Dernières sommations – Vincent Guédon

ouverture

Dernières sommations

Le locataire
Le bailleur
La mère
Le père
Le bébé
La fille

Le locataire est allongé dans un transat. Le bailleur est debout devant lui. Le père, la mère, le bébé, la petite fille attendent, debout, à quelques mètres derrière le bailleur.

Le bailleur :
Monsieur, excusez-moi d’interrompre votre repos, mais je crois que le moment est venu de me rendre les clefs. Nous sommes samedi, vous avez loué cette maison pour une semaine, la semaine est passée, il est 11h30, vous pouvez à présent me rendre les clefs de la maison.
(temps)
Monsieur ?
(temps)
Pouvez-vous, s’il vous plait, me rendre les clefs ?
(temps)
Voyez cette famille, derrière moi, elle attend d’entrer à son tour dans la maison afin d’y passer quelques jours de repos pour ses vacances.

Points de vue

La chaleur de vivre

La pièce est simple, la situation presque banale. Un dialogue s’amorce qui s’avère monologue tandis que se multiplient les « (temps) » jusqu’à l’absurde : 282 fois dans une scène de 43 pages. Et la situation dans laquelle les personnages sont agrippés de la façon la plus incongrue qui soit déjoue peu à peu nos attentes, joue avec nos nerfs et nous interroge.
La famille qui attend d’entrer à son tour dans la maison fraîche de Dernières sommations « est partie probablement à l’aube, aux heures les moins chaudes de la journée. » (1) Tandis que le bailleur tente de convaincre l’ancien locataire de laisser la place, la famille crève littéralement sur pied, victime de la « brûlure du jour » (2).
On pense au dérèglement climatique dont nous sommes responsables, nous les simples locataires de passage dans cet habitat bien mal partagé qu’est la Terre. Et ce vrai faux dialogue bancale, tronqué, impossible, pourrait traduire les incertitudes et les déséquilibres dans lesquels nous sommes pris, du fait de notre rapport avec la Terre dont l’ensemble des éco-systèmes est par notre faute perturbé.
Selon Hippocrate, le père de la médecine antique et sa théorie des humeurs, le corps est un subtil équilibre entre le chaud, le froid, le sec et l’humide ; et s’« il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de force et de quantité, que le mélange en est parfait », « il y a maladie quand un de ces principes est soit en défaut soit en excès, ou s’isolant dans le corps, n’est pas combiné avec tout le reste » (3).

Appliquée non plus au corps humain mais au système organique de la Terre, la théorie des humeurs nous dit combien elle souffre de ses dérèglements, et en particulier de son déséquilibre énergétique, sur lequel la recherche scientifique se penche sérieusement. D’aller vers le trop chaud, le trop sec, jusqu’à l’embrasement de régions jusqu’à présent préservées. C’est ce qu’énonce le Giec (4) qui prévoit, d’ici vingt ans, une augmentation du risque d’incendies de 14 % au sud de l’Europe si la Terre se réchauffe à plus 2,5 °C.

Rien d’étonnant à ce que la chaleur infuse les textes prédictifs de La Bibliothèque des Futurs.

De façon insidieuse dans Rosa Rosa Rosa Lind de Marion Stenton (5), où « les feuilles tremblent, godées par la brise tiède d’un printemps encore et déjà trop chaud » et où « il faisait de toute façon trop chaud pour jouer dehors ». La chaleur excessive imprime au jardin une moiteur délétère. Quelque chose de notre présent crée une tension vers un futur tragique, la mort inévitable des enfants sacrifiés.

Chaleur et mort aussi dans les récits post-apocalyptiques. Dans Rudimenteurs d’Alexis Fichet (6) où « la chaleur a été si intense qu[e Naphta] a cru fondre à plusieurs reprises, pénétré du sentiment de sa propre dissolution. » Dans le récit de Lancelot Hamelin intitulé Dans les Jardins d’ElectropolisFragments d’une fin du monde (7), « Les nuages organiques s’épaississaient à vue d’œil, et le niveau de chaleur augmentait dans l’affolement des électrons et des atomes soumis aux bombardements radioactifs. » Dans F.A.M. de Gildas Milin (8) où « le Personnage de Roman prend feu avant de se transformer, dans un bruit assourdissant, en boule noire d’une circonférence d’environ 5 mètres. » Emmagasinée à l’excès, la chaleur menace le vivant, dissout les corps, modifie les paysages.

