infixés – Jean-Marie Piemme
ouverture
Reprenons. Ils seraient deux. Oui, une femme, un homme. Disons qu’eux se pensent comme ça, homme et femme. « Je suis l’homme, je suis la femme » diraient-ils, si on les sommait de s’identifier. Et où sont-ils? Mettons qu’ils soient dans une ville. Une ville quelconque? Oui, mais grande, bruyante, chaude de ses embouteillages, assommée par son bruit. De la chambre d’hôtel qu’ils occupent on aperçoit une place plutôt agréable, des arbres, un monument aux morts que plus personne ne regarde, ces morts-là font partie de l’habitude et l’habitude rend aveugle, c’est bien connu. Des précisions sur l’hôtel? Un moment, je voudrais revenir en arrière. Très drôle, on vient à peine de commencer. J’ai des questions, c’est tout. Allez, questionne, vas-y, dis-nous. L’homme la femme se connaissent-ils? Peut-on les prendre pour un couple de longue date? Ou faut-il au contraire considérer que leur rencontre est toute récente? Pour l’instant, -je veux dire à ce stade-ci de la narration-, les deux hypothèses sont acceptables, me semble-t-il. Oui, c’est à nous de décider. On décide quoi? Et pour les précisions concernant l’hôtel… Oui, continue… Je suggère un palace. Le grand luxe hôtelier, du cinq étoiles plein la gueule. Les palaces, c’est la survivance d’un monde, comme un chant des sirènes qui attire les Ulysse de tout poils.
Points de vue
Quelques notes de lecture sur le texte de J-M Piemme qui pourrait être la brique inaugurale de l’édifice BDF pour ce qu’il révèle de la place des fictions dans notre vie. Texte faussement simple, drôle et foisonnant, qui dit ce qu’il fait et surtout fait ce qu’il dit ( et déjà, à ce stade, je ne suis plus trop sûre de l’identité de ce « il »). Je l’ai lu comme si je procédais à une lecture à la table avant de démarrer un travail de plateau , poussée sans doute par ce groupe qui discute au début du texte .
Les personnages sont un homme et une femme, mais au conditionnel, sans identité définitive . Leurs motivations apparaîtront par étapes. L’homme et la femme seraient des personnes comme vous et moi, qui ont fait des sacrifices pour se payer un moment exceptionnel dans un hôtel de luxe, le Ritz. Ils pourraient par exemple y faire l’amour ou se suicider, pourquoi pas en direct version internet, mais nos personnages ne se chauffent pas de ce bois-là. Ces pistes sont écartées au profit d’une référence littéraire le Lenz de Büchner (on l’apprend plus tard) . Il s’agit du besoin d’imaginaire qui nous pousse à devenir celui qu’on se représente mentalement. Le fou, l’écrivain, le comédien, tout un chacun, l’homme et la femme du texte, revendiquent de démultiplier leur existence en ajoutant à leur moi, de temps en temps, des figures autres dont certaines d’ailleurs, comme les célébrités disparues du Ritz, ne demandent qu’à être de nouveau incarnées. Ainsi le plus important dans la fabrication de l’histoire, ce n’est pas de savoir qui est qui, quand et comment l’homme et la femme se sont rencontrés, ce qu’ils font en ce moment, données qui les enfermeraient dans un soi-même désespérant. L’homme et la femme veulent chacun « être plusieurs » et le Ritz habité de fictions répondra à ce « désir exigeant ».
Intermède comique avec une mise en mots du « désordre » qui s’installe malicieusement dans ce texte, « les choses s’embrouillaient dans son esprit ». Le texte emboîte les gigognes, tisse les liens entre le réel et la fiction, fait dire à Proust ce qu’il n’aurait jamais pu dire et pastiche la phrase proustienne au moment où il explique cette impossibilité, prend Lady D pour ce qu’elle est mais lui attribue les souliers rouges d’Oriane de Guermantes, imagine sous la plume de Marcel la duchesse rêvant d’être Lady D …
Le texte déborde aussi la référence à Lenz avec cette idée que les fictions qu’on fabrique, les identités qu’on ajoute à la sienne propre, les points de vue différents que de ce fait on adopte, sont peut-être le moyen le plus juste de vivre avec les autres, dans un monde qui assène dangereusement « la litanie du sois toi-même ».
