LE REPOS DU TIGRE – Stéphane Nappez

OUVERTURE

LE REPOS DU TIGRE

Jeunes de seulement deux siècles mais déjà monumentaux, amples, songeurs comme de vieux philosophes, les séquoias bleus déploient leurs pensées ombrageuses sur deux petits êtres vêtus de soie jaune. Le premier est un adolescent dont la lèvre supérieure est affligée d’un duvet brun ; le second est un vieillard fatigué, édenté mais dont la carcasse encore fonctionnelle conserve le souvenir d’une jeunesse athlétique. Les deux humains sont assis en tailleur, ils tètent leur ration de néo-bambou écarlate. Plus précisément, ils suçotent le tube pseudo-végétal sans passion. Un siècle plus tôt, la même absence d’enthousiasme avait habité le vieil homme lorsqu’il mangeait un sandwich de distributeur automatique dans le hall de l’université.

D’un orteil exercé, avec grâce, l’adolescent dessine des formes dans l’humus frais. À son côté (celui où le sari laisse apparaître une épaule pointue) le vieillard parle. L’homme âgé parle mais le jeune garçon ne l’écoute pas, les dessins qu’il trace dans le compost semblent plus dignes d’intérêt que les radotages de son compagnon antédiluvien.

POINTS DE VUE

Une méditation sur le bonheur

En préambule : 
J’ai lu les versions successives du texte de Stéphane Nappez et j’y ai retenu les mêmes phrases, à l’exception de l’évocation de « la voix et la conscience unifiées de la multitude bactérienne » et du magnifique « poème-monde de nos entrailles » qui apparaissent dans la dernière version. Ça change tout. Pour moi, si le texte n’est pas en lui-même une méditation sur le bonheur, il nous y invite bigrement.

Phrases retenues (avec essai de classement par genre) : 
Les exo-bactéries de type B possèdent une forme super-évoluée (anticipation) 
La cité-jungle rouennaise (anticipation)  
Les êtres humains ont en réalité régressé aux temps d’Adam et Ève (utopie ? dsytopie ?)  
Les exo-B adorent provoquer des péritonites et des inflammations des tissus internes (science-fiction) 
Une langue collective qui se parle en nuée… Il n’y a pas des locuteurs de bactérien B, mais le Bactérien B est la voix et la conscience unifiées de la multitude bactérienne. Cette conscience s’articule au poème-monde de nos entrailles. (anticipation poétique)
La dernière invasion exo-bactérienne avait provoqué un reboot massif de la biodiversité mondiale (écotopie)  