Toujours dans Rudimenteurs, où « des catastrophes nucléaires, ponctuelles, ont forcé des populations au déplacement [et] Des chaleurs intenables ont rendu des régions inhabitables. » : « Ciel bleu profond, chaleur étouffante : ce sont les signes annonciateurs des tornades. Pendant des heures la température ne cesse d’augmenter, insupportable, puis le ciel devient gris, puis noir, enfin le vent et la pluie apportent furie et fraîcheur. Tout est retourné, sens dessus dessous, on sort des caves où l’on s’était tapis pour contempler les vagues de déchets reformées ici ou là, une nouvelle géographie du land. »

Dans Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ? de Fanny Mentré (9), le cataclysme nucléaire s’ancre dans notre présent : « C’est quelques mois après ta naissance qu’il a commencé à me parler de l’Australie, quand les sécheresses qu’il avait anticipées très précisément sont arrivées. Il me disait que la France était morte, condamnée d’avance parce qu’elle avait fait tous les mauvais choix. Il savait que le nucléaire ne valait rien, que c’était comme un serpent qui se mord la queue : sans eau, pas de refroidissement possible ». Le chaud et le sec y règnent sans partage sur des continents dévastés, provoquent et s’allient à leurs contraires, pluies de grêle et déluge. Et ce déséquilibre mortifère, les personnages de Mourir Bio d’Alexandre Koutchevsky (10) s’en amusent tout en faisant amende honorable : « Au moins tout sera net, zéro pollution, fini, toute propre la planète, reset, plus que des animaux joyeux frétillant dans leur milieu bien naturel, des tempêtes sympathiques, des chaleurs aux bons mois, des hivers quand il faut. Nous sommes le fardeau du monde, nous bousillons tout, alors je ne vois que ça, oui je ne vois que ça, niveau développement durable c’est le plus efficace : extinction des humains. »

Drôle d’utopie que celle d’un monde sans humains. Retour à l’équilibre plutôt qu’au chaos de l’origine du monde, tel que décrit par Ovide dans Les Métamorphoses (11) et qui inspire une partie de la science-fiction, cyberpunk en particulier : « matière brute et confuse … terre instable, onde innavigable, air sans lumière, rien ne gardait sa forme, une chose empêchait l’autre, car dans un même corps le froid battait le chaud, l’humide le sec, le mou le dur, le sans poids le poids »

Dans Dernières sommations, trois types de corps s’opposent dans une tension absurde et aussi insupportable que la chaleur régnante : celui vertical, dominant et verbeux du propriétaire – il possède une maison fraîche -, celui horizontal, immobile et silencieux du locataire – il fait le mort, et le corps collectif de la famille qui se consume littéralement au fil des pages sous la « brûlure du jour ». Leur rapport à l’énergie – dépense, économie, absorption, a quelque chose d’inconciliable. Leur rapport au temps aussi : les nouveaux arrivants connaissent une dégradation rapide, le locataire sortant semble figé dans un temps suspendu et entre les deux le propriétaire dispute une épreuve contre la montre pour débloquer la situation. Pas d’échange, pas de partage dans cette tragédie où le coryphée se heurte au mutisme du protagoniste et n’est soutenu par la vision poétique d’aucun chœur. La tragédie du plus grand nombre qui souffre et qui se dévitalise sous nos yeux (autre lecture possible, hélas : famille = Gazaouis, voire exilés gazaouis, locataire = colon israélien, bailleur = le président des USA ou la diplomatie européenne).

Le discours du bailleur révèle par touches un contexte climatique dystopique et c’est dans ce texte – parmi tous ceux de la Bibliothèque des Futurs, que la chaleur est la plus concrètement sensible et intensément omniprésente : « La chaleur étouffante qui rend la vie en ville impraticable, la vie partout impossible […], des « autoroutes interminables, traversant des forêts calcinées, des paysages déserts, des lacs asséchés », un monde « inexorablement abîmé », « l’air de moins en moins respirable, les réserves épuisées, les mers chaudes et le feu partout », provoquent « la prolifération des méduses et les derniers jours de l’humanité », car nous [qui] sommes, en tout état de cause, en train de nous éteindre.[…]. Le locataire est « presque nu » à l’ombre de la terrasse et la chaleur, scande le bailleur, est insupportable.

Entre Edward Bond – une situation simple et fermée – et Samuel Beckett – un langage qui tourne à vide et une absence de Dieu – Vincent Guédon nous donne à voir un devenir possible où ni les contrats sociaux ni la vie ne sont plus respectés et où règnent l’injustice, l’égoïsme et l’incommunicabilité sur fond de canicule permanente, semblant illustrer théorie de l’effondrement, collapsologie, et autres fatalismes.

Or à la « comédie du silence » (12) jouée par le locataire s’oppose non seulement la logorrhée du propriétaire qui tourne à vide, mais la langue de la nature où le soleil est verbe. Selon Camille de Toledo, on peut « lire ce qui nous arrive, les feux, les inondations, les divers dérèglements du climat, comme des langages  : une colère terrestre » et « on peut alors accueillir cette « colère terrestre » comme le signe émergent d’une « lutte sociale de la nature » (13), d’où la création géniale du parlement de Loire par exemple.

