projet ne peut se suffire d’un fantasme, que ce soit sexualité libre ou bonheur par le progrès technique. La transformation passe par une part d’échec. Vulcain, le boiteux est devenu créateur, artisan d’art dans sa forge – sorte de tiers-lieu ? – à partir de sa blessure.
Manger la bibliothèque
C’est pour moi la phrase pivot du texte, la phrase qui, sous l’aspect le plus banal dans le déroulement du récit, contient la plus grande densité de sens.
Le texte nous présente une vision de l’avenir marquée par une mutation totale (permutation des rôles) dans le sens d’une régression radicale : l’animalité – la figure du rat en particulier – devient la conscience créatrice de la littérature et d’institutions culturelles pour une population inférieure et décadente : l’humanité. L’humanité est en panne, notamment d’imagination. Sur un ton plaisant l’auteur nous renvoie, lui aussi, à une question catastrophe : l’humanité court-elle un risque de n’avoir plus accès à une imagination, capable précisément, d’imaginer l’inimaginable ? Comme souvent quand la question repose sur un paradoxe, elle indique que la réponse se trouve probablement dans un renversement paradoxal : l’animalité en question, ne représente-t-elle pas le salut plutôt que le danger ?
Et si concevoir, imaginer le monde à venir supposait qu’on laisse – qu’on rende ? – davantage de place à l’animalité en nous ? Quel avenir pour notre corps, notre corps social, nos sens, nos contacts … dans un monde généralisé par l’abstraction algorithmique, robotique, dématérialisée, distancielle, numérique ? Fanny Mentré, elle aussi, évoque dans Abandonner cette catastrophe possible d’un monde clivé entre les exclus (les « surnuméraires ») les nantis (du numéraire ?).
Autre question : y a-t-il quelque chose en trop ? Trop de livres, trop de tout ? La psychanalyse ne manquerait pas de souligner que nos sociétés, dites à juste titre de « consommation », sont symptomatiques d’une oralité démesurée. La réponse n’est peut – être pas à imaginer du côté du « toujours plus » des dévoreurs boulimiques, mais du côté du « autrement», du « mieux » .
La réserve des choses
Préambule
Enfin un texte – humble dans sa forme comme peut l’être un conte, avec une part apparente de naïveté – qui ouvre sur du rêve, de l’espérance.
Phrases retenues/commentaires
« Ce qui me plaisait particulièrement était l’oscillation entre deux mondes. » p.4
Ce texte fait crédit à la capacité de la pensée – scientifique et/ou imaginaire, et/ou magique, et/ou poétique … – de franchir des seuils. Le mouvement des connaissances nous place devant des effets de seuils, de charnière ( et/ou ), stimulants pour transformer notre représentation du réel. Ainsi la technologie du virtuel éclaire l’histoire et l’archéologie par exemple se prolonge par la représentation en trois dimensions. La spiritualité ( les états de contemplation des moines tibétains étudiés en laboratoire ) élargit nos représentations du fonctionnement du cerveau et de la conscience. Les hypothèses théoriques issues de la relativité et de la physique quantique – en matière d’espace et de temps – rendent de la pertinence à des représentations empiriques anciennes comme la synchronicité. Nos représentations du réel – le vivant et « la réserve des choses » – sont bien concernées par de nouvelles oscillations et alliances entre divers champs de connaissance.
« … j’étais entrée dans un futur dont le jardin de cette villa au Liban était le seuil. J’avais traversé des heures liminaires. » p.8
Le catastrophisme ambiant n’exprime-t-il pas la sensation collective d’être à la fin d’un cycle, celui des rêves antérieurs ( croissance économique, scientisme…). Le texte de Claire Béchec nous invite à penser que l’humanité a besoin de rêves collectifs, de « terres promises ». Le Liban, ici évoqué, est le pays biblique de Canaan, la Terre Promise au peuple hébreu par Dieu, via un guide Moïse ( la superviseuse du texte n’est elle pas un peu la figure du guide ? )
Rêver demande de la confiance, des alliances inattendues et une conviction que l’on peut toujours tendre à parfaire les choses malgré ou grâce aux imperfections du passé.