Dans un tableau de Lucas Cranach l’Ancien (1), Adam et Ève sont représentés sous l’arbre de la connaissance entourés d’une biche et d’un lion au repos, qui me fait penser au tigre du texte de Stéphane Nappez. Joli temps que celui où Adam et sa compagne pratiquaient le nudisme, l’amour libre et l’agroforesterie. Alors pourquoi y revenir est-il présenté comme une régression ? 
Parce qu’il y a un accroc dans le tapis.
Pour qualifier ce que le monde est devenu, le vieux Daidalos a recours à l’oxymorique « cloaque paradisiaque », car tout y est insipide, les outils de l’activité humaine ont disparu, et l’on ne peut plus y goûter la pomme, littéralement. Effectivement, c’est la merde. Ce « cloaque paradisiaque » constitue en outre un supplice de Tantale pour celui qui a la mémoire des temps anciens, c’est à dire le nôtre. Tous les bienfaits de la nature sont sous ses yeux sans qu’il puisse en profiter, mettant à jour une hétérogénéité, voire une incompatibilité entre l’intérieur du corps humain et les ressources du monde extérieur. La séparation entre l’homme et la nature amorcée au XVIIème siècle est accomplie et actée. 
En raison de la loi d’entropie, notre futur est sans retour. Dans le récit de Lancelot Hamelin, Dans les jardins d’Électropolis, l’auteur imagine un temps futur antérieur où nous aurions « perdu le goût du paradis ». Le paradis – si tant est qu’il ait existé ailleurs que dans notre imaginaire – ne reviendra pas, du moins pas tel quel. Altéré, peut-être. Altéré, c’est à dire autre, mais sous quelle forme ? C’est à mon sens une des questions que pose la fiction de Stéphane Nappez dont on s’est demandé, en assemblée interprétative, si elle était utopie, dystopie, ou protopie. 
En effet dans ce récit post-apocalyptique qui se déroule un siècle après une invasion bactérienne et où le monde a repris ses couleurs, le « reboot massif de la biodiversité mondiale » sent bon l’utopie. Mais n’est-ce pas une sorte d’utopie à rebours car si la terre est devenue un locus amoenus (2), elle reste inaccessible à la consommation humaine ? Les hommes – avec leurs robes de soie et leurs corps hétérotopiques (3) – n’y sont plus que des taches de couleur dans le décor, un gigantesque « camp ». La beauté de cet espace constitue une nourriture esthétique et peut-être spirituelle pour le seul Ikaar. On aime déjà « la cité-jungle rouennaise ».
Il y a chez Ikaar, ce jeune personnage contemplatif qui dessine « avec grâce {…} des formes dans l’humus frais » et préfère profiter du grand air et des paysages somptueux de la cité-jungle rouennaise », quelque chose de la sagesse antique, voire un éloge de la paresse. Non pas la paresse dans laquelle les hommes d’avant – c’est bien encore de nous qu’il s’agit – étaient « vautrés », mais cette propension à ne rien faire, cette absence de travail qui rend le cerveau disponible à la rêverie et à la créativité. Icare, c’est celui qui s’envole, mais sans faire d’efforts, non seulement parce qu’il a des ailes, mais de surcroît fabriquées par son Dédale de père. Et cet Icare du futur, pas sûr qu’il aille jusqu‘au soleil pour se brûler les ailes. Pourquoi le ferait-il ?
Comme le philosophe Alain (4), il semble se donner pour devoir d’être heureux.
Grâce au savoir transmis – et reçu avec une bonne volonté toute relative – par son père symbolique, ce représentant de la jeune génération, « absorbé dans ses rêveries » et la conscience tranquille, sait qu’il n’a plus qu’à être à l’écoute de ses entrailles et à se servir de tous ses neurones – cervicaux, entériques et autres – pour reprendre possession de lui-même. Le « poème-monde de nos entrailles » colonisées par les exobactéries est à relire, à recomposer et à relier aux autres formes du vivant.
Tel le serpent du tableau qui apporte la connaissance au risque de la vie, il se peut bien que les exoB qui pratiquent l’intelligence collective et accueillent avec sagesse leur finitude offrent un modèle à suivre. Après tout les bactéries, qui « sont sur Terre depuis des millions d’années et {…} y seront encore dans des millions d’années jusqu’à ce que le Soleil s’effondre sur lui-même dans une magnifique lumière rouge », constituent la plus ancienne forme de vie connue sur Terre. Elles se sont adaptées à l’intérieur du corps humain, à la surface de la Terre, aux océans. Voilà qui remet les pendules à l’heure, et non sans humour quand on songe aux « péritonites punitives ». Leur langue qui se parle « en nuée » n’est pas sans en évoquer d’autres. Si les borborygmes nous enjoignent avec un humour quasi rabelaisien d’être à l’écoute de ce qui nous déborde, je pense aussi à l’Évangile de Marc 9:7 : « Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! ». Voix de Dieu ou voix de l’inconscient individuel ou collectif cher à Jung ? N’y a-t-il pas quelque chose qui nous parle que nous devons entendre ?
Si « la dernière invasion exo-bactérienne {a} provoqué un reboot massif de la biodiversité mondiale» , il est temps à l’homme d’en faire autant, en passant par l’écriture d’une épopée nouvelle.
Les « temps toxiques » dont Daidalos garde la mémoire sont notre présent. Celui de notre cécité, de notre surdité, de notre folie. D’un certain manque d’enthousiasme aussi – où sont les Dieux qui nous inspirent ? – qui risque de nous mener – là est peut-être le vrai visage de la catastrophe – à l’absence de passion pour la vie. Selon le philosophe Hegel, « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». La passion qui fait de nous des êtres souffrants et agissants, pour n’avoir jamais à nous demander, si tout doit recommencer,  « que faire d’un corps qui pète le feu quand il n’y a plus rien à construire sur terre : ni arts, ni sciences, ni bonheur. »
Et si le vrai visage de la catastrophe, c’était le catastrophisme ?