D’après le droit international, un pays agressé a le droit de se défendre. C’est l’histoire d’une guerre où l’agresseur est l’homme et l’offensée la Terre. Plus qu’une fièvre, la chaleur qui fait peser sa chape de plomb sur notre futur serait un des cris de la colère terrestre. Il y a un discours du Cosmos à entendre et à décrypter.

Au lieu de ça nous parlons beaucoup pour ne rien dire (nos dirigeants) ou bien nos discours sont sans effets (pauvre Greta Thunberg à l’ONU) ? Dans Dernières sommations et le conflit qui l’oppose à son locataire, le bailleur se présente comme un négociateur hors pair qui finit – ou semble finir – par avoir gain de cause. En guise de dépassement du conflit, il fait une première proposition, assez hypocrite, car formulée devant un enfant qui se meurt : « cette humanité si fragile, je connais ses faiblesses, nous les connaissons tous, je sais le penchant qu’elle a depuis le début pour œuvrer à sa propre destruction – qui ne le sait aujourd’hui que tout s’écroule – s’active chaque matin à se détruire, et chaque soir à se reconstruire, mais que la reconstruction est toujours plus lente que la destruction, mais si je sais cela, je sais aussi combien le regard d’un enfant peut parfois renverser des situations qu’on croyait définitivement bloquées. » (14)

Et vers la fin de la scène : « Comme nous tous vous supportez la chaleur avec difficulté. (…) Qui pourrait d’ailleurs la supporter ? Nous la supportons de moins en moins. (…) Nous mourons de la chaleur et la sécheresse assèche nos cœurs (…) » Son discours s’achève alors sur une image qui se veut proposition : « A moins d’entrer dans cette maison plusieurs fois centenaires et de s’installer dans la fraîcheur de ses murs en pensant à la mer. (…) La mer, monsieur. » (15).

Certes, la chaleur fait lien – elle réunit les trois personnages dans un « nous tous » qui fait sens, mais si la proposition du bailleur est de regarder le passé plutôt de que soigner le futur, autrement dit de ne rien faire et de conserver les choses telles qu’elles sont, on comprend que le locataire finisse par se lever et se casser (16).

« À moins de », dit l’un, à moins que, répond l’autre… Il y a dans la posture du locataire mutique quelque chose de subversif, un grain de sable dans les rouages bien huilés du petit commerce du bailleur qui vend de la fraîcheur probablement à prix d’or parce qu’il possède quatre murs de pierre. « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » (17).

À moins que les autres – et même le décor – ne soient qu’une projection de son esprit, un débat intérieur sur l’état du monde. Que ce soit un salaud ou un sage n’est pas la question, il est – à demi nu, « sur le dos, dans le transat, le regard dans le vide et les clefs à la main » – le point d’écoute de ce discours conservateur (truffé d’allusions à la police), le point de départ d’une méditation, d’une pensée. Comme si Rodin avait déplié sous nos yeux sa fameuse sculpture. À propos du Penseur, qu’il présente comme « un homme hors du monde et dans son monde », « une figure du dilemme », le journaliste Philippe Vion-Dury, dans un éditorial de la revue Socialter dont il était rédacteur en chef (18), imagine : « lorsque notre penseur se redressera et que son regard se portera de nouveau sur le monde extérieur, sa méditation l’aura un peu transformé. Et peut-être transformera-t-elle un peu les autres penseurs qui croiseront sa route, car la condition imaginaire des êtres humains est tout autant individuelle que collective. » Nous lecteurs sommes de ceux qui l’ont rencontré et ce qui est fécond dans ce processus, c’est que s’il est le point d’écoute, il n’est pas le point de vue. Ce dernier, il nous appartient de le rêver et de le construire, de recycler la chaleur/colère terrestre en énergie – ce sur quoi se penchent les scientifiques avec beaucoup d’imagination -, et de rafraîchir nos désirs d’un futur respirable.

Les prochains jours de l’humanité seront chauds, c’est certain, mais seront-ce les derniers ? On aimerait pouvoir entendre autre chose : échange des corps, chaleur humaine, passion, comme les deux femmes qui débattent dans Avant l’effondrement, d’Alice Zéniter, qui lie la question du dérèglement climatique à celle de la révolution. Autant pousser le déséquilibre jusqu’à son terme. En ouverture, une voix off nous a rappelé que « souvent, lister des faits et aligner des chiffres ne suffit pas à créer chez les gens qui les écoutent un sursaut d’indignation ou de révolte. » Aussi le premier chapitre du film, intitulé « La chaleur », nous la fait éprouver par tous les moyens du langage cinématographique – éclairage et cadre saturés, corps transpirants, dialogues, etc. Mais ça circule et ça respire, dans une certaine fièvre de vivre et de « raviver les braises du vivant » (19). Puis le film nous emmène ailleurs et nous invite au débat. Un débat certes déjà ancien, mais encore passionnant.