Ce texte par sa positivité nous emmène à reposer centralement le verbe « croire ». Peut-on vérita-blement bâtir un avenir, si modeste soit-il, sans « y croire » à minima ? Et il ne s’agit pas de limiter le mot au seul sens religieux.
Croire c’est faire confiance, accorder fiabilité, croyance, crédit. ( Jusqu’au 17ème siècle, c’est le mot créance qu’on utilisait pour dire croyance. )
La psychanalyste athée Julia Kristéva1 explique que c’est parce que je crois un minimum, que je parle. Je ne parlerai pas, si je ne croyais pas un minimum à ce que je dis et si je ne croyais pas un minimum à ce que l’autre dit. C’est un acte de foi.
Croire dit encore J. Kristeva« c’est tenir pour vrai ». Si ce besoin de tenir pour vrai n’est pas satisfait, rien ne tient, pas d’amour, pas d’art, pas d’œuvre… pas de franchissement de seuil.
1 : Cet incroyable besoin de croire – Julia Kristeva – Éd. Bayard 2007
On passe à autre chose
Toutes les traditions nous l’apprennent : pour imaginer, symboliser les périodes marquées par des chaos – donc de l’opportunité d’un changement d’ordre, d’une métamorphose possible – on représente un monstre.
Un monstre souterrain ( ici sous la scène), comme lieu de l’invisible, du primaire, de l’inconscient avec une bouche dentue, dévorante, carnassière, cannibale, ( figure du Moloch, du minotaure, de Chronos, de l’ogre).
Le monstre est un condensateur de la violence ( bouc émissaire, fou désigné, mal incarné ) qui, comme tel, permet de maintenir la cohésion minimale du groupe, de l’ordre social par la même peur du même monstre.
Affronter le monstre c’est faire un choix qui engage l’avenir.
Soit on continue de remplir sa bouche avec des sacrifiés pour maintenir l’ordre en relatif équilibre. Soit on fait appel à un novateur (figure du héros) qui, éliminant le monstre, ouvre un nouvel ordre, un nouvel équilibre.
Ordre et désordre, chaos et métamorphose. Les deux pôles font la dynamique dans leur opposition : la broyeuse est ce qui détruit quelque chose de la scène passée, mais c’est en même temps la matrice qui recycle et offre le matériau des premières scènes : la sciure ( cirque équestre, aire de lutte…)
« Sans les mots, il n’y a rien. »
Olivia qui reprend les mots de Nathalie Sarraute, me semble le personnage pivot de cette histoire. Pivot, par son ambivalence même, son aspect tournant :
Elle est metteure en scène, un des métiers de l’univers de la représentation, du théâtre ( du travail sur les planches, ces planches qu’on est en train de recycler en sciure).
Dans le même temps, cette femme est associée à l’adversaire déclaré, à l’exécuteur de la sentence de mort du théâtre : la figure de la médecine.
Olivia est le personnage qui a le plus grand angle de vue sur cette cérémonie sacrificielle. Elle pivote, c’est le personnage médium, c’est à travers elle que passent les enjeux et les messages. C’est une femme, elle échappe donc à la dépouille du vieil homme, du vieil auteur patriarcal, qui a fait son temps.
Elle est partie prenante de cette subversion mais dans le même temps elle observe le mal être, la maladie même de l’exécuteur : il sue, prend froid, avale fébrilement des cachets ( la médecine flanche au fur et à mesure de la cérémonie ). Elle ponctue, se fait porte parole de l’enjeu principal du conflit, le sens : Sans les mots, il n’y a rien.
Elle se démarque de l’enjeu narcissique : elle fait pivoter la caméra sur le visage de l’intéressé : le directeur.
Elle conclut la métamorphose attendue de l’art en général, du théâtre en particulier par une formule d’ouverture et d’avenir « au revoir ».
Quelle part de vérité porte donc cette femme pivot ? Elle dit que c’est le jeu du pivot entre la mort et la vie qui permet transformation et métamorphose.
Elle dit que pour passer d’une forme passée à une forme nouvelle, il faut que ce qui est mort soit signifié et signé ( c’est bien à la figure du médecin – légiste – que revient cette tâche).
Elle manifeste que la broyeuse n’est pas le trou béant de l’anéantissement : elle prend les traces, les contenants – mémoire / urnes – dans ses bras, pour les entraîner dans le plus beau des mouvements vivants, la danse. La danse est une représentation de la lutte entre les forces contraires.