1- Peintre de la Renaissance allemande (1472-1553)
2- Locus amoenus, « lieu agréable », voire « idyllique ». Topos littéraire dans la poésie  latine de l’antiquité, notamment chez  Virgile.
3- L’hétérotopie est un concept théorisé par Michel Foucault qui désigne la différenciation des espaces, souvent clos ou enclavés, caractérisés par une discontinuité avec ce qui les entoure.
4- Propos sur le bonheur, 92, « Devoir d’être heureux », Alain – Éditions Gallimard,1928.
5- Introduction à la philosophie de l’histoire, chapitre La Raison dans l’histoire, Friedrich Hegel, 18882-18300 – Le Livre de Poche , 2011

La beauté du monde

– Comment ça passe ? 

Daidalos cherche depuis des décennies une oreille et une tête bien faite à qui transmettre sa découverte. Il est vieux, très vieux, comme certains personnages de la Bible. Le rapport vieil homme/jeune homme renvoie à un autre récit de la Bibliothèque des futurs, Rudimenteurs d’Alexis Fichet. Dans ce dernier, le jeune Naphta est admis comme apprenti dans le cercle fermé des rudimenteurs, ceux qui émettent des hypothèses sur ce qu’était l’humanité et le monde avant la catastrophe. 
Le contexte de la nouvelle d’Alexis Fichet est à l’opposé de celle de Stéphane Nappez : la catastrophe a eu lieu aussi, mais les humains vivent au milieu des immondices, meurent jeunes, alors que dans la nouvelle de Stéphane Nappez la terre est redevenue une jungle luxuriante habitée par des humains vêtus de soie, qui peuvent vivre jusqu’à 150 ans. Mais dans les deux cas la plupart des humains ont perdu la mémoire de l’autre temps et s’en contentent. C’est le cas de Ykaar, le jeune protagoniste du texte de Stéphane Nappez : « Mais comme tous les gosses de son âge, il imaginait, jusqu’à ce qu’il rencontre Daidalos deux ans plus tôt près de l’arbre à néo-bambous, que les choses avait toujours été ainsi… » Ce qui rapproche les deux textes, c’est le fait que quelques initiés ont gardé, voire cultivé, le souvenir du monde d’avant et se posent la question de la transmission de cette connaissance. Mais l’art de transmettre ne va pas de soi. En effet cela peut être dangereux, d’abord pour l’individu initié – sous-entendu l’ignorance protège de la dépression et/ou du désespoir – et pour celui qui révèle : « Mais en dévoilant le pot-aux-roses, il se serait exposé, lui et son interlocuteur, à une mort atroce et lente (les exo-B adorent provoquer des péritonites et des inflammations des tissus internes). Du moins, deux ou trois saisons plus tôt, cette révélation formulée à haute voix leur aurait coûté la vie… » 

Au début de Rudimenteurs, le maître dit au jeune Naphta, qui veut s’embarquer pour une relecture du monde : « Tu dois encore réfléchir aux conséquences de la parole. » Et à la fin, lorsque Naphta finit d’exposer ses hypothèses sur ce qu’était le monde d’avant, le maître lui révèle ce qui a conduit les hommes à préférer l’ignorance : « En cessant de trier, l’humanité a aussi abandonné son désir de connaissance. Elle s’est acceptée comme butée, ignorante d’elle-même, et de son histoire. C’est la suite de cet abandon qui a donné le monde dans lequel tu es né, dans lequel tu as grandi. Notre réalité est plus brutale et plus bête que celle de nos prédécesseurs, mais elle nous convient. Nous mourons sans doute plus jeunes, mais plus heureux. » 
Un autre texte de la BDF – Dans les jardins d’Electropolis de Lancelot Hamelin – aborde aussi la question du monde d’avant, du secret à protéger, du danger que courent ceux qui veulent transmettre. Ici le message passe par des bandes magnétiques : « Nous savons tous que la bande aurait pu ne pas arriver, que le porteur aurait pu être arrêté, ou retiré du jeu. Mais si vous entendez ces mots, c’est que le message est arrivé à bon port, et en entier, au moins le premier message (…)  Ceux qui, les rares qui, ceux qui auront peut-être passé à travers les flammes, les foudres, les tremblements, ceux qui seront en charge de reconstruire, voire d’inventer neuf et mieux, ceux-là, de quoi auront-ils besoin ? Tel est le sens de ces bandes magnétiques. » 
Ces textes nous disent, au-delà de leurs contextes narratifs, que lorsqu’il n’existe plus de cadre institutionnel à la transmission du (des) savoir(s), elle ne peut se faire que d’individu à individu. Ils nous disent aussi que la soumission de l’élève au savoir du maître ne va pas de soi, qu’elle est même remise en cause, voir raillée et que le maître doit lui-même attendre que le désir de l’élève soit suffisamment fort pour l’aider à aller plus loin. Des philosophes et des savants contemporains se sont penchés sur la relation savoir/ignorance et prônent une mise en veille des contenus à apprendre pour favoriser plutôt le désir et le plaisir de la découverte. Je pense à Jacques Rancière dans son ouvrage Le maître ignorant (1) ou au neurobiologiste américain Stuart Firestein qui a écrit Les vertus de l’ignorance (2). 
MAIS… dans un autre texte de la BDF, Rosa Rosa Rosalind, Marion Stenton met aussi en scène une femme très âgée et des enfants. À l’inverse des « vieux » des textes d’Alexis Fichet et de Stéphane Nappez, la vieille dame, Rosalind n’a rien à transmettre mais s’est donné une mission terrifiante par rapport aux générations futures, les exterminer pour qu’elles ne rajoutent pas de la cruauté à celle qui existe déjà : « Mais arithmétiquement, toutes données comprises, Rosalind a peut-être diminué la douleur du monde ? S’ils se tuent aujourd’hui, ils ne tueront pas demain ? peut-être c’est le pari ». 

