ABANDONNER – Qu’est-ce que tu t’imagines ?
Fanny Mentré

Ouverture

ABANDONNER – Qu’est-ce que tu t’imagines ?

Tu reviens. J’en tremble. Tu reviens. Tu viens. Sais-tu seulement que tu reviens ? As-tu seulement le sentiment de revenir ? Tu viens pour lui, pour parler de lui. Alors je devine qu’il est mourant, ou peut-être même mort. Ne me dis pas de quoi, je ne veux pas savoir.

J’espère qu’il est mort à petit feu, dans des souffrances sans fin, comme tout le monde meurt ici. Oui, tu dois me considérer comme une salope et je ne vais pas te décevoir. Commencer par dire ce que tu ne veux pas entendre : les gens comme lui auraient tous dû mourir avant les autres.

Et peut-être que j’ai envie de dire que les gens comme toi, les gens qui sont là-bas maintenant, comme toi, devraient tous être morts déjà s’il y avait une justice. Au début, je n’aimais pas ces paroles que j’entendais autour de moi, ces souhaits de mort, mais peut-être qu’elles disent la vérité au fond, une vérité. Je ne suis pas certaine d’avoir encore la force de m’intéresser à ce qu’est la vérité. J’ai 54 ans, je suis vieille, je suis fatiguée.

Points de vue

« Alors commençons par là, commençons par la fin. »

Fanny Mentré nous projette dans un futur assez proche, une vingtaine d’années après un cataclysme nucléaire contemporain. Comme la majorité de nos auteurs, sa vision semble massivement pessimiste, catastrophique, il est question de la fin de l’humanité.

L’autrice nous ramène donc à une interrogation centrale : pourquoi les fictions, ici proposées, sont-elles fortement marquées par un tragique aveuglant ? Ne doit-on pas se demander si cet « aveuglant » ne masque pas un impensé ? Un impensable ? Comment se fait-il que le tragique de la réalité nous happe, nous fascine au point que notre pensée colle « à la fin » de quelque chose – fin du monde, fin d’une civilisation, d’un cycle, d’une ère… – sans alternative sur « le début » de quelque chose d’autre – début de, alternative à, place dégagée pour… ou au retour de quelque chose – ?

Une partie de la réponse semble donnée par le texte de Cyrille Martinez, et le texte même de Fanny Mentré. Il est question d’imagination. Dans Manger la bibliothèque, Cyrille Martinez écrit : « c’était inimaginable à nos débuts » et la seconde partie du titre ABANDONNER est : « Qu’est-ce que tu t’imagines ? » . Cette phrase, qualifiée de « cadeau » par le personnage central dans le texte de Fanny Mentré, est tirée du récit d’Imre Kertész Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. ( Éditions Actes Sud – 2013. Publication originale 1990) Précisément l’auteur parle de l’inimaginable, de la surprise inimaginable ( impensable) du petit garçon devant l’instituteur qui au lieu de l’abandonner, lui laisse sa part de riz, vitale.

On peut penser que Fanny Mentré glisse ainsi dans un récit tragique de fin d’humanité à une alternative positive lumineuse : le sublime aussi peut dépasser l’imaginable. À condition, nous dit l’autrice, de ne pas s’abandonner à la tentation d’abandonner. Le risque principal est clairement affirmé d’abandonner la lutte sur les deux plans de la politique et de l’éthique :

– Sur le plan politique, l’adversaire est lucidement identifié, c’est notre volonté de puissance : « comme toute personne qui veut le pouvoir il [ton père] est devenu un tueur . »
– Sur le plan éthique, l’adversaire est aussi lucidement identifié, à savoir le matérialisme : « Sauver ta vie, ton corps presque à coup sûr ou préserver ton âme ? »
Ne pas abandonner « l’âme » , « l’essence de l’être » , « l’humanité », autrement dit la pensée autour de la spiritualité, des valeurs, de l’éthique, du sacré, du poétique… à travers l’inimaginable geste de l’instituteur d’Auschwitz.