Le monde d’aujourd’hui : bien présent en fait dans ce texte, urbain. Un monument aux morts inutile puisque, faute d’imagination de notre part, les morts ne sont que des noms. Le Ritz, dont on n’oublie pas le coût réel exorbitant, l’hygiénisme ambiant (on ne fume pas), et toujours cette obsession identitaire de notre époque, sous la forme ici d’une de ses déclinaisons, la lutte des genres. Ah, la prétérition si drôle sur les pâtisseries genrées ! Si l’on ajoute le goût pour le buzz sur les réseaux sociaux, on a peut-être ici une image assez désolante de ce que nous pourrions devenir.
Mais le Ritz est aussi une sorte d’hôtel-bibliothèque ou d’hôtel-théâtre. Lieu de métamorphoses à profusion, avec tant de personnages à se représenter, d’histoires à réécrire, d’existences à jouer, bien plus que le quai du métro ou la terrasse de café, autres lieux écartés.
Et voilà que l’homme et la femme décident d’en être, de ces figures mythiques qui peuplent le Ritz, on les quitte au moment même où ils entrent en scène, en deux temps. Devant la réceptionniste, ils se nomment donc Proust et Lady D puis dispersion, comme pour aller le plus loin possible dans la « dérive des je ». Le geste final des deux personnages me paraît authentiquement libertaire. « L’irrésistible besoin d’en user à sa guise avec le monde ambiant ». Sa réplique transposée, une sorte d’anti-Médée avec son « Moi seule et c’est assez » .
Jean-Marie Piemme
©2021 Alice Piemme
Tous droits réservés
La revue Textyles consacre son numéro 60 à Jean-Marie Piemme.
Son titre : Jean-Marie Piemme « Quel théâtre pour le temps présent ? »
Ce qu’en dit l’auteur
C’est le motif du « devenir un autre » que j’ai voulu explorer davantage dans Infixés. J’avais une double visée.
1) Renouer avec la polyphonie de Partie carrée, un aspect du théâtre qui m’intéresse en raison de l’ouverture qu’elle propose à l’acte de mise en scène. Comme auteur, je n’ai pas trop envie de jouer au metteur en scène en chambre, au metteur en scène virtuel qui dirige les opérations du bout de son clavier (Même s’il m’arrive de faire des infidélités à mon envie, comme dans Sylvia et Léonard par exemple.) À côté des formes classiques que je pratique avec plaisir, j’aime explorer différents modes d’existence du texte de théâtre.
2) Aborder la question de l’identité sans récuser la notion, sans la diluer dans un espace d’indifférenciation, sans se perdre, comme on le dit des êtres perdus justement faute de pouvoir encore maitriser les frontières entre eux et les autres. Devenir un autre par la folie ; mais aussi envisager le basculement dans l’Autre comme une possibilité de se ré-inventer, de se multiplier, d’échapper à la tyrannie du UN. Le rêve d’être un autre dans un autre temps traverse mes textes. Mes textes sont ces rêves.
Ce qu’explore en ce moment l’auteur
Jean-Marie Piemme vient d’écrire trois fictions théâtrales inspirées par des tableaux de peintres aussi divers que Le Caravage, Watteau, James Ensor. Le titre des ces trois textes : Roi carnaval, Partie carrée, Sylvia et Léonard. Il dit à propos de ce chantier en cours :
« Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui vient faire déclic à l’instant de l’écriture peut provenir d’une lecture oubliée, d’une rencontre fugace, d’un signe du réel incompris. Telle ou telle idée, tel ou tel détail inféconds jusque là donnent soudain une impulsion forte au travail en cours.
Je parle en connaissance de cause. Certains tableaux me convoquent. Je ne les ai pas choisis en toute souveraineté, comme le ferait un connaisseur averti de l’histoire de la peinture. Ce sont les hasards de la vie qui me les ont imposés, me les imposent. Et d’aimer tel ou tel tableau ne fait pas de moi un connaisseur de l’oeuvre entière du peintre. Mes compétences en matière d’art pictural sont quasi nulles, grande est mon ignorance des codes d’expression ou des débats qui ont pu traverser le genre à diverses époques. Et vus où, ces tableaux, concrètement ? Difficile à dire. Le musée pour quelques-uns, (les Bruegel par exemple, à Bruxelles où j’habite), des reproductions pour les autres, beaucoup d’autres, dans des livres d’art.