» Le soin est notre nouvel horizon, l’art d’aujourd’hui s’auréole d’un concept lumineux, le care. »
Dans le texte, il y a deux protagonistes : la médecine et le théâtre ( l’art ). Le premier veut la mise à mort, théâtralisée, sacrificielle, punitive de l’autre. Mais la charge projective, la condamnation est tellement excessive qu’elle en devient suspecte et qu’elle cache mal, un ou des aveux. Aveu, par exemple d’un même échec, d’une même impasse, d’une même dérive : « La performance » est bien l’un des symptômes majeurs de notre société, à travers le vecteur de la technologie en particulier. Comme le sport ou l’armement, la médecine court à la performance, et l’art aussi ( voir les spectacles et/ou événements rebaptisés « performance » ). Or la performance est l’excès qui rend impossible la transformation véritable. L’exploit n’est pas la métamorphose.
La médecine étale sur scène sa part d’échec. Elle n’est pas, ne sera jamais l’utopie unifiante, scientiste, qui supprime l’angoisse, le sentiment tragique de la finitude, du manque. Elle donne lieu à une dérive éloquente : l’explosion en petits morceaux. Tout est « thérapie », tous sont « thérapeutes ». La médecine n’a pas surmonté la scission cartésienne entre corps et psychisme. Elle est donc alors tentée, obligée, de repenser la notion de soin.
Ne peut-on penser alors, que derrière la vigueur de sa condamnation de l’art, du théâtre, se cache en fait un appel ?
Le soin, en effet, ne peut être seulement le geste-pansement, aussi performant soit-il. Il demande aussi le geste-pensée, le mot-pensée, la représentation. ( Il y aurait beaucoup à dire aujourd’hui sur des faits apparemment anecdotiques, comme l’introduction des clowns dans les services hospitaliers).
Rappelons que théâtre, médecine et religion ont parties liées à l’origine ; l’homme médecine, le chaman, participe aux soins individuels et collectifs, par de la représentation, de l’interprétation, de la proposition de sens.
Le soin ne peut se réduire à un geste de réparation du corps, il attend aussi projet, espérance, perspective, avenir jouable.
Et si la médecine et l’art, au lieu de se poser, posturer comme usurpateurs l’un de l’autre, pouvaient envisager de jouer du côté de la réconciliation ?
Eden
Le cerf dans la plupart des traditions est l’animal symbole de la renaissance cyclique, sa ramure chute pour repousser chaque fois plus grande. Cette scène condense tout le paradoxe de l’aventure humaine. L’homme est au prise avec une double polarité : pulsion de vie, pulsion de mort. Pulsion de mort, il se tue lui même, se sacrifie lui même, se fait chuter, en roulant cycliquement sur lui même. Il est à lui même sa propre violence, son propre mal. Pulsion de vie : c’est l’expérience, la représentation et parfois la révélation ( « vingt infinies secondes» ) de cette violence qui sont facteurs de sa prise de conscience de son identité puissante. Sans la chute (hors de l’Eden, c’est à dire de la candeur, de l’innocence) pas de nécessité de réfléchir, pas de conscience et pas d’envol créatif.
« Nous avons beaucoup de place pour les gens qui changent le monde, pour lui donner du sens , la paix du sens »
La communauté de l’Eden repose sur une croyance : la croyance en l’îlot, il existerait un îlot possible, purifié, distinct, sacralisé, à l’écart de l’ensemble du continent social marqué par l’imperfection, le perverti, le désacralisé .
Sans croyance, pas de sacré (version religieuse ou version laïque). Sans sacré pas de corps de valeurs centrées sur la valeur socle – le respect – et donc pas de cohésion minimale partagée. Croyances, valeurs, sacré, doivent en permanence être ré-interrogés . Il y a aujourd’hui vacance en ce domaine. D’où des tentations et tentatives comme celles de l’îlot. L’histoire de l’îlot racontée ici tourne mal, il y a une faille, une erreur : le mythe de la pureté. L’homme est constitué d’une double polarité qui fait son mouvement, sa dialectique, sa danse pulsion de vie, pulsion de mort. Il n’existe pas d’îlot ou l’humanité serait « purifiée » de ce mouvement. Ou qu’il se déplace, il déplace ce mouvement avec lui.
