Eden – Waddah Saab

ouverture

Eden  (Les Cloches Brunes)

Paul – Non, il faut vivre pour changer la vie 

Ça commence dans un grand trou noir. 

Tu étais perdue, le monde ne te ressemblait pas et certains jours tu aurais voulu en mourir. Tu avais commencé à enseigner dans ce collège, pleine d’espoir sur le monde, sur les nouvelles générations libres d’esprit, avides de connaissance, et Internet qui allait émanciper les hommes. 

Mais deux ans plus tard, tes jeunes ados d’élèves portent leur Macbook et leur Ipod comme des excroissances bioniques de leur corps, ils postent déjà des photos de leur petite gueule embellie sur Facebook, et commencent la course aux amis et à la célébrité virtuels. A 25 ans, tu es ringardisée d’aimer le zéro déchet et de préférer les rencontres physiques aux échanges virtuels. 

« Tu ne sais pas te faire des amis, Elaine, ni des posts qu’on like sur la toile sociale, c’est une question de gravité, je te dis, t’es super trop grave pour la vitesse électronique, tu ralentis tout ce qui s’approche de toi, et tout le monde qui veut aller vite à l’ère post-industrielle, s’éloigne de toi. », a dit Cindy, ta collègue professeur en communication et relations publiques. « Relax, Elaine, il te manque juste la légèreté, apprends la légèreté, la cool attitude. » 

Points de vue

« Vingt infinies secondes pendant lesquelles le corps du cerf tournant sur lui même se charge d’humanité »

Le cerf dans la plupart des traditions est l’animal symbole de la renaissance cyclique, sa ramure chute pour repousser chaque fois plus grande. Cette scène condense tout le paradoxe de l’aventure humaine. L’homme est au prise avec une double polarité : pulsion de vie, pulsion de mort. Pulsion de mort, il se tue lui même, se sacrifie lui même, se fait chuter, en roulant cycliquement sur lui même. Il est à lui même sa propre violence, son propre mal. Pulsion de vie : c’est l’expérience, la représentation et parfois la révélation ( « vingt infinies secondes» ) de cette violence qui sont facteurs de sa prise de conscience de son identité puissante. Sans la chute (hors de l’Eden, c’est à dire de la candeur, de l’innocence) pas de nécessité de réfléchir, pas de conscience et pas d’envol créatif. 

« Nous avons beaucoup de place pour les gens qui changent le monde, pour lui donner du sens , la paix du sens » 

La communauté de l’Eden repose sur une croyance : la croyance en l’îlot, il existerait un îlot possible, purifié, distinct, sacralisé, à l’écart de l’ensemble du continent social marqué par l’imperfection, le perverti, le désacralisé .
Sans croyance, pas de sacré (version religieuse ou version laïque). Sans sacré pas de corps de valeurs centrées sur la valeur socle – le respect – et donc pas de cohésion minimale partagée. Croyances, valeurs, sacré, doivent en permanence être ré-interrogés . Il y a aujourd’hui vacance en ce domaine. D’où des tentations et tentatives comme celles de l’îlot. L’histoire de l’îlot racontée ici tourne mal, il y a une faille, une erreur : le mythe de la pureté. L’homme est constitué d’une double polarité qui fait son mouvement, sa dialectique, sa danse pulsion de vie, pulsion de mort. Il n’existe pas d’îlot ou l’humanité serait « purifiée » de ce mouvement. Ou qu’il se déplace, il déplace ce mouvement avec lui. 

La « paix du sens » évoquée dans le texte ne peut donc être que relative (aux deux sens du terme). Citons Paul Valery :
« Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés » 

La catharsis, un fil de tressage.

Nous avons lu Eden de Waddah Saab et On passe à autre chose de Roland Jean Fichet. Deux titres dont chacun pourrait être le sous-titre de l’autre. Sauf que. Il y a bien dans Eden la recherche d’autre chose – en mieux – et pourtant Eden rime avec peine. Peine perdue. D’une prison l’autre. Tandis qu’On passe à autre chose rime avec métamorphose. Pas la métamorphose ovidienne – bien que joyeuse -, mais un changement radical dicté par de bonnes intentions. Gide avait beau jeu de dire qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments, mais si on met la littérature au pilon, et qu’on la remplace par la médecine, qui ne peut être que bonne, elle qui prétend guérir dans le même mouvement les corps et les âmes, {…} nos navettes spatiales vers l’harmonie universelle {qui} nous libèreront de l’épouvante, alors là … Si ce n’est pas de la catharsis, ça ! Respirer ensemble cette cruauté, quel bonheur ! Plus de doute, catharsis. Rituel d’explulsion ? Catharsis. Rituel de purification ? Catharsis. Auteurs-pharmakoi sacrifiés sur l’autel de la santé pour tous ? Catharsis catharsis catharsis !