Que se passera-t-il après les Dernières sommations ? C’est à nous qu’il appartient de le décider, au poète, au chercheur, à l’enfant, à ces nouveaux Champollion aptes à décrypter le discours du Cosmos. Martin Luther, le moine réformateur, à qui ont avait demandé ce qu’il ferait si le monde devait finir demain, avait répondu qu’il planterait un pommier. (20)

Planter un pommier, se lever pour se casser, continuer à vivre et à penser.

1- Dernières Sommations, Vincent Guédon, p.3
2- Ibidem, p.13
3- Hippocrate, La nature de l’homme, édition, traduction et commentaire par Jacques Jouanna, Revue belge de Philologie et d’Histoire, Année 1977 & https://www.radiofrance.fr/franceinter/quand-la-medecine-reposait-sur-la-theorie-des-humeurs-du-medecin-antique-hippocrate-8289260
4- Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
5- Rosa Rosa Rosa Lind, Marion Stenton
6- Rudimenteurs, Alexis Fichet
7- Dans les Jardins d’Électropolis – Fragments d’une fin du monde, Lancelot Hamelin – fragment 17.
8- F.A.M., Gildas Milin
9- Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines, Fanny Mentré –
10- Mourir Bio, Alexandre Koutchevsky
11- Les Métamorphoses, Ovide, traduction Marie Cosnay – Editions de l’Ogre, 2017 – Livre 1, La Création.
12- Dernières Sommations, p.14
13-https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/camille-de-toledo/camille-de-toledo-on-peut-entendre-la-colere-terrestre-comme-le-signe-dune-lutte-sociale-de-la-nature-720619
14- Dernières Sommations, p.42
15- Dernières Sommations, p.10-11
16- Comme Adèle Haenel, 28 février 2020 à la Cérémonie des Césars.
17- Citation attribuée à Fredric Jameson par Max Fischer dans Le Réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative ?, Éditions Entremonde, collection Ruptures, 2018
18- L’éruption imaginaire qui vient, Philippe Vion-Dury, Socialter hors série n°8, avril-mai 2020
19- Raviver les braises du vivant – Un front commun, Baptiste Morizot, Actes Sud/Wildproject, 2020
20- Cité par Werner Herzog dans une entretien avec le critique de cinéma Roger Ebert, en 2008 – https://www.rogerebert.com/interviews/werner-herzog-tell-me-about-the-iceberg-tell-me-about-your-dreams

Où est le mal ? Qui est cruel ?

Le tour de force de ce texte est de n’instaurer aucun protagoniste comme incarnant le bien ou le raisonnable. Chacun, dans cette fable dramatique, est figé dans son attitude et n’en bouge pas.
J’entends par protagonistes : le bailleur, le locataire et la famille telle un bloc.
Pourquoi le locataire ne parle pas du tout, ni ne fait un geste, pourquoi la famille qui attend derrière le bailleur ne se révolte pas du tout et pourquoi le bailleur se tient debout devant le locataire assis dans un transat et s’engage dans une logorrhée épuisante ?

La fable est traversée par les problèmes, les angoisses de nos sociétés :

Les problèmes climatiques : la chaleur s’est installée durablement : « cette chaleur devenue presque impossible en ville» (p.3 et 4)…la chaleur accablante qui nous rend tous fous (p.13)…vu l’état du monde, l’air de moins en moins respirable, les réserves épuisées, les mers chaudes et le feu partout » (p.19)

L’irruption des androïds. Qu’est ce qu’un androïd ? Un androïd est un robot à apparence humaine capable de percevoir son environnement, de prendre des décisions en fonction de ce qu’il perçoit et se mouvoir à la façon d’un être humain.
Le bailleur, face au mutisme du locataire émet l’hypothèse que celui-ci est un androïd : « Je parle à quelqu’un qui n’est pas là, quelqu’un qui n’est peut-être pas humain, une machine, qui sait, un androïd venu tester la réactivité des hommes en vue d’un soulèvement prochain, mais dont le système de transmission aura subi une lésion, un problème de connectivité interne (p.17)… Si vous aviez l’amabilité de tourner la tête d’un côté ou d’un autre, je pourrais avoir le plaisir de lire votre numéro de série, et de déterminer dans quelle usine et à quelle date vous avez été fabriqué. » (p.18)
Plusieurs textes de la Bibliothèque des futurs intègrent les possibilités liées au développement de l’intelligence artificielle et par voie de conséquence son application dans la construction d’androïds.
Voir L’Andréide d’Alexis Fichet et aussi Dans les jardins d’Électropolis de Lancelot Hamelin.