Sauver ta vie ou…préserver ton âme

«…tout quitter, aller vers les jardins, les champs, se lever à 5h du matin, écouter les oiseaux crier à la levée du jour, acheter cette maison en ruine, faire du ciment, gratter les murs, oui, on était beaux, on était excessifs, toujours, tu ne peux pas imaginer comme on a été beaux et excessifs. »

La question posée par ce texte mais aussi par Eden de Waddah Saab, est : que faire lorsque la conscience que notre société va dans le mur devient aiguë au point d’imposer à certains – souvent des jeunes – un changement radical de vie ? Cette question anime aussi un roman comme L’Arbre-monde de Richard Powers. ( Éditions le cherche-midi – 2018). La solution pour certains d’entre eux, les plus conscients, les plus informés passent par la radicalité d’un engagement ou d’un choix de vie à la marge du système. On trouve cette expérience dans les deux textes, celui de Mentré et celui de Saab et dans les deux cas il y a des leaders charismatiques qui entraînent dans leurs rêves leurs amis et/ou amant.e.s, ceux-ci se muant parfois en disciples :

« Celui qui a des idées et entraîne les autres pour les mettre en œuvre. Celui dont l’esprit est si brillant que sa parole déployée en vagues successives vous portait aux confins du monde réel, sur les bords d’un rêve qui vous semblait, en l’écoutant, avoir toujours été vôtre. » C’est ainsi que Saab décrit Paul, celui qui va devenir le leader de la communauté des Cloches brunes « Il a tellement travaillé à éveiller les gens, et on le suivait, il avait cette science et ce charisme. Moi je n’avais pas la patience des recherches, mais j’agissais, je participais à toutes les opérations, même les plus dangereuses, même quand, le plus souvent, il était contre. » C’est en ces termes – à d’autres endroits la narratrice parle de son ex-mari comme d’un génie – que Mentré présente celui qui fut un grand penseur écologiste avant de se réfugier dans un paradis doré.

La mère/narratrice de « ABANDONNER – Qu’est-ce que tu t’imagines ? » parle une fois que la catastrophe nucléaire a eu lieu.
Waddah Saab termine son texte Eden par cette phrase : « Il flotte sur Cloches Brunes l’esprit de quelques Humains qui ont voulu ramener le monde à un âge où les Hommes pouvaient l’habiter. L’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile. » Le thème de la catastrophe, de l’apocalypse est très présent dans les textes que nous avons reçus à la BDF : Rudimenteurs d’Alexis Fichet présente une société qui survit au milieu des déchets. Le sous-titre de Dans les Jardins d’Electropolis de Lancelot Hamelin, s’intitule « Fragments d’une fin du monde ».

Les fictions de la BDF sont traversées par les angoisses suscitées par les rapports alarmants du GIEC, les menaces sur la bio-diversité et la course folle à la consommation. Dans une fable cruelle – Rosa Rosa Rosa Lind – Marion Stenton décrit les dernières heures d’une vieille femme qui a décidé de rendre service à la planète en organisant un massacre d’enfants pour éviter qu’ils ne deviennent tueurs eux-mêmes une fois devenus adultes :

« Mais arithmétiquement, toutes données comprises, Rosalind a peut-être diminué la douleur du monde ? S’ils se tuent aujourd’hui, ils ne tueront pas demain ? peut-être / c’est le pari »

La narratrice du texte de Fanny Mentré est une figure tragique. Comme Médée elle dit non … en bloc. Pas de compromis. Pas de demi-mesure. Certes Médée tue les enfants de l’homme qui l’abandonne et la mère du texte de Fanny Mentré ne fait que refuser d’accueillir sa fille. Mais la violence de ses imprécations rappelle celles de Médée : « J’ai reçu malheureuse, j’ai reçu le coup / et j’ai de quoi gémir.

Enfants maudits / d’une mère qui n’est plus rien que haine / puissiez-vous périr avec votre père / et toute la maison s’écrouler » ( Médée – Euripide – traduction Marie Delcourt-Curvers ) Dans le texte de Fanny Mentré, la haine pour le père et ses choix de vie ont coupé tout lien maternel avec la fille. La mère se raidit dans cette attitude, trouvant dans la force du non la force de tenir debout dans un monde dévasté : « Oui, j’ai aimé cet homme, et je l’ai aimé peut-être parce que c’était un génie et oui, je l’ai détesté ensuite parce que c’était un génie et que j’ai découvert qu’être un génie pouvait fondamentalement vouloir dire être un sale type, une ordure. » Cette phrase fait penser à la haine radicale exprimée par Médée vis à vis de Jason : « Celui qui était tout pour moi, je ne le sais que trop, s’est révélé le plus traître des hommes et c’est mon mari. » (op. cité supra)

Comme Médée enfin, elle refuse d’être heureuse si le bonheur est au prix de la trahison :

« Loin de moi un bonheur qui dégrade / une prospérité qui blesserait mon coeur! » (op. cité supra ) Elle dit, face à la prospérité des nantis et des planqués de Nouvelle Zélande, « avoir choisi de continuer à appartenir à ce que j’appelle l’humanité, peut-être choisir de ne pas condamner l’humanité comme lui le faisait, peut-être ne pas choisir de vivre parmi les inhumains ».