Petite parenthèse cathartique

(Aristote était fils de médecin, et la catharsis un drôle de remède, un pharmakon qui a nourri bien des controverses, un malentendu autorisé par le caractère elliptique du passage que lui consacre La Poétique et renouvelé au gré des actualisations. Comme les chats tigrés, la catharsis porte un M sur le front, M comme mystère, musique, morale, métaphore, médication, voire métaphysique… Dionysiaque, elle purifie l’âme, apollinienne, elle épure nos passions, freudienne, elle les sublime et nous guérit, et par le spectacle de la violence, elle serait la gardienne des vertus civiques. Passons. Et upgradons, upgradons ! Dans un article publié en 2011 dans la revue Etudes théâtrales, Catherine Naugrette rappelait qu’au chapitre 18 de La Poétique Aristote désigne la tragédie comme le lieu où le poète « éveille le sens de l’humain » et que, par l’ampleur de l’expérience esthétique qu’elle représente, tant sur le plan de sa dimension émotionnelle qu’en ce qui concerne sa capacité cognitive, la catharsis apparaît en effet et à tous égards chez Aristote comme la forme optimale de l’expérience du spectateur, la seule qui lui permet de retrouver le sens de l’humain. Partant de là on peut redéfinir l’identification (mimesis > identification > catharsis) : on ne s’identifie pas, on identifie les êtres et les choses, et on les re-connaît, pour une meilleure compréhension du monde. La réflexion de Catherine Naugrette porte sur l’expérience cathartique contemporaine. Celle-ci aurait un nouveau matériau agissant, l’indignation, qui, en même temps que la frayeur et que la compassion, confère aux émotions du spectateur une dimension nouvelle, qui mène à la question politique de la refondation de la cité en même temps qu’au retour du sens et de l’appartenance à l’humanité.1 Passionnant. Fermons la parenthèse.)

Et revenons aux recherches de pureté et d’épuration à l’œuvre dans nos deux textes.

Conditionnement déconditionnement reconditionnement.

À quel prix ?

Eden est le récit d’une entreprise vouée au retour du même et à l’échec. Quand les personnages ne sont plus assez attentionnés envers les autres, leur projet s’effondre. Mise en garde. Be care, be careful, take care of others, of yourself, of the world.

Speaking of care, On passe à autre chose rend visibles les fantasmes d’une médecine spectacle relayée par les médias, et prenant place avec une aisance confondante dans des théâtres où il n’y a plus rien à voir. Circulez. Des théâtres qui deviennent temples. Le premier sens de θεραπεία, c’est culte des dieux, religion. Opium du peuple. Plus de maîtres à penser, à rêver, plus de dialogue avec les morts, bonjour santé, vive la vie !

Une première mise en abîme, en tant que texte prospectif, m’apparaît, tandis qu’un autre Jean se retourne dans sa tombe en voyant que son présent est notre futur. Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies, fait dire Jean-Baptiste à Béralde (qui lui-même le dit à Argan). Dépakine, Médiator, Paxil, Vioxx, Tamiflu, Opioïdes, jeux télévisés, travailler-plus-pour-gagner-plus, généralisations, bien-pensances décomplexées, visions-à-court-terme, pesticides, consultings abusifs, dérives liberticides empoisonnent corps, consciences et société pour mieux les soigner.

Seconde mise en abîme, celle d’une double catharsis : les spectateurs d’On passe à autre chose éprouvent une satisfaction morale à voir détruire la littérature – violence institutionnelle et adhésion en live – et à se voir proposer le Soin, avec des slogans tels que « choisissez le bonheur », promesse d’une sorte d’ataraxie en pleine santé ; quant aux lecteurs de la pièce, passé le plaisir esthétique d’assister, amusés, à la représentation farcesque de cette même violence, ils sont vite frappés d’indignation – et d’horreur – face à la perspective d’une société libricide, littératuricide (pardon pour ce néologisme aussi difficile à prononcer qu’à concevoir, et pourtant…) qui préfère donner à panser plutôt qu’à… penser.