La remise en cause du contrat : « Le contrat, ce cher contrat sur lequel reposait toute notre société, et s’organisaient les relations humaines, tremble, je ne sais comment le dire, il vacille. »(p15)
Nos sociétés démocratiques sont fondées sur le contrat. Combien de fois n’entendons-nous pas cette expression « rupture de contrat » à propos de bien des aspects de notre vie : le travail (le licenciement), la famille (le divorce), les rapports entre l’état et les citoyens … les rapports entre nations (la guerre). C’est JJ Rousseau au 18ème siècle qui crée ce concept fondateur de nos sociétés modernes. Dans son ouvrage Le contrat social, il explique comment chacun doit renoncer à sa liberté naturelle – faire ce que j’ai envie – pour gagner une liberté civile.
Dans Eden de Waddah Saab, la communauté repose aussi sur une forme de contrat. Chacun met son intelligence et sa force créative au service de celle-ci et puis quelqu’un rompt un contrat, transgresse une règle implicite sur les rapports amoureux et c’est ce qui fait finalement éclater le groupe.

Le locataire ne parle pas, jamais, ne fait pas un seul geste induisant chez le propriétaire une série de réactions qui ne sont pas sans rappeler celles du patron de Bartleby dans le roman éponyme de Melville (1853). Le propriétaire commence par essayer de comprendre : « ce peu d’entrain à vouloir parler, je peux le comprendre, je sais la fragilité de la parole, l’hypocrisie qui réside dans le fait même de prendre la parole. » (p.7). Puis menace : « Je vais appeler les forces de l’ordre, monsieur. / (temps) / Vous avez été prévenu. / (Temps) / La police va venir et vous déloger.» Puis finit par avouer sa fragilité en partageant un lourd secret : « Maintenant que nous allons nous séparer définitivement, je peux bien vous raconter ce qui s’est passé ici, dans ce jardin, il y a quelques années… C’était un squelette. Il y avait un squelette humain dans mon jardin. »
Bartleby comme le locataire résistent aux demandes qui leur sont formulées l’un en répétant à l’envi la formule devenue célèbre «I would prefer not to», l’autre en ne bougeant ni ne parlant.
Cette attitude est analysée comme une possible stratégie par le propriétaire : « Je comprends bien que vous ayez choisi, pour me contredire, de ne rien faire… et vous rendre à ce point vulnérable que vous espériez désarçonner, par cette vulnérabilité même, votre interlocuteur, c’est à dire moi. » (p.8)
Cette force faible fait partie des moyens d’actions revendiqués aujourd’hui par certains groupes à la recherche d’une forme de lutte qui désarçonne par sa passivité apparente. La résistance des Zadistes de Notre-Dame des Landes a pris cette forme et plus récemment le combat du militant écologiste Thomas Brail qui s’oppose aux abattages des arbres en en y campant au sommet. https://www.dailymotion.com/video/x7j7l5k

Un autre protagoniste muet de cette fable dramatique : la famille qui attend d’emménager. Nous ne la connaissons qu’à travers les descriptions qu’en fait le propriétaire. Il relate avec force détails qui confinent au cynisme l’épuisement de ses membres : « Si vous pouviez, monsieur, bien observer cette femme qui tient son enfant dans ses bras, cet enfant qui a faim et chaud et qui commence à pleurer… Et cet homme, regardez, aussi épuisé que la mère… et la petite fille, quel âge peut-elle avoir, 8, 9 ans ? Absolument muette, maigre comme une allumette…» (p.9)
Difficile de ne pas penser en lisant ces lignes aux images des réfugiés bloqués à toutes les frontières du monde.
Je vois dans ce texte de Vincent Guédon une sorte de parabole mais dont la lecture et l’enseignement moral seraient brouillés par une situation qui d’ordinaire – le passage de relais entre un locataire et un autre dans une villa de vacances – tombe dans l’absurde.
Ainsi où est le mal. Qui est cruel ? Celui qui ne bouge pas – apparemment oui – ou le propriétaire qui laisse crever la famille qui attend de rentrer dans la maison ?
Apparemment le nanti est celui qui ne parle ni ne bouge, mais l’attitude du bailleur qui en appelle à la compassion de son interlocuteur et n’en manifeste aucune est tout aussi cruelle.
Ce texte par ses multiples lectures donne le vertige !

Qu’est-ce que nous décidons d’entendre ?