La mère, le diable et le capital

De ce texte magnifique et terrifiant, abouti, puissant, je me souviens de la violence qui m’avait d’emblée saisie et épuisée, dès les premières pages. Tant de haine, d’amertume, de rancœur, tant de rage… Une violence paroxystique à la mesure de la douleur de cette femme qui se souvient de l’équation impossible à résoudre : abandonner sa fille pour la protéger, abandonner par amour. Une sorte de pacte avec le diable ?
Dans abandonner il y a donner, dans rancœur il y a cœur ; d’après la chercheuse italienne Andrea Marcolongo (1), étymologiquement, c’est « à ban donner », autrement dit « laisser à quelqu’un », voire laisser en nourrice ; mais quelle mère donne son enfant à un salaud ? Quel est le pacte ? Quelle est la compensation ? Qui est le monstre ?

Au fil des pages, le monstre n’est plus celle qu’on croit. Qu’est-ce que t’imagines est aussi adressé au lecteur. L’effet retard qui introduit le personnage du père, le salaud, moralement répugnant, est saisissant. Salaud : c’est depuis la naissance du capitalisme que le mot a pris son sens moral … d’amoral au sens propre, si je puis dire. Le salaud, dit Comte-Sponville (2), c’est celui qui est prêt à sacrifier autrui à soi, à son propre intérêt, à ses propres désirs, à ses opinions ou à ses rêves. N’est-ce pas aussi la définition de tout bon capitaliste ?

Le monstre, c’est le Capital.

Ce que la mère raconte à sa fille, c’est le combat d’une vie, une résistance héroïque contre un système dévoyé et tout-puissant. À quoi sommes-nous prêt.e.s à renoncer ? Et pour sauver quoi, quand la catastrophe aura eu lieu ?
La catastrophe, c’est le Capital. Qui a imposé sa loi, épuisé la Terre, néolibéralisé la vie, creusé une tombe au.x vivant.s et affiche une santé insolente – le sourire du père.
En face, une vie à résister. Le travail, la femme, ça la connaît, elle poursuit sans trêve son travail d’enfantement, corps et âme, contre le Capital aborrhé. Elle vitupère, elle crie – pleure-t-elle ? -, elle déploie une parole qui nous sidère et nous fait du bien.

Autre équation (ou la même, vue sous un autre angle) :
Fille = l’Âme
Père = le Diable
Mère = la Terre

Après la mort du père revient l’âme, dévoyée, contaminée par les saloperies. Une âme que la femme ne pourrait recueillir sans se perdre. Pas de retour en arrière possible. Comme les habitants d’Eden, en plus tragique.
Se perdre, abandonner, trahir ? Trahir, du latin tradere, trahir aussi c’est donner, révéler – au sens ou un visage trahit une émotion -, transmettre, confier. Ce qu’elle trahit, c’est son amour – celui du passé, et celui, inconditionnel, de l’ordre du sacré, qu’elle porte à cette enfant – Âme ? – un jour accouchée dont elle reste malgré et au-delà de tout la gardienne effarée.

1Etymologies. Pour survivre au chaos (Alle fonte delle parole. 99 etimologie che ci parlano di noi), d’Andrea Marcolongo, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier – Les Belles Lettres, 2020.

2Le goût de vivre et cent autres propos, André Comte-Sponville – Albin Michel, 2010.

Le récit d’après

Quel récit peut-on écrire après « la séparation des mondes » ? Est-il même possible d’en imaginer un ?
Le père n’inventera plus rien : « vous n’acceptez plus l’inconnu, vous n’avez plus d’utopie, plus de rêves, tout est concret, tout doit l’être ». Il avait prédit à raison l’effondrement, il l’avait prédit surtout pour avoir raison, sa survie assurée dans un sanctuaire libertarien lui offrira tout au plus une excitation rétrospective.

