C’est quoi l’idée ?
Roland Jean Fichet – 19/10/2020 – 2/04/2024
La Bibliothèque des Futurs est
une fabrique de fictions prédictives
C’est impossible, disions-nous, ça ne peut pas arriver. Et voilà qu’il surgit sous nos yeux cet impossible, dans nos corps, dans nos sociétés, dans notre monde. Il a lieu. Les monstres sont de sortie, minuscules et majuscules.
Ça nous tombe dessus et ça va continuer de nous tomber dessus: des évènements, des soulèvements, des cataclysmes, des glissements idéologiques, des mutations inimaginables. Inimaginables? Pourtant il serait utile de les imaginer.
Nommer et sculpter ce réel qui nous aveugle. Ça nous regarde. La fiction produit du réel. La littérature est un processus de fabrication du réel par la langue, par la fable.
Tissons un filet de fictions pour attraper ce qui nous arrive et tenter de le mettre en mots, de le lire, de le traduire.
« Les êtres humains peuvent prétendre à la vérité: c’est le titre d’un bref essai de la poète autrichienne Ingeborg Bachmann (…) Et c’est parce que nous disposons de cette force que nous pouvons prétendre aussi, selon Bachmann, à un langage qui dit ou tente de dire, sinon le monde, du moins ses servitudes et ses mensonges. Un langage qui permet de faire l’expérience d’une autre manière de parler, c’est à dire d’une autre façon de vivre. »
Lucie Taïeb – Freshkills
– Un lieu nommé Bibliothèque des futurs où résonnent des fictions de romancières et romanciers, d’autrices et d’auteurs dramatiques, de poètes. Les textes prennent place mois après mois dans la bibliothèque numérique. Ils y figurent sous forme de livres potentiels. On peut les lire dans leur intégralité. Les écrivaines et les écrivains ouvrent des fenêtres sur le futur. Des fenêtres, des judas, des croisées, des soupiraux, des hublots, des trappes, des vasistas… À ce jour, vingt deux écrivaines et écrivains sont entrés dans la danse, ont apporté leur brique, ont participé à l’élévation de la Bibliothèque des Futurs.
– Des assemblées interprétatives qui performent les fictions, les projettent dans la sphère publique, dans la dynamique des sociétés et des paysages, dans le champ de bataille politique, dans les lieux d’art et de culture, dans les cercles de pensée, dans les théâtres. Ces assemblées interprétatives convoquent l’énergie créatrice de personnes œuvrant dans des disciplines, des sphères, des zones, des métiers de toute nature.
La pratique de l’assemblée interprétative c’est le déchiffrement des fictions et la construction d’actes et de gestes; sa ligne de sorcière c’est de donner figures à l’absolument non représenté. Pas d’opposition entre fiction et pensée : de la dialectique. L’acte d’interpréter est une pratique poétique et une pratique politique.
Fiction après fiction une carte des futurs se dessine et une architecture d’actions.
L’autre chantier : l’inscription physique de cette carte des futurs dans les KAB.
Roland Jean Fichet – Août 2021
Lignes tremblantes
Roland Jean Fichet, le 2/04/24
On y trouve quoi dans cette fabrique littéraire ?
Des nouvelles, des pièces de théâtre, des récits qui imaginent des possibles, qui tracent des lignes vers l’inconnu, qui tentent de donner forme et figure à des devenirs. Voilà, circuler dans la Bibliothèque des futurs c’est rôder dans le labyrinthe des signes.
Écrire est un acte, lire est un acte, interpréter est un acte. Un texte peut illuminer une vie, une phrase peut sculpter un destin, un concept peut métamorphoser une ville. Qui n’a pas senti cela? Qui en doute? Le geste archaïque du théâtre est familier à plusieurs d’entre nous: décrypter un texte et le mettre en mouvement. La parole se fait acte et crée. On dit aujourd’hui qu’elle performe.
Qu’est-ce qui nous arrive ? Vers quoi va-t-on ? Les visions, fulgurances, intuitions, paysages verbaux des poètes convoquent des syntaxes, des structures, des typographies inédites, affolantes parfois.
Les interprètes de leur côté peaufinent leurs outils, leur modus operandi, passent de la mise en résonance de fictions dans leur intégralité à des micro-lectures, à des travaux d’entomologistes. Certains commentaires sortent de leur case, prennent leur autonomie, affirment leur propre force prédictive.
Un philosophe grec bien connu préconise d’utiliser le mythe pour éclairer la cité. Alors, ajoutons le mot mythe à notre vocabulaire. Ça se fabrique des micro-mythes? Comment fait-on? Telle fiction n’héberge-t-elle pas à son insu un mythe potentiel?
Et en guise de provisoire clôture le théorème de Mallarmé: Toute chose en ce monde est destinée à finir en livre. Ce soir, j’ai envie de l’inverser ce beau théorème : Toute chose en ce monde est destinée à naitre d’abord dans un livre.
COMMENT Ça a commencé ?