Qu’est-ce que ça veut dire, un locataire statique et mutique qui ne rend pas les clefs à l’issue du contrat, tandis qu’une famille attend pendant des heures sous la chaleur ? Un bailleur qui soliloque pour obtenir ses clefs, sans pour autant apporter une aide concrète à cette famille derrière lui ? Une double anomalie dans le « contrat », une rupture de pacte. La scène se présente à nous avec un faux air de texte indécidable.
On en oublierait presque la famille, dont la position sur la scène constitue d’ailleurs le point aveugle du duo. Sa dégradation physique est pourtant une réalité tangible, indépendamment des dires du bailleur. Figure victimaire absolue, sa survie dépend de l’autre, bailleur et /ou locataire. Ainsi dans les dernières lignes, on peut lire « rien ne nous dit que le bébé est vivant ». Lues bout à bout, la didascalie initiale, la didascalie « temps » reprise après chaque réplique du bailleur et la didascalie finale, composent le récit sec, exact, absurde, de ce que la famille a vécu. A la fin, « Lentement… le locataire tend les clefs au bailleur qui les saisit » ; « Lentement, le bailleur se tourne vers la famille…s’approche et tend les clefs. La mère les saisit » . Evénement brut que son redoublement opacifie encore .

Le silence du locataire, c’est plutôt l’affaire du bailleur qui n’a de cesse d’en affabuler (au sens propre du verbe transitif, non péjoratif ) le sous-texte : chercher la clef, oui, dans un mouvement oscillatoire entre moi et l’autre, trouver la bonne articulation dans la part commune de volonté de puissance et de vulnérabilité, de compassion et de détestation, de culpabilité, de fausseté, de doute. Pas si étonnant que le bailleur imagine le locataire en intellectuel ou en écrivain, mais est-on sûr que celui-ci « parle en se taisant » pour reprendre le mot de Pascal Quignard ?
Et notre affaire à nous, c’est la parole du bailleur puisque nous ne disposons d’aucun autre prisme de lecture pour interpréter ce silence. Otages nous aussi ? Ou bien comptables de ce que nous lisons, de ce que nous voulons bien entendre ou pas , alors que « tout s’écroule », que « l’incertitude et la méfiance se sont installées partout », que « la vérité s’altère, elle s’use et devient une vieille chaussette qui ne convient à personne et dont personne ne veut ». Mais ce sont là toujours les mots du bailleur, par lesquels passe notre trajectoire . Alors, avant les « dernières sommations », qui est-il ? Un honnête homme attaché au « contrat » qu’il passe avec ses locataires successifs, démuni face à l’irruption du mal ? Un doublethinker capable de toutes les distorsions pour obtenir ce qu’il veut d’abord, les clefs de sa maison ? Un tout autre ?
Qu’est-ce que nous lisons ? Qu’est-ce que nous décidons d’entendre ? C’était déjà la question dans cet autre soliloque de Fanny Mentré, Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ? Que la fille entende la confession de sa mère, sa version sur les événements qui ont fait basculer l’humanité. Qu’elle lise aussi Imre Kertész, cet épisode du Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dans le train vers Auschwitz, qui fait étrangement écho à la situation de la famille dans Dernières Sommations.

Quand rendre les clés, c’est rendre les armes.

Dans le monde tel qu’il va ( très mal), et tel qu’il est présenté ici, les êtres humains vivent séparés les uns des autres. La communication verbale est obstruée, empêchée, impossible. Les forts détiennent le capital, la parole, le pouvoir de raconter et d’analyser. Les autres restent muets, subissent et résistent jusqu’à épuisement.
Dernières sommations nous conduit de manière drolatique vers une très prochaine version du monde que nous habitons, un monde déréglé et forcément inégalitaire dans lequel chacun développe des stratégies de survie plus ou moins efficaces.
« Faire le mort » en gardant les yeux ouverts est a priori une méthode qui pourrait s’avérer payante. Jusqu’à ce que le jeu dégénère et que la mort « pour de vrai » se rapproche trop dangereusement, brandie avec un sadisme consommé par un bailleur dont les coups de boutoir verbaux finissent par anéantir la résistance du locataire faussement inerte.

