Qui nous inspire ?
Les écrits des autrices et des auteurs d’aujourd’hui dialoguent avec les écrits d’hier, d’avant-hier, d’autrefois. Les œuvres se réfléchissent. Ce sont des miroirs, des miroirs peuplés d’ombres. Des traces de futur passent en contrebande, déjouent les langues, miroitent d’un livre à un autre à travers le temps. Le geste de la Bibliothèque des futurs prend sa forme et sa force dans les bibliothèques dont nous franchissons la porte, dans les bibliothèques enfouies en nous. Elles sont notre planche d’appel, elle soutiennent notre élan.
Nous citons dans cette fenêtre
des livres qui nous ont fait signe.
Bernard Stiegler – 2018
(…) Nous sommes dans l’ère Anthropocène – ou hyper-Anthropocène. Nous savons que c’est le cas depuis deux siècles et demi.
Nous savons aussi que nous ne le savons que depuis peu de temps – et cela n’est d’ailleurs encore admis par l’Union internationale des sciences géologiques ( depuis l’été 2017) qu’à titre d’hypothèse. Nous savons enfin que beaucoup encore le dénient ( même Le Monde Diplomatique, dont le journaliste Jean-Baptise Malet donne à penser que le caractère apocalyptique de l’ère Anthropocène est douteux, convoquant en renfort la notion d’âge Capitalocène). Nous ne savons pas très bien ce qu’en dit le Rassemblement National, mais il est sûr qu’il s’en sert, et que tous ces dénis lui servent, et le servent. Telle est l’actuelle servilité généralisée induite par la dénoétisation et la prolétarisation généralisées. (…)
p. 309/310
Baptiste Morizot – 2020
C’est en ce sens que je veux redéfinir, pour finir, la diplomatie interspécifique des interdépendances comme «théorie et pratique des égards ajustés».
Les égards à inventer sont «ajustés», et non pas «justes», précisément parce que les êtres en présence sont des êtres en vérité inconnus dans leurs puissances : on ne dispose pas de leur statut moral définitif (personne, dignité, fin en soi, moyen, pure matière) ; il faut constamment ajuster et réajuster les égards aux réponses qu’ils nous font, à leur manière de réagir, de plier notre action pour nous la renvoyer autrement. Comme les pollinisateurs des campagnes françaises nous renvoient de manière imprévue notre usage massif des pesticides et intrants phytosanitaires, en nous «disant» : « Si vous continuez comme ça, nous faisons la grève de la la pollinisation (la grève par la mort), et vous n’aurez plus de fruits, de légumes, de fleurs, plus de printemps, plus rien.» Ajuster exige un travail, un cheminement, un coajustement en permanence, une négociation ; il ne s’agit pas simplement de découvrir le juste et de passer à autre chose, car ce juste n’existe pas, il s’agit de constamment recommencer l’effort pour que la relation reste juste, pour que l’accord reste juste comme dans un orchestre.
Vinciane Despret – 2019
Je suis convaincue, avec Haraway et bien d’autres, que multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable.
Créer des mondes plus habitables, ce serait alors chercher comment honorer les manières d’habiter, répertorier ce que les territoires engagent et créent comme manières d’être, comme manière de faire. C’est ce que je demande aux chercheurs.
(…)
On a vu que les territoires pouvaient être considérés comme oeuvrant à la formation des couples. Qu’ils suscitent la rencontre, synchronisent les corps, ajustent les rythmes psychologiques ou physiologiques, soudent les relations, les territoires seraient, comme Souriau le propose à propos d’un nid de mésanges, des «oeuvres médiatrices» – il écrit d’ailleurs de ce nid qu’il est non seulement oeuvre d’amour, mais «créateur d’amour» puisque c’est en le construisant que les partenaires s’énamourent. Les territoires seraient des formes qui engendrent et façonnent des affects, des relations, des manières d’organiser en son sein. C’est ce qu’on pourrait inférer de l’observation de certains oiseaux qui modifient leurs systèmes matrimoniaux en fonction des territoires où ils s’installent.
Don Delillo – 2020
(…) Il est clair à présent que les codes de lancement sont en train d’être manipulés à distance par des groupes ou des agences inconnus.
Toutes les armes nucléaires, dans le monde entier, sont devenues inutilisables. On n’envoie plus de missiles par dessus les océans, on ne lâche plus de bombes depuis des avions supersoniques.
Et pourtant la guerre se déroule et les termes s’accumulent Cyberattaques, intrusions numériques, agressions biologiques. Anthrax, variole, agents pathogènes. Des morts et des infirmes. La famine, la peste et quoi encore ? L’effondrement du réseau électrique. Nos perceptions individuelles sombrant dans la domination quantique.
Le niveau des océans est-il en train de monter à toute allure? L’air de se réchauffer à chaque heure qui passe, à chaque minute? (…)
p.71
Yves Citton – 2017
Qu’un texte littéraire ne continue à exister que pour autant qu’il nous parle, et qu’il ne nous parle que par rapport à nos pertinences actuelles.
(…)En quoi la lecture relève-t-elle non d’une réception passive, mais d’une activité? En quoi cette activité, dont les modalités et les produits sont très particuliers, est-elle formatrice de notre monde.(…)Contrairement à ce qu’implique le schéma communicationnel inspiré par le bon sens et la linguistique fonctionnaliste, comprendre un texte ne consiste pas à retrouver le sens originel qu’avait voulu y mettre l’auteur. La «bonne» compréhension ne cherche pas à abolir la distance temporelle entre l’aujourd’hui de la lecture et l’(avant-) hier de l’écriture, mais à exploiter au mieux sa tension productrice de nouveauté. L’interprétation n’est pas exhumation mais réinvention.