– Les échos mythologiques du texte 

Daidalos – le vieux – et Ykaar – le jeune – évoquent le couple du mythe antique : Dédale, architecte du labyrinthe qui enferma le Minotaure et Icare son fils qui vola si près du soleil que la cire de ses ailes fondit et qu’il fut précipité dans la mer. À partir du moment où un auteur choisit des patronymes aussi chargés pour ses personnages, nous sommes en droit, en tant que lecteurs, d’y voir une intention, un message. Qu’en est-il exactement ? Les mythes nous apprennent que Dédale est un forgeron, un inventeur de machines, un architecte. Daidalos est un chercheur et il est vrai qu’on peut voir une parenté lointaine entre ces deux personnages (« Avant la Catastrophe, le vieux Daidalos avait été le docteur Daidalos, un universitaire respecté et influent dans le domaine de la micro- biologie »). Par contre Icare et Ykaar sont très éloignés l’un de l’autre : l’histoire de la course d’Icare vers le soleil révèle chez celui-ci un tempérament frondeur et risque-tout. Ykaar est plutôt l’inverse : il se contente de ce qu’il a et les histoires de son vieux compagnon le rasent. « Des leçons, encore des leçons ! Bon, va donc, je t’écoute, vieux prof, j’ai pitié de toi et de tes lubies… » Malgré tout vers la fin du récit, il manifeste sa curiosité pour les avions comme un clin d’œil à l’Icare du mythe grec (« Le jeune Ykaar se met à genou, efface d’un revers de soie jaune les formes dans l’humus frais et demande au vieux Daidalos : « Dis-moi comment étaient les avions »). L’image du dédale, du labyrinthe est aussi présente dans l’épopée de la traduction du langage des exo-B. Impossible pour les linguistes de s’en sortir (« Les linguistes avaient enregistré des millions de séquences sonores. Des intelligences artificielles ultra-sophistiquées les avaient triturées dans tous les sens mais sans aucun résultat probant »). Telle Ariane dans le mythe du Minotaure aidant Thésée à sortir du labyrinthe, la poétesse Li Bao trouve « le fil» qui délivre enfin le sens de la langue des bactéries.

– Catastrophe ou fin du monde ?