Derrière le vernis des paroles policées que prononce dans une forme de ressassement éreintant le propriétaire, se découvrent progressivement une sauvagerie et une cruauté terrifiantes. Non seulement il persécute avec un raffinement exquis son locataire, mais il assiste avec une compassion toute formelle au dépérissement inexorable de la famille qu’il maintient lui-même sur le seuil de sa maison, exposée à un soleil implacable.
Dans cette prochaine version de notre monde, où « la chaleur accablante » « rend fou », où le décor de nos vies est devenu irrespirable, c’est évidemment la loi du plus fort qui s’impose. Ici le propriétaire des lieux détient une demeure familiale ancestrale dont les murs épais protègent de la chaleur : refuge climatique et aussi « lieu de mémoire ». Car, dans ce nouveau monde, les êtres humains sont non seulement séparés les uns des autres, mais aussi séparés d’eux-mêmes. Ils ont perdu la connaissance de leur passé. Le lien est rompu avec ce qui faisait auparavant leur force, leur dignité, leur humanité. Le monde ancien est « définitivement perdu ». Sauf, peut-être, dans quelques forteresses de bord de mer idéalement préservées de cette rupture fatidique.
Si la veine burlesque qui parcourt toute la pièce allège le propos, son désespoir et son cynisme nous saisissent cependant.
Comme dans d’autres textes de la BDF (Abandonner-Qu’est-ce que tu t’imagines ?) de Fanny Mentré ou De la même eau, de Lucie Taïeb) il s’agit toujours de la chronique d’une extinction annoncée, celle de l’espèce humaine. De la frontière si mince entre le peu de foi qu’on peut encore lui accorder et l’espoir qui malgré tout insiste (peut-être ici à travers le regard d’un enfant). Nous sommes dans un monde où les règles de savoir-vivre ont volé en éclats depuis longtemps, où seule compte sa survie personnelle. Nous sommes dans un monde aux abois, où l’on ne craint plus d’achever son prochain, où la torture psychique fait partie des nouvelles règles du jeu. Car nous savons le « penchant [ des humains] à œuvrer à [ leur] propre destruction ».
« Nous mourons de la chaleur et la sécheresse assèche nos cœurs ». Dans cette mise en scène sacrificielle d’une famille qui se démembre et se disloque, agonisante, sous nos yeux, se raconte notre incapacité à porter secours alors que nous avons « les yeux ouverts ».
Dans son Histoire du vertige * Camille de Toledo met en avant cette sorte de malédiction qui pèse sur une humanité prisonnière de ses habitats narratifs, condamnée à l’errance face à un monde réifié par le biais permanent des « encodages » destinés à le maîtriser. Dernières sommations s’adresse à nous, êtres humains qui avons perdu les clés de notre habitat terrestre. Le « vertige » devient alors notre seul « foyer » (*opus cité). Sommés de répondre au profond sentiment de déréliction qui nous étreint face au monde par nous abîmé, quelle ligne de fuite trouver, qui ne soit ni de silence ni de parole, toutes deux mécaniques stériles et exténuantes ? Rendre les clés de notre habitat terrestre, c’est bien rendre les armes, mais pour accueillir quoi ? Cet « espoir océanique », dont parle Camille de Toledo, dans son ouvrage, possiblement ?

* « Ce vertige, qualifions-le : c’est une expérience limite où le sujet se dissout, s’évanouit, perd pied : une expérience qui éclaire de façon singulière un monde où la Terre ne répond plus à nos histoires, où entre les mots et les choses, il y a désormais trop de malentendus et de discordances. » Une histoire du vertige, Camille de Toledo, Verdier, 2023 ( p. 171)

La transmission répétitive d’un violence antérieure, originelle ?

Le texte de Vincent Guédon est à la fois très dépouillé et très dense. Il invite à plusieurs niveaux de lecture. C’est un texte énigmatique qui traite en effet d’énigmes. On peut d’abord lire ce récit comme une description quasi clinique de ce que les psys appellent un «secret de famille», son fonctionnement, ses effets. On peut aussi le lire comme une version ésotérique d’un mystère, le lien entre le divin et l’épreuve du malheur et du mal dans l’histoire humaine.

Vincent Guédon, dans son texte, nous inviterait donc à reprendre la question des «clefs» : le futur passe par la quête des clefs qui peuvent ouvrir, délivrer le sens, la vérité.

Une famille peut être mise à mal, s’enfermer dans le mutisme, l’incompréhensible, puis l’insensé, sur plusieurs générations, quand la vérité d’un évènement touchant à l’origine, l’identité ou l’histoire d’un ou plusieurs de ses membres est tue, déformée, refoulée, dans le déni.

Un insensé énigmatique s’installe qui pervertit la parole, la communication. La parole tourne à vide, dans une violence, une impuissance, une toxicité mortifère. Le mouvement et l’émotion peuvent s’en trouver paralysés, mais le secret reste présent, comme un éclat dans la chair et «suinte» à travers les murs de l’oubliette. Le secret demande muettement la parole, la «clef» qui ouvre l’accès au sens.

Dernières sommations illustre ce fonctionnement. Le secret est figuré par le cadavre enfoui dans le jardin et par le mort/vivant dans le transat. Ce mort/vivant peut représenter l’inconscient qui continue de «travailler» le secret. La paix – la maison familiale – ne pourra être obtenue et le poids des valises – poids du non-dit- ne pourra être délivré  qu’avec la clé de l’aveu ou de la révélation.