La mère a une longue histoire à raconter, celle de l’anthropocène. « Ne perdons pas de vue le déclin humain », dit la jeune fille de Bunkering. Dans Histoire du vertige (Editions Verdier, 2023) Camille de Toledo le décrit ainsi : « les destructions ont eu lieu ; les exils, les séparations, les deuils et les pertes sont les noms renversés du progrès ; le présent est peuplé de scènes de crime qui hantent. » « A partir de la ruine moderne », ajoute-t-il plus loin, se tissent des « solidarités ontologiques nouvelles entre les habitants des lieux détruits ».

Mais la militante est mère aussi, elle mène depuis des années « la vraie enquête de l’abandon » dont il faudra déplier les couches de sens puisque le verbe « imaginer » glisse de l’extrait du Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (Imre Kertész, Editions Acte Sud, 1995) à l’enquête elle-même : « ABANDONNER – Qu’est-ce que tu t’imagines ? »

Ce « tu » complexifie la perspective. Une adresse constante à sa fille, comme un fil contradictoire sous le texte de l’abandon : « je n’ai rien à te dire », « je ne te dirai même pas je t’aime », « tu n’es pas ma fille », « ne viens pas ». Ce n’est pas une invitation déguisée, les choses sont claires, l’enquête est bouclée. Mais son discours n’en finit pas de finir, titube un peu jusqu’à la conclusion énigmatique : « le monde est ton aventure ». Tout à coup, la possibilité d’un nouveau récit ?

A notre tour, déplaçons les mots : « toi, qui n’es responsable de rien » – « qu’est-ce que tu t’imagines ? ». Dans son sens étymologique, abandonner signifie « laisser entière liberté, ne pas retenir ». De quoi dispose-t-elle pour oser l’aventure ? Elle reste « une enfant de l’amour », elle a appris le mensonge du père, la vérité sur les abandons, sa mère lui a fait don de l’humanité résistante à travers le texte de Imre Kertész (op. cit. supra) : « J’aimerais que tu partes avec cette réalité-là ». Que peut-elle s’imaginer ? Fera-t-elle comme Ismaël après le naufrage du Pequod dans Moby Dick ? « Il n’est pas seulement le témoin, celui qui a vu la fin du projet moderne de découpe du monde. Il porte un message, celui que son ami a sculpté sur les flancs du canoë. Là sont retranscrites les écritures que le Polynésien portait sur sa peau ; « le tatouage d’un ancien prophète », dit le texte […], « une thèse sur les cieux et la terre » qu’il ramène à bon port pour le transmettre aux survivants terrestres. […] Regarde : Melville invente une réplique à la démence de notre habitation comptable, il pressent déjà qu’il faut réinsuffler partout une anima pour répondre à la ruine du monde. » (Camille de Toledo, op. cit. supra).

Fanny Mentré

Fanny Mentré a été élève au CNSAD. Elle a écrit essentiellement pour le théâtre. Elle a elle-même mis en scène ses pièces Un paysage sur la tombe, créée au Festival d’Avignon en 1994 – Actes Sud-Papiers, 1996 – et Lisa 1et 2, créée en 2003 au Théâtre du Nord à Lille. Alain Milianti a mis en scène d’autres de ses textes et elle a collaboré à l’écriture de spectacles de Thierry Collet. Artiste associée au TNS durant la direction de Julie Brochen, elle a mis en scène Ce qui évolue, ce qui demeure d’Howard Barker en 2011 et joué Judit dans Liquidation d’Imre Kertész, en 2013/14.
En 2015, elle a publié aux éditions JC Lattès le roman Journal d’une inconnue. L’Idole a paru dans « Parages 08 », la revue du TNS, en 2020. L’Aube adamantine, écrit pour Simon Jacquard, dans « Ce qui (nous) arrive », volume 2, éditions Espaces 34, en 2022. Durant la direction de Stanislas Nordey, elle est collaboratrice artistique et littéraire au TNS.

Quelques mots sur ma démarche d’écrivaine

Je pense que j’écris souvent sur ce qu’est « être soi » vis-à-vis de « l’autre » (l’autre intime ou géant). Sur la rencontre, sur la transformation possible des êtres. Sur la transformation du langage, de plus en plus. Et sur la relation au temps. Écrire, c’est s’exposer à des courants contraires, être l’épicentre d’un désordre, d’un trouble. Creuser et créer sa propre musique à partir de là.

En ce moment, j’écris pour mon amie, Fatima Soualhia-Manet. Une actrice immense, une femme immense. Écrire à partir de ce qui résonne en nous de manière si vivace après plus de 35 ans d’amitié. Le titre, provisoire ou non, est « Frangines« .