 Plusieurs textes de la BDF situent leur action après une catastrophe (Rudimenteurs, Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ?, Bunkering, De la même eau). D’autres déploient leur récit dans des ambiances de fin du monde (F.A.M Femme Animal Machine, Dans les jardins d’Electropolis, Vendredi soir). Comme son nom l’indique, la fin du monde signifie la fin de l’humanité et de son habitat terrestre. Elle hante ses récits depuis le début. Les religions monothéistes y font référence : l’apocalypse chez les chrétiens, la fin des temps chez les musulmans. Qu’entend-on par catastrophe ? Le mot vient du grec et signifie littéralement renversement. Il ne s’agit donc pas d’une fin mais d’un bouleversement radical. L’idée de catastrophe fait son chemin et grandit au cours du 20ème siècle qui connaît deux guerres mondiales et, surtout à partir d’Hiroshima en 1945, va vivre sous la menace d’une catastrophe nucléaire. À la fin du 20ème siècle et au début du 21ème vient s’ajouter la catastrophe climatique. Puis à partir de 2020, un autre sujet d’inquiétude surgit avec la pandémie du Covid qui met à l’arrêt les plus sophistiquées et les plus performantes économies mondiales. (3) C’est ce type de catastrophe qui inspire Stéphane Nappez, non pas un virus mais des nuées de nouvelles bactéries – les exo-B – pour justifier le bouleversement dont il est question dans Le Repos du tigre. Étudions le renversement décrit ici : la nature reprend ses droits, les villes ont disparu au profit d’une jungle luxuriante, un paradis, mais dont les hommes ne peuvent plus cueillir les fruits, qui pourtant poussent en abondance. Ils sont obligés de manger une sorte de gelée insipide, leurs estomacs ayant été modifiés par l’action des exo-B. C’est un paradis qu’on ne peut que contempler. Les hommes ne peuvent plus intervenir. La notion de progrès a disparu. Et donc à l’opposé des autres textes de la BDF cités plus haut, plusieurs passages de la nouvelle décrivent la beauté du monde. La catastrophe ici a rendu sa beauté au monde : « Avant-hier, par exemple, il a vu, à travers le réseau inextricable et frémissant des fougères géantes, une espèce de gros matou safrané strié de rayures noires. C’était beau. (…) En moins d’un siècle, la dernière invasion exo-bactérienne avait provoqué un reboot massif de la biodiversité mondiale, cela s’était passé à la fin du XXIe siècle. L’air s’est alors purifié, la couche d’ozone s’est reconstituée, les saisons sont revenues peindre la nature de leurs couleurs originelles … la population mondiale, réduite à quelques millions d’individus en pleine santé, est désormais confrontée à des problèmes de riche : trop d’animaux de toutes les espèces, trop de fruits, trop de légumes, trop de champignons, trop d’eau pure, trop de tout. » 
À l’inverse voici comment est décrit le monde dans Rudimenteurs d’Alexis Fichet : « Notre monde est sale et désordonné … Le chaos règne. Des couches d’objets abîmés ou décomposés saturent nos rues et nos espaces publics, pourrissent dans nos maisons, jusque dans les lits. Nous n’agissons plus sur nos quartiers, nous les traversons le temps d’une vie brève, nous essayons de manger, de boire, de trouver du plaisir avant de mourir, ce qui arrive trop tôt. » 
Même spectacle dans Bunkering de Frédéric Vossier : 
« Le matin, on ne parle à personne. C’est le désert. Personne à qui parler. Dans la pénombre, j’enjambe des corps et je découvre des visages qui ont pleuré. Des larmes d’hiver. 
Des murmures. Des détritus. Poubelles renversées. Ruines. 
Éboulis. Chiens qui rasent les murs. Et rats. Égouts. Reptiles. » 
Description tout aussi sombre dans LES DECHETS- (une élégie) d’Alice Zeniter : 
« … Les bouteilles remplacent les poissons crevés, elles flottent le ventre à l’air, si nombreuses par endroits qu’elles forment une banquise sur laquelle on peut marcher, et les sacs plastique remplacent les méduses, collant leurs filaments délicats et colorés à tout corps en mouvement, jusqu’à l’entraver pour de bon, jusqu’à ce qu’il coule à pic. »

 – La perte et le gain

 Les trois derniers textes cités insistent sur la perte : qu’est-ce que la catastrophe nous a fait perdre ? Le texte de Stéphane Nappez renverse la conclusion attendue : qu’est-ce que la catastrophe nous a fait gagner ? Et en même temps, le vieux Daidalos ne peut s’empêcher de faire la liste de tout ce qui lui manque désormais. Cette double question habite notre conscience contemporaine, et tout particulièrement la réflexion écologique, à travers le concept de compensation : « La question fondamentale qui se pose est comment contrebalancer la perte de biodiversité d’un lieu donné à un temps donné en créant, ailleurs, des gains de biodiversité jugés équivalents. » (4) Dans son livre Raviver les braises du vivant (5), Baptiste Morisot pose le conflit potentiel entre les tenants de l’ensauvagement et le monde paysan.