Quand j’emploie le mot « convoquer », c’est au sens fort du terme. C’est une réelle injonction. Je la reconnais comme impérieuse au temps que je passe à regarder tel ou tel tableau sans savoir exactement ce que je vois ou ce que je dois regarder. Mais regarder, simplement regarder, est à ma portée. Regarder ces tableaux-là me rend actif. Vraiment ? Non, faux. On ne peut pas dire ça comme ça. Actif : pas systématiquement. Pas d’emblée. J’ai longtemps regarder des tableaux « qui me parlaient » sans savoir qu’en faire. C’est le syndrome du poisson devant une pomme. En tout cas, je nomme ainsi cette étrange situation de sentir que quelque chose vous pousse sans que vous puissiez déterminer exactement ce que cette poussée vous veut…»
Corps de métier
Jean-Marie Piemme – Les cahiers de Prospéro N°5 – Juillet 1995
L’exercice infini de la variation
Je rédige directement à l’ordinateur. J’ai banni le stylo avec délices. Je hais l’encre. Ça remonte à ce temps-là (loin !) où s’est constitué mon dégoût physique pour ma façon de tracer les mots sur le papier, ma graphie. Aujourd’hui, je signe encore mes chèques à la main, c’est à peu près tout. Avec l’ordinateur, me voilà débarrassé de la cohorte des commentaires mi-ironiques, mi-furieux qui accompagnaient mes premiers pas dans l’apprentissage de la graphie : « il s’en met partout », « tu ne pourrais pas faire attention », « va te laver les doigts et la figure, tu en as même sur le nez ! » « Madame Piemme, excusez-moi, ce ne sont pas des cahiers, ce sont des torchons », « oui, monsieur l’instituteur, je le lui dit sans arrêt, je le punis vous savez », et surtout me voilà délivré d’un geste qui m’a révulsé toute ma vie : tracer des lettres sur une feuille.
Lorsque j’écris à l’ordinateur, c’est l’autre en moi qui écrit, celui qui fait moins de taches on pourrait même ne pas en faire du tout. J’ai toujours été deux. De surcroît, l’ordinateur favorise un de mes penchants préférés, à vrai dire très incompatible lui aussi avec la pratique élégante de la graphie : l’exercice forcené de la correction. J’aime revenir mille fois sur une phrase, l’écrire de telle façon, la changer, changer encore, retrouver la première formulation, laisser dormir six mois, changer à nouveau, etc. Dans le monde de l’encre et du papier, cette pratique conduit à l’accumulation des ratures (aïe ! voilà le spectre du torchon) ou alors, chaque fois qu’une correction se présente, il faut réécrire entièrement la feuille ! Pratique maniaque insensée, avec les pages qui s’accumulent et, aussitôt terminé le premier tour de corrections, l’envie de changer qui vous revient lentement comme la vague sur le sable. Avec l’ordinateur, je cours, je vole, je change, je joue. Ouf !
L’écriture commence au réveil après avoir bien dormi. Chez moi, l’insomnie ne mène pas à la fièvre de l’écriture, elle renvoie à l’existence intérieure et secrète d’une machine que je ne maîtrise pas. Elle m’angoisse d’une angoisse trop apparente pour que je puisse la convertir ou la conjurer en écriture. Donc, bien dormir, rêver peut-être, et puis se lever, raccourcir au maximum la distance qui sépare le lit du clavier, s’y mettre tout de suite pendant que le café passe, fuir la vie sociale, le bon petit déjeuner avant de commencer, le coup de fil urgent, la lecture du journal. Tout cela viendra en son temps, dans le temps de la vie sociale qui commencera trois ou quatre heures plus tard. J’écris donc dans ce moment bizarre entre le sommeil et l’activité, c’est le moment de la vie où je passe le plus facilement de l’autre côté de moi-même. Je n’y passe pourtant pas seul. J’arpente les territoires inconnus en bonne compagnie. Je lis. En écrivant, je lis. Des bouts de textes, quelques phrases, quelques pages, parfois de textes qui m’impressionnent, c’est à dire qui impriment en moi un violent désir. J’aime la tradition, j’aime l’idée qu’on écrit parce que d’autres avant ont écrit, ont eu, eux aussi, le violent désir d’écrire. Dans les moments de cette lecture-là, c’est ce que je cherche très expressément : capter l’écho de leur énergie à écrire. C’est comme un tam-tam qui vibre en moi et libère ma propre musique. Je voudrais pouvoir inclure dans mes propres textes les mots des autres parce que je suis admiratif (et certainement envieux) de l’énergie qui les a produits. Je n’écris pas seulement avec mon ordinateur, j’écris aussi avec ma bibliothèque.