Camille de Toledo – Aloicha Imhoff – Kantuta Quiros – 2016
(…) Nous avons vu renaître des récits d’avenir, des récits de l’avenir.
Nous avons vu s’étendre, dans ce champ humain qui est le nôtre, les champs de la fiction. Nous comprenons que cette extension fictionnelle est le signe d’un effort pour offrir des possibles, des récits-échappées. Nous partons de là, de récits-échappées, de l’amplitude nouvelle de possibles que cette extension fictionnelle met en scène. Nous choisissons de comprendre cette extension comme un effort pour desserrer l’étau de ce qui est. Plantes, pixels, particules, collectifs silencieux appelés aux langages, acquérant le pouvoir de se dire, désoclant au passage le vieux monopole du sujet «homme», du vieux récit. Nous envisageons l’extension fictionnelle comme une ouverture à la multiplicité des voix dans un parlement étendu où le vieux roi – homme – se met soudain à entendre ce qui était jusque-là de l’ordre des choses, une matière pour sa prédation. Dans ce parlement, le vieux roi est invité à renoncer à sa position de maîtrise pour devenir l’interprète, le traducteur de ce qui s’invente et se crée avec ou sans lui, contre lui ou par sa faute. (…)
p. 27
Franz Kafka – 1915
Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa, s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine.
Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s’aperçut qu’il avait un ventre brun en forme de voûte divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de cet édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps papillotaient devant ses yeux.
« Que m’est-il arrivé? » pensa -t-il.
Bohumil Hrabal -1976
Tout ce que j’aperçois dans ce monde est animé d’un mouvement simultané de va-et-vient,
tout s’avance et d’un coup recule, comme un soufflet de forge, comme ma presse sous la commode des boutons rouge et vert, clopin-clopant tout bascule en son propre contraire, et c’est grâce à cela que le monde ne cloche pas. Moi, j’emballe depuis trente-cinq ans du vieux papier ; or pour bien faire ce travail il faudrait une instruction universitaire, au moins le lycée classique, mais l’idéal en soi serait le séminaire. Ainsi, dans mon métier, la spirale et le cercle se répondent, progressus ad futurum et regressus ad originem se confondent, tout cela, je le vis avec intensité ; instruit malgré moi, malheureux d’être heureux, je me prends à considérer que progressus ad futurum et regressus ad originem peuvent bien s’accorder. C’est ainsi que je me distrais maintenant, comme d’autres lisent Prague-Soir au dîner.
Alexandre Gefen – 2021
(…) La généalogie complète de ces pratiques reste à faire
car elles s’inscrivent dans la très longue durée : pour proposer lui aussi d’«envisager la littérature non comme un thesaurus de textes, mais comme un ensembles d’activités», Jérôme Meizoz rappelle par exemple le rôle majeur de l’oralité au 19ème siècle aussi bien que le cas des spectacles du «poète boxeur» Arthur Cravan, en 1913. Patrick Boucheron revient jusqu’aux fictions «interactives» du Décaméron de Boccace pour penser le politique aujourd’hui autour de la notion d’expérience. On pourrait rappeler également que le genre revenu à la mode avec le slam de la battle poétique trouve des origines dans le «flyting» qui remonte au 5ème siècle.
Dans le champ contemporain, ces pratiques variées sont également bien identifiées du côté du théâtre «postdramatique» conçu comme un projet collaboratif à destination sociale et un lieu où peuvent s’inventer d’innombrables expériences interactionnelles (…)
p. 219/220
Léonora Miano – 2020
L’identité européenne est frontalière, si l’on entend ce terme dans son acception subsaharienne
ancienne qui fait de la frontière le lieu de la rencontre, de l’échange, plus que celui de la séparation. L’altérité existe, mais elle se présente comme une opportunité. Le conflit, lorsqu’il affleure, trouve sa résolution dans la nécessité d’épargner à chacun l’humiliation. Ne pas verser à terre la face de l’autre, comme le dirait le bon sens subsaharien. Car il faudra bien faire quelque chose de cette Europe qui s’atrophie l’âme en refusant encore de révéler ce qui est entré en elle et ne la quittera plus, ce qui l’a changée pour toujours lorsqu’elle s’est approchée des autres. Asséner un cou, caresser, c’est encore toucher. Le corps n’évacue pas la mémoire du contact. Les postures politiques les plus affirmées n’y changeront rien, on ne quitte pas ce qui est à l’intérieur de soi. Cela vaut pour les uns et pour les autres.
Lucie Taïeb – 2019
Je me remets en marche lentement, vaguement étourdie, le regard plein de l’île,
de sa brume, de sa distance, et les visages autour de moi, si proches, me semblent vides, des masques de sourire, des masques de bonheur, un creux sans fin. En pente douce, le pont de Brooklyn rejoint le trottoir de Manhattan. Marchent vers nous ceux qui l’empruntent dans l’autre sens.
J’ai l’espoir soudain d’apercevoir parmi eux un visage connu, ami. Quelqu’un dont la présence aurait un sens. Je ne reconnais personne. Je reviens de nulle part. Quelque chose d’étrange me saisit, la sensation très nette d’être parmi des morts, des corps sans chair, de pures silhouettes. Je suis arrivée aux Enfers juste après avoir franchi le fleuve, non en barque mais sur ce pont et il ne me reste qu’à errer, dans la foule anonyme, pour retrouver mes chers disparus, tenter de les saisir à peine aperçus et voir comme ils s’échappent, fumée, images sans consistance, vaines.