Cette version allégorique du texte de Vincent Guédon nous ramènerait donc à une hypothèse du genre : le futur de l’humanité ne reste-t-il pas «plombé» par le refoulement et la transmission répétitive d’une violence antérieure, originelle ?

Un deuxième niveau de lecture peut être celui d’une interprétation des clefs, des symboles, du message biblique. Quelques rappels discrets :

L’arbre – le laurier japonais – qui pousse sur le cadavre enfoui et donne des baies toxiques, rappelle l’arbre du péché originel. Il s’agit d’un laurier, symbole d’éternité et de la connaissance secrète. Il est planté entre un lilas et un olivier, symbole de paix.

L’auto-stoppeur/meurtrier est décrit comme borgne. La figure du borgne dans nombre de traditions ésotériques est celle du clairvoyant.

Seuls les oiseaux échappent à la toxicité des fruits. L’oiseau est la figure ailée de l’âme ou de l’ange.

La maison fraîche près de la mer  est le havre de paix – Terre Promise – espérée après la traversée du désert brulant.

Le mari et la femme sont liés par une alliance.
Les chiffres – quarante ans pour l’homme assassiné, huit à neuf ans pour la petite fille allumette – ont aussi des significations en numérologie.

Le parquet de la maison fraîche forme un «mystérieux alphabet».

Mon interprétation du message implicite du texte pourrait être le suivant : le malheur, la malédiction de l’humanité  sont inséparables du cheminement de son questionnement sur le divin. Le «mort-vivant», à la fois incarné et désincarné, interlocuteur à la fois présent et absent, m’apparait comme une figure de Dieu, du Christ ( cf p.7/8 : « ce n’est pas parce que vous êtes nu, pratiquement, à terre et nu, que je ne peux pas vous atteindre. ») à qui s’adressent toutes les questions, les clefs pour accorder la délivrance du sens. Le dialogue est en fait un tragique monologue qui passe par toutes les modalités de la prière, de la supplication à la «sommation».

Vincent Guédon, dans ce texte, propose un passionnant parallélisme : l’énigme du divin et le secret de famille fonctionneraient-ils sur le même modèle ?

Bulles

Mais alors pourquoi le bâilleur ne passe-t-il pas à l’acte ? Pourquoi ne lui prend-il pas les clefs des mains ? Pourquoi la famille n’intervient-elle pas et se laisse dériver vers l’agonie ?
Le message serait-il que nous sommes tellement immobiles que la catastrophe ne peut qu’arriver ? C’est étrange cette bascule d’une situation au départ très banale presque légère dans le drame. Le quotidien vrille.
(ML)

L’image de la famille qui attend désespérée me renvoie à la sidération des migrants  quand absolument plus rien ne peut dépendre d’eux.
(ML)

Vincent Guédon

Je m’appelle Vincent Guédon, et je suis comédien. J’ai travaillé entre autres avec les metteurs en scène Jean-François Sivadier et Pascal Kirsh. J’écris aussi depuis pas mal d’années. A côté du travail du plateau, c’est un endroit où j’aime bien aller, plutôt seul. J’ai écrit deux récits publiés (aux éditions D’ores et déjà), et puis des choses non publiées, récits, romans. J’ai essayé plusieurs fois d’écrire pour le théâtre, mais c’est difficile. En même temps, ces deux récits publiés, Ce qu’on attend de moi, et Le monde me quitte, ont été adaptés et joués sur la scène.

Pour la Bibliothèque des  futurs, j’avais pensé, entre autres, à des choses banalement pré et post-apocalyptiques. J’ai finalement renoncé à ces histoires qui n’étaient pas les miennes, et que j’avais voulu appeler les Chroniques postapocs.

Mais la première image qui est arrivée est celle d’un vieillard, assis dans un fauteuil blanc dans son jardin. Il regarde le monde par-dessus un petit mur de pierre, et voit peut-être venir sa fin.

Il est le futur de lui-même.

J’en suis arrivé finalement au texte, Dernières sommations, bien loin de la première image et des choses banalement post-apocalyptiques, mais qui en est aussi sans doute l’écho. Il pourrait trouver sa place sur le plateau d’un théâtre.

Le vieillard, lui, est toujours assis derrière son mur, et il attend. Peut-être qu’un jour il se lèvera, ou parlera. Ou bien s’éteindra sur son fauteuil, tandis que le monde autour de lui aura changé.

Focus

Je travaille en ce moment sur des textes écrits depuis plusieurs années autour de l’histoire d’une disparition, celle d’un frère, et j’essaie de voir ce qu’ils pourraient donner au théâtre. A partir de ces récits, conversations, lettres, je vais essayer d’écrire un spectacle qui aurait pour titre : La mort de Jean-Marie de Balma.