Un prototype : Les déchets fictions
Si quelque chose condense l’angoisse de ce temps c’est bien le déchet. Il est la trace la plus visible de notre désarroi devant ce qui nous arrive. Car s’il est une caractéristique du siècle commençant, c’est bien ce jetable qu’on ne sait plus où ni comment jeter et encore moins penser.
Annie Le Brun – Ce qui n’a pas de prix – Stock – mai 2018
La Bibliothèque Des Futurs a été fondée en novembre 2018 à Saint-Brieuc.
Du 16 au 18 novembre 2018, au Musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc, le Théâtre de Folle Pensée à réuni plusieurs partenaires : des associations, des entreprises, des structures qui œuvrent dans le champ de la création artistique, de l’économie circulaire, de l’économie sociale et solidaire, d’une nouvelle conscience citoyenne.
Tous partagent une intuition : les puissances de la langue, de la fiction et du mythe sont grandes. Elles peuvent rendre visible un réel invisible. Elles peuvent libérer des possibles. Elles peuvent donner forme à des mondes.
Deux ans auparavant, le Théâtre de Folle Pensée est entré en dialogue avec des entreprises et des structures qui prennent à bras le corps la question des déchets. Il leur a proposé un protocole d’écriture de récits/fictions ancrés dans le réel et qui assument un regard sur le futur et une audace prédictive : les audits poétiques.
Photos du séminaire des 16 au 18 novembre 2018, Musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc.
Un outil : L’audit poétique
En 2015 et 2016, je me suis entretenu avec plusieurs responsables d’entreprises et d’organismes de Saint-Brieuc. Alexandre Solacolu quittait alors le pilotage de Photo Reporter et fondait Open Bay qui engendrera Hoali quelques mois plus tard. Alexandre m’a incité à présenter ma vision du rôle de la poésie et de l’art dramatique dans la cité à plusieurs chefs d’entreprise. La proposition m’a intrigué et conduit à déplacer mon regard. Nous avons ouvert un dialogue discontinu mais régulier avec des entrepreneurs dans différents domaines : le bâtiment, la santé, la transformation des matériaux, la récupération, les déchets, le social, la fabrication de pinceaux… Plusieurs chefs d’entreprise sont venus voir ma pièce « Qu’elle ne meure » au Théâtre National de Bretagne et « Constellations » à l’Institut Pasteur au cœur de Rennes. Éclaté dans quinze pièces de ce lieu en friche, ce spectacle était une petite entreprise de création de textes et de performances. J’y participais en tant qu’auteur. Les actrices et acteurs de « Constellations » avaient tous été élèves dans mes ateliers d’écriture et de dramaturgie à l’école du TNB.
Une question revenait dans nos conversations : par quels moyens peut-on aujourd’hui se faire une idée du futur ? Cette question était souvent précédée d’un constat : nous sommes bousculés par des évolutions visibles et d’autres qui le sont moins, elles nous surprennent, nous ne les anticipons pas, nous devinons des lignes de faille mais nous sommes comme médusés, démunis devant ce qui vient. Si un glissement sensible de nos repères survenait serions-nous capables d’y faire face ? Avons-nous les bons outils pour cela ?
J’exprimais parfois une intuition : travaillons la langue, relions intelligence et émotion dans des récits visionnaires, partout où la parole est bloquée appelons la fiction à la rescousse… Je sentais que cette piste restait obscure pour mes interlocuteurs. En 2017, lors d’un échange avec deux agents dynamiques d’un cabinet d’audit, j’ai formulé le concept d’audit poétique. Immédiatement j’ai senti que ce concept éclairait le propos et rendait mes formules plus concrètes. Ensuite, j’ai articulé ce concept avec un processus d’écriture et un cadre entrepreneurial.
Le qualificatif poétique a surgi spontanément et s’est imposé parce que plus simple et plus générique que d’autres. J’aurais pu choisir audit littéraire puisqu’il s’agit d’un concept qui englobe toutes les formes littéraires, en particulier le récit, la nouvelle et la forme théâtrale que j’ai beaucoup pratiquée et qui m’a fourni nombre de modus operandi. Audit poétique a pour lui un atout de taille : sa racine grecque signifie création, action. La poésie est étymologiquement liée au faire, à l’acte de faire. C’est du coup, je trouve, une belle association de mots « audit poétique ».
Dans ce texte je tente de dessiner la figure de l’audit poétique, de relier quelques points.
Cette démarche d’écriture de fictions et d’interprétation de ces fictions a été mise en œuvre en 2018. Trois écrivains se sont investis dans ce processus et un groupe de trente personnes qu’on pourrait appeler les interprètes ou les traducteurs.
Kerval Centre Armor, une usine de traitement des déchets, Open Bay, start-up centrée sur l’écologie, et le Théâtre de Folle Pensée ont été les opérateurs et les lieux de réalisation de ce dispositif d’écriture et de création.
Les trois jours d’interprétation des fictions se sont déroulés dans la salle du Musée de Saint-Brieuc dédiée aux œuvres contemporaines. Ce travail d’interprétation était pensé comme un acte performatif, un traitement de la fiction saisie comme productrice de réalité.