La « paix du sens » évoquée dans le texte ne peut donc être que relative (aux deux sens du terme). Citons Paul Valery :
« Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés »
Dernières sommations
Le texte de Vincent Guédon est à la fois très dépouillé et très dense. Il invite à plusieurs niveaux de lecture. C’est un texte énigmatique qui traite en effet d’énigmes. On peut d’abord lire ce récit comme une description quasi clinique de ce que les psys appellent un «secret de famille», son fonctionnement, ses effets. On peut aussi le lire comme une version ésotérique d’un mystère, le lien entre le divin et l’épreuve du malheur et du mal dans l’histoire humaine.
Vincent Guédon, dans son texte, nous inviterait donc à reprendre la question des «clefs» : le futur passe par la quête des clefs qui peuvent ouvrir, délivrer le sens, la vérité.
Une famille peut être mise à mal, s’enfermer dans le mutisme, l’incompréhensible, puis l’insensé, sur plusieurs générations, quand la vérité d’un évènement touchant à l’origine, l’identité ou l’histoire d’un ou plusieurs de ses membres est tue, déformée, refoulée, dans le déni.
Un insensé énigmatique s’installe qui pervertit la parole, la communication. La parole tourne à vide, dans une violence, une impuissance, une toxicité mortifère. Le mouvement et l’émotion peuvent s’en trouver paralysés, mais le secret reste présent, comme un éclat dans la chair et «suinte» à travers les murs de l’oubliette. Le secret demande muettement la parole, la «clef» qui ouvre l’accès au sens.
Dernières sommations illustre ce fonctionnement. Le secret est figuré par le cadavre enfoui dans le jardin et par le mort/vivant dans le transat. Ce mort/vivant peut représenter l’inconscient qui continue de «travailler» le secret. La paix – la maison familiale – ne pourra être obtenue et le poids des valises – poids du non-dit- ne pourra être délivré qu’avec la clé de l’aveu ou de la révélation.
Cette version allégorique du texte de Vincent Guédon nous ramènerait donc à une hypothèse du genre : le futur de l’humanité ne reste-t-il pas «plombé» par le refoulement et la transmission répétitive d’une violence antérieure, originelle ?
Un deuxième niveau de lecture peut être celui d’une interprétation des clefs, des symboles, du message biblique. Quelques rappels discrets :
L’arbre – le laurier japonais – qui pousse sur le cadavre enfoui et donne des baies toxiques, rappelle l’arbre du péché originel. Il s’agit d’un laurier, symbole d’éternité et de la connaissance secrète. Il est planté entre un lilas et un olivier, symbole de paix.
L’auto-stoppeur/meurtrier est décrit comme borgne. La figure du borgne dans nombre de traditions ésotériques est celle du clairvoyant.
Seuls les oiseaux échappent à la toxicité des fruits. L’oiseau est la figure ailée de l’âme ou de l’ange.
La maison fraîche près de la mer est le havre de paix – Terre Promise – espérée après la traversée du désert brulant.
Le mari et la femme sont liés par une alliance.
Les chiffres – quarante ans pour l’homme assassiné, huit à neuf ans pour la petite fille allumette – ont aussi des significations en numérologie.
Le parquet de la maison fraîche forme un «mystérieux alphabet».
Mon interprétation du message implicite du texte pourrait être le suivant : le malheur, la malédiction de l’humanité sont inséparables du cheminement de son questionnement sur le divin. Le «mort-vivant», à la fois incarné et désincarné, interlocuteur à la fois présent et absent, m’apparait comme une figure de Dieu, du Christ ( cf p.7/8 : « ce n’est pas parce que vous êtes nu, pratiquement, à terre et nu, que je ne peux pas vous atteindre. ») à qui s’adressent toutes les questions, les clefs pour accorder la délivrance du sens. Le dialogue est en fait un tragique monologue qui passe par toutes les modalités de la prière, de la supplication à la «sommation».
Vincent Guédon, dans ce texte, propose un passionnant parallélisme : l’énigme du divin et le secret de famille fonctionneraient-ils sur le même modèle ?