 – Virus et bactéries, la hantise de l’infiniment petit

« Blablabla blablabla blablabla… c’est ce que se racontent les bactéries lorsqu’elles se rencontrent. Ou presque. En effet, loin d’être des êtres vivants sourds et muets, elles ne cessent de bavarder entre elles, pour se reconnaître, se compter, se multiplier ou au contraire stopper leur croissance, faire la paix avec leurs voisines ou déclarer la guerre. Comment ? En diffusant des molécules, ce qu’on appelle le « quorum sensing », phénomène découvert dans les années 1990… ». Tel est le début d’un article paru dans la revue Science et Avenir en 2015 (6). Nous savons en effet, grâce aux recherches telles que celles citées plus haut, que les bactéries communiquent entre elles. Dans le texte de Stéphane Nappez, les exo-B parlent : « Le professeur Bloomfield, donc, avait conclu que les petites bestioles invisibles interagissent grâce à des signaux, tenez-vous bien, avait-il asséné à ses collègues avachis, vocaux. » D’où la nécessité de traduire leur langage, ce qui permet à Stéphane Nappez d’inventer et de raconter l’épopée de leur traduction. Réjouissant ! Depuis l’antiquité, l’humanité a été frappée par des épidémies terribles. En occident on pensait en être sortis grâce aux progrès de la science, à la découverte des vaccins etc… Le Sida à la fin du 20ème siècle et le Covid 19 au début du 21ème siècle nous ont rappelés à notre fragilité. La thématique des virus et/ou des bactéries est présente dans plusieurs textes de la BDF : « Une des conséquences de la catastrophe en cours était que les villes se trouvaient envahies de parasites hématophages – ecto et endoparasites, acariens, moustiques, ichneumons, puces, sangsues, strepsiptères, midges, tiques, insectes intelligents collectivement, et porteurs de virus incurables. L’humanité était la proie d’hécatombes épidémiques et des populations entières s’étaient mises à agir en dehors de leur vouloir, et à édifier des bâtiments improbables, qui semblaient destinés à devenir les logements de créatures qui n’existaient pas encore. Nul ne savait pour qui œuvraient en vérité les parasites » Les jardins d’Electroplolis de Lancelot Hamelin 
« Uyu 
Tout ça à cause d’une bactérie, Iyi. 
Iyi
Une bactérie et tout a basculé. 
Aya
Une bactérie et nous avons basculé dans l’espèce chirurgienne. » 
Tetraktys de Marie Dilasser 

L’humanité, après avoir craint son extinction par la bombe H, est aujourd’hui hantée par l’infiniment petit. Il suffit de voir la panique créée par le phénomène des punaises de lit à Paris ! 


1- https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2005-1-page-81.htm 
2- https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-vertus-de-lignorance
3- Dans le monde 6.95 millions de personnes étaient décédées au 18 août 2023, dont 167.985 en France.
4- https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2018-2-page-136.htm 
5- https://www.actes-sud.fr/raviver-les-braises-du-vivant 
6- https://www.sciencesetavenir.fr/sante/comment-les-bacteries-communiquent-entre- elles_23430

Labyrinthe des futurs

Les chemins vers l’utopie  sont difficiles. Est-on sûr de la pérennité du système ? N’a-t-il pas son « talon d’Achille » ? A quel moment  sait-on qu’une innovation est  « une avancée » et non  « un retour en arrière » comme le demande l’un des personnages dans Tetraktys de Marie Dilasser ? 
Et quel est le prix individuel à payer pour sauver collectivement la planète ? Car on peut s’ennuyer ferme en utopie, comme le vieux Daidalos figé dans une anthropause perpétuelle, un « cloaque paradisiaque » pris en charge par « la voix et la conscience unifiées de la multitude bactérienne ».   