Faut-il le rappeler ? Le pharmakos de l’archaïque rituel est un innocent sacrifié en expiation des fautes d’un autre, pour chasser le mal et purifier la société. Il est à la fois poison, remède, et victime. Concernant les poètes qui n’ont rien d’innocent – et heureusement ! – la signification de malfaiteur, sens que le mot avait pris à l’époque classique, semble également appropriée. Le poète est un trouble-fête, une menace pour l’ordre public qu’il convient d’empêcher de nuire et qu’il est des plus divertissant de vouer aux gémonies.

Double catharsis, donc : l’une qui épure le trouble sans passer par la représentation, l’autre qui, par ce qu’elle représente d’un «  futur-rendu-présent tourné vers le pas encore »2 peu engageant – et qui fout carrément la trouille, en réactive le besoin, voire la nécessité.

On ne veut pas être troublé, fait dire Roland Jean à son didascalique narrateur. Or quoi de plus troublant que les histoires, les questionnements, les mythes – ces mensonges qui accouchent des vérités -, les langues inouïes ?

Il nous met en garde, telle est ma lecture. Be care, be careful, take care of poets, authors, theater, literature, of yourself, of the world, it’s the same. Prenez soin de la littérature, qui est la preuve, dit Pessoa, que la vie ne suffit pas. D’ailleurs Olivia se trouble, Olivia murmure, Olivia danse, Olivia résiste ! Et il y a dans la danse de la metteure en scène la promesse, sinon d’une rédemption, du moins d’une inflexion salutaire.

En pleine conscience.

Vous reprendrez bien un peu de catharsis ? Santé !

Sinon… Sinon quoi ?!

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Paul, le fondateur de la communauté imaginée par Waddah Saab, est converti à la permaculture ; c’est son credo, son Graal. La permaculure comme une façon de prendre soin de la terre, et, par extension, des êtres qui en vivent, bactéries parmi les bactéries. 

En les rendant autonomes. Exactement comme la permathérapie, méthode de soin qui n’est pas nommée dans le texte de Roland Fichet, mais qui recouvre en quelque sorte la longue distribution des thérapeutes sur la scène du nouveau théâtre. En effet, c’est précisément, lis-je sur internet, une méthode de soin qui va chercher les solutions un peu partout pour permettre à chacun d’être autonome dans le domaine de la santé. Qui plus est, une méthode systémique et globale de santé. Du solide, tel le plancher rationnel de la permaculture prôné par Paul le converti. Avec l’objectif à long terme, comme dans Eden, de se détacher progressivement des systèmes industriels, causes de la dégradation des écosystèmes, en utilisant les plantes. Rêverie d’illuminés (mascarade dénoncée par Matthew) ou véritable utopie ? Effet d’affichage d’une dystopie qui avance masquée (scène de Bonjour Santé) ou lumière au bout du tunnel ? 

Nos deux fictions ouvrent donc sur la permathérapie. Mais on se doute dans Eden que les Nina auront recours à la médecine moléculaire au premier bobo sérieux, tandis que les Debby s’en remettront au cosmos. Crédible, et tellement conforme au présent. Le futur dont nous rêvons – ou que nous redoutons – se manifeste déjà. 

D’un côté le patient augmenté adepte de l’automédication au nom du retour au naturel et d’une vision de la vie comme ZAD, de l’autre les progrès fulgurants des sciences du vivant, avec notamment les promesses de la médecine régénérative, des nanomédicaments et de la microfluidique. Médecine de pauvres, médecine de riches ? Médecine holistique versus médecine moléculaire ? Fracture numérique irréversible ? 

Dans une société qui maltraite les gens, les empoisonne, puis met en place des politiques de santé publique pour réparer, dans un monde où le mal du siècle a laissé la place aux maladies de la civilisation – diabète, asthme, ostéoporose, maladies cardiovasculaires , dépression, nous serons bientôt tous allergiques (40% de la population en 2030). 

Ça en fait des mouchoirs ! C’est bon, ça, pour Kleenex, Lotus, et cie … Greenpeace sera-t-elle encore assez puissante pour empêcher les producteurs de mouchoirs jetables de continuer à détruire les forêts boréales du Grand Nord ? Et si le mouchoir en tissu refait son apparition en force, quid des futures endémies, épidémies et pandémies microbiennes ? 
Tous malades en puissance ; alors que le docteur Knock possédait l’art de rendre souffrants les bien-portants, l’humanité future, qui se saura malade, devra cultiver l’art de prendre bien les choses, d’adopter les bons comportements qu’exige{ra} l’époque, sans tomber sous l’autorité rassurante d’un unique généraliste, numerus clausus ou apertus. 

Grâce à la permathérapie et aux approches holistiques, les professionnels du soin irrigueront tous les domaines de la société. 