La vie me choque, sinon pourquoi écrire ? En ce qui me concerne, « l’écrire » n’est pas prioritairement du côté de l’expression (de moi, de mes idées, d’un quelconque message). Plutôt une activité de réaction. Quelque chose m’a choqué, tel est le point de départ. Mais quoi ? Qu’est-ce qui a choqué ? L’activité d’écriture doit donner figure à cette question. Je dis « figure », pas forcément « réponse ». Disons qu’en relisant mes pièces, je comprends après coup ce qui peut me choquer (me révulser, m’attirer) dans le monde. A défaut de réponse, la question se transpose dans des formes, une langue, des personnages qui la rendent visible, transmissible. C’est dire que je ne pars jamais d’un sujet donné, mais que tout le temps de l’écriture, je le cherche, ce sujet ! Concrètement cela signifie que lorsque l’idée d’écrire une nouvelle pièce est là, je me mets à l’ordinateur et j’attends que quelque chose vienne. J’écris des morceaux de dialogues, des bouts de phrases, des ébauches de situations. A ce moment-là (le tout début de quelque chose, mais ce tout début peut durer des mois), je ne sais même pas qui parle (homme ? femme ? situation sociale ? type d’imaginaire ?). Peu importe. Ce qui compte est de laisser venir les phrases, de les laisser pousser vers où elles veulent aller. Surtout pas de plan (à ce stade-là en tout cas !). Surtout pas de « vouloir écrire sur ». Il faut accumuler le matériau de la pièce, engranger sans trop savoir. Dès qu’on a trouvé une piste, c’est dix pistes refoulées. Donc abandonner la piste et en chercher une nouvelle. Après un certain temps, s’apercevoir que deux pistes apparemment incompatibles se rejoignent en fait par un chemin secret qu’on a eu beaucoup de mal à trouver.
Un jour (si possible pas trop tôt, commencer trop tôt m’a toujours conduit à la catastrophe), quand la macération est terminée, on commence ; Je veux dire systématiquement, avec une visée plus solide qu’auparavant. C’est comme si, ayant repéré une pointe d’iceberg dans la brume, on décidait que c’est celui-là qu’on va explorer, dont on va faire apparaître la face cachée. Mais là encore, pour le travail à venir, pas trop de plan et de construction programmée. Garder à l’écriture son odeur animale : suivre la piste avec le nez. C’est amusant de voir grandir les personnages, de voir leurs affinités se tisser, de sentir qu’à un moment donné ils ont une bien plus grande autonomie que celle qu’on imagine. Quand la pièce vient à maturité, il arrive même un moment où l’écriture galope derrière eux. C’est le moment heureux de l’écriture, celui où « ça va tout seul ». C’est le moment idéal pour absorber (enfin !) la question de la construction, le moment où il faut prendre du recul, essayer de bâtir un ordre, repérer des manques, des pistes non traitées, etc. Car, à trop suivre le personnage, on peut vite aller là où le projet ne le demande pas.
D’abord longtemps flairer le terrain, puis s’y mettre avec la précipitation d’un corps qui se noie. Un jour donc, on commence. Une longue latence, une grande collecte puis, en quelque semaine, un sprint final pour faire exister l’objet. Trois à quatre heures par jour, tous les jours pendant plusieurs semaines. Mais, dans ces heures de création, introduire du retravail sur d’autres pièces déjà partiellement écrites. Je tire beaucoup de profit à travailler simultanément sur plusieurs pièces, à condition toutefois qu’elles ne soient pas aux mêmes stades d’écriture. Ce que je n’arrive pas à résoudre dans une pièce se résout parfois dans l’autre sans que je l’aie expressément cherché. Un personnage se met à parler dans la pièce A et tout à coup l’idée s’impose avec brutalité que c’est un discours de la pièce B. On trouve la solution parce qu’on ne la cherchait plus, ou encore la solution vient vous surprendre quand vous n’y pensez pas. Il faut alors procéder au transfert de la chose trouvée vers son vrai lieu d’accueil, ce qui ne requiert que des capacités techniques de nettoyage et de suture.
La pièce commencée ne s’achève jamais. Ou elle s’achève de manière provisoire. Chaque fois qu’un acteur s’empare du texte, le dit à sa façon, avec sa couleur vocale, son physique, sa matière, l’envie me vient de remettre le texte en jeu. Je rêve d’un texte qui varie à chaque occurrence, profondément le même et toujours un autre. Au fond, comme auteur, je rêve de ce pouvoir qu’a l’acteur de faire perpétuellement trembler le texte, de lui insuffler de nouvelles impulsions, de nouvelles directions. C’est peut-être pour cela que les autres formes de fiction ne me tentent pas : elles s’accommodent difficilement de l’exercice infini de la variation.