Ainsi les thérapeutes en folie d’On passe à autre chose vont-ils se faire récupérer par Netflix et devenir les héros de nouvelles séries dont les spectateurs malades ou bien portants, en tout cas très bien renseignés – raffoleront. Parallèlement au prix Nobel de Médecine, une catégorie leur sera réservée dans les Festivals de cinéma : meilleure série médicale, meilleur acteur ou meilleure actrice dans une série médicale, meilleur rapport fiction-réalité, documents à l’appui (morts ou guérisons ; exit les catégories tragédie et comédie, au cinéma il n’y a que des comédies dramatiques). A défaut de figurer dans la classification des arts majeurs, la médecine fera son entrée dans le 7ème par le portail des séries. Bientôt les Oscars, un siècle ou deux après Jivago. Reversera-t-elle ses dividendes à Greenpeace ? 

Consacrés par la communauté, les soignants seront les nouveaux virus.
Après les théâtres et les cinémas, ils investiront les églises, mosquées, temples et synagogues suite à la réunification de l’église et de la médecine, le musée du Louvre leur réservera une salle des antiquités médicales, la Sorbonne ouvrira un département des connaissances médicales des mondes gréco-arabe, indien, persan, oriental passées et présentes débouchant sur le prestigieux doctorat de permathérapie, le Futuroscope présentera des films en 3D dont l’action se situera à l’intérieur de cellules de corps vivants avec menace d’extinction de l’espèce et batailles de nanobactéries acompagnées de sons diégétiques horrifiques, un Conservatoire National des Traitements Personnalisés grâce au recoupement de données sera ouvert au grand public à condition qu’il renonce au secret médical (tous pucés !), le Musée de l’Homme bordant le Jardin des Plantes sera rebaptisé Musée du Soin, des DD – distributeurs de diagnostics – implantés sur tout le territoire – et en particulier dans les anciens déserts médicaux, permettront d’être soigné en distanciel pour les nostalgiques du premier confinement ou pour ceux qui ne pourraient pas faire autrement et le recours à l’intelligence articifielle low-cost mettra tout le monde d’accord. Enfin des élections médicales au suffrage universel donnant lieu à des débats passionnés et passionnants et à des discours fleuris de rhétorique médicinale avec recours obligé à la terreur et à la pitié fixeront les grandes tendances thérapeutiques dans des plans triennaux. Le soin sera l’alpha et l’oméga, pour vivre comme pour mourir.


(1) Une nouvelle dimension du cathartique , C. Naugrette, in Études théâtrales n°51-52
(2) Expression empruntée à Paul Ricoeur, in Temps et récit, 1983-85

Waddah Saab

Waddah Saab est Français, d’origine libanaise, né au Sénégal. Il réside à Bruxelles et vit entre la Belgique et la France. 

 Il a travaillé à la Commission Européenne, notamment en relation avec le changement climatique et l’environnement marin. Passionné de littérature et théâtre, il la quitte en 2013 et entame une collaboration comme dramaturge et collaborateur artistique avec Blandine Savetier, metteure en scène associée au Théâtre National de Strasbourg. Il a collaboré à une dizaine de mises en scène avec elle, dont Le Président de Thomas Bernhard, Oh les beaux jours de Samuel Beckett, Love and Money de Dennis Kelly. Leur adaptation de Neige d’Orhan Pamuk, a été jouée en France, en Chine et aux Etats-Unis en 2017 et 2018. La pièce a été primée au 2nd International Columbia University Play Reading Festival en juin 2019 à New York. En 2019, il a écrit avec Blandine Savetier une adaptation de l’Odyssée d’Homère en 13 épisodes, créée au Festival d’Avignon. 

Ils viennent de créer Nous entrerons dans la carrière, adaptation libre d’un roman d’Alejo Carpentier, Le siècle des lumières. Le roman évoque les échos de la révolution française dans les Antilles et en Amérique, à travers 3 jeunes Cubain.e.s, converti.e.s aux idéaux révolutionnaires par Victor Hugues, un aventurier jacobin. Ils vont traverser avec lui l’abolition de l’esclavage par la Convention révolutionnaire en 1794 puis son rétablissement par Napoléon en 1802. 

Waddah Saab finalise en ce moment un premier roman. C’est une tragédie familiale qui se déploie sur 3 générations et 3 continents. Il prépare également avec Blandine Savetier une adaptation théâtrale d’un récit de Marie Ndiaye, Un pas de chat sauvage.

Parallèlement à cette activité d’écriture, il travaille à mobiliser les théâtres européens sur la crise écologique et l’urgence climatique. Il a mis en route à cette fin deux projets, un français et un européen, impliquant des théâtres, des compagnies de théâtre, et le groupe de réflexion « The Shift Project ». Leur but en est d’expérimenter la réduction de l’empreinte écologique des créations théâtrales en étroite coopération avec une expertise scientifique, et d’utiliser les expériences pour engager un dialogue avec les publics et les citoyens sur l’urgence écologique.

« J’ai participé les 5 et 6 octobre à une rencontre européenne, « Where to land », sur la transition écologique dans le spectacle vivant au Maillon à Strasbourg. Je commence le 14 novembre les répétitions d’un nouveau spectacle, Un pas de chat sauvage, adaptation que j’ai écrite d’un récit éponyme de Marie Ndiaye, mise en scène par Blandine Savetier, création prévue début mars 2023 au TNS. J’ai terminé un roman, Gospel pour Matthieu, que j’espère publier. Je prépare un temps fort entre Strasbourg et Bruxelles pour 2024 qui mêlera participation citoyenne, spectacle vivant et engagement politique.

D’où je viens…

Il arrive, au hasard d’une rencontre ou au détour d’une conversation, qu’on me demande d’où je viens. En général, je marque un temps d’hésitation, comme Phèdre avant de confesser à Oenone son amour pour Hippolyte : « Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?»

L’origine. Oui, mais laquelle ? Mes parents nés au Liban ? Mon enfance et mon adolescence au Sénégal ? Mes études en France, devenu mon pays d’adoption ? Mes passages par les USA, le Kazakhstan et la Belgique ? Je prends une inspiration, je traverse tout ça d’une phrase et je m’arrête, un sourire benêt aux lèvres.

Vient alors la suite logique : « Qu’est-ce que tu as fait dans ta vie ? Comment es-tu arrivé au théâtre ? ». Là, j’ai envie de me confondre en excuses : désolé, je suis une pièce rapportée dans le théâtre, je n’ai rien étudié qui ait un rapport avec le théâtre. Dans ma vie, avant le théâtre, j’ai fait un doctorat de chimie-physique, j’ai été un chercheur qui trouvait pas mal de choses y compris ce que je ne cherchais pas, puis j’ai quitté la recherche et j’ai appris l’administration des entreprises publiques. J’ai conseillé le gouvernement du Kazakhstan après l’éclatement de l’Union Soviétique. Puis j’ai travaillé à la Commission Européenne pendant 18 ans, j’y ai fréquenté des grands de ce monde, ça m’a parfois donné la nausée et je me suis demandé chaque jour si mon travail était utile à cette chère Europe. Je ne le sais toujours pas. 

Alors le théâtre ? Je me suis passionné pour le théâtre depuis la première fois que j’y suis allé, une pièce de Jean-Claude Grumberg, elle s’appelait  En revenant de l’expo , ça se jouait à la Cartoucherie de Vincennes, à la Tempête je crois mais je n’en suis pas sûr. Et puis j’ai rencontré Blandine Savetier. Et ma connaissance, mon amour du théâtre n’ont pas cessé de grandir, à ses côtés. Nous passions des jours à parler des pièces qu’elle allait monter. Je faisais de la dramaturgie, comme Mr Jourdain de la prose, sans le savoir. Puis je me suis mis à écrire des petites choses pour les pièces de Blandine. Puis il y a 9 ans, j’ai quitté mon travail à la Commission Européenne. J’ai rejoint la compagnie de Blandine. Je me suis mis à écrire des choses plus substantielles. Nous avons adapté pour le théâtre de grands romans et récits : Neige d’Orhan Pamuk, l’Odyssée d’Homère, Le siècle des lumières d’Alejo Carpentier.

Et si vous me demandez quelle est la cohérence de ce parcours, je vous répondrai que… j’ai toujours voulu comprendre le monde, agir sur le monde, écrire sur le monde et que, pardon pardon pardon, je n’ai pu renoncer à aucune de ces intentions. Et je repense à mon enfance au Sénégal, mon père poète qui déclamait ses vers en Arabe, mes camarades de classe qui ne pouvaient se faire qu’un repas par jour et Le Manifeste du parti communiste qui est tombé un jour, je ne sais pas comment, dans la bibliothèque familiale et la vie en a été changée.

Voilà ce que je peux dire aujourd’hui de moi, avec à nouveau un sourire gêné, la vague gêne de devoir justifier les détours et les désirs de ma vie. Ça se vend à des éditeurs, une vie comme ça ?