Dans le roman Terra Humanis (1), l’héroïne initie dans les années 2020 un mouvement planétaire qui contourne le capitalisme sans toucher aux identités culturelles. De combat citoyen en recherche scientifique, d’expérimentation en réajustement, ils parviendront à ralentir le réchauffement climatique – leur priorité – tout en construisant un monde nettement plus équitable et excitant que le nôtre . Pourtant, en 2109, elle continue de s’interroger : « Ce qui est singulier avec le futur, c’est que lorsqu’on cherche à l’orienter, il joue souvent les filles de l’air. Rébecca avait retenu la leçon, personne ne pourrait jamais penser à tout, c’est certain. Du bien pourrait surgir le pire, comme du mal, le meilleur ». Le texte de Stéphane Nappez s’écrit dans les mêmes interstices, entre utopie et dystopie. Le monde créé par les exo-bactéries connaît des réussites évidentes, au moins du point de vue du jeune Ikaar : qualité de l’air, biodiversité, santé, longévité, élimination de la libido dominandi (2). Cette dernière disposition est aussi prévue dans le roman prototopique de Fabien Cerutti (1) en cas de déclenchement volontaire d’un conflit de masse par un chef d’état. Le dispositif est prévu dans le contrat. 
Le tube végétal à sucer est infect  mais la  question de la nourriture mérite d’être  posée quand chacun a accès à ces chiffres stupéfiants : chaque jour, plus de trois millions d’animaux terrestres sont abattus en France. Un kilo de bœuf utilise 15550 litres d’eau contre 10 litres pour un kilo de farine protéinée issue de bactéries fermentées dans les laboratoires les plus innovants. De quelle façon résonne désormais  la phrase de Roland Barthes (3) sur le bifteck citée par Daidalos : « On le mangeait saignant ou bleu ou encore à point. C’était une question de nature et de morale pour celui qui le mangeait. » ?

Le Repos du tigre pourrait être un des scénarios de la prototopie (4) telle que l’envisage par exemple Alain Damasio : « un modèle à tester et à bricoler sans cesse pour le rendre hautement vi(v)able »(5). Après un XXè siècle prométhéen, soyons plus modestement Dédale l’ingénieur, tâtonnons vers les mondes meilleurs. Essai-erreur : comment construire le labyrinthe du futur car tout est lié dans le dérèglement de la planète ; comment sortir d’une impasse car toute action a sa contrepartie . 
Les mondes minuscules – physique, numérique, biologique – nous fascinent. On y parle la langue du XXIè siècle qui ouvre des rapports inouïs au sein du vivant : notre flore intestinale, c’est notre humus à nous, et mieux encore, un humus intelligent, un second cerveau. Un changement d’échelle dans notre perception et nous pourrions démentir le constat terrible de Fabienne Raphoz ? « Notre espèce a peut-être d’autant mieux détruit « son » milieu qu’il n’était justement pas le sien » (6). Dans le texte de Stéphane Nappez, le corps-monde tel que le voyait déjà Rabelais devient l’aventure collective du vivant augmenté sauf que les nanotechnologies ont raison de nos deux autres libidos, sciendi et  sentiendi (2) : « Que faire d’un corps qui pète le feu quand il n’y a plus rien à construire sur terre : ni arts , ni sciences, ni bonheur ? » 

Une fois la langue du nouveau monde maîtrisée, comment empêcher l’esprit de système de tendre vers toujours plus de pureté et d’efficacité mortifères? « L’ingénierie curative et réparatrice » inventée par les exo-B efface l’esprit critique aussi sûrement que les maladies, ramenant les humains « au temps d’Adam et Eve » .
Les mythes parlent d’eux mêmes avec leur part d’hubris : les ailes qui sauvent Icare du labyrinthe le tuent un peu plus tard. Quand la pulsion de vie entre en collision avec l’esprit de système, les humains se tournent vers le passé fantasmé du bifteck et des frites, de la voiture, du film de guerre (qui n’est pas la guerre ), des vidéos sur internet. La communauté des Cloches brunes en fait les frais dans Eden de Waddah Saab mais pas le tiers-lieu Kamplac’h dans le texte de Fanch Rebours. Ceux-là n’oublient pas de cultiver la joie. 
« Tout va recommencer » se réjouit le vieux Daidalos en songeant à la disparition imminente des bactéries colonisatrices. Ce n’est  pas le scénario du pire. On envie la sagesse des exo-B capables d’interroger le non-sens de leur épopée auto-destructrice  et de lâcher prise enfin. Tout ? « Redevenir un homme avec tout ce que ça comporte de cool et de pas cool » comme avant ? « Dis-moi comment étaient les avions » lui demande le jeune Ikaar. « Maintenant, Daidalos, dis-moi comment fonctionnaient les réacteurs. »


(1) Fabien Cerutti, Terra humanis, Editions Mnémos, 2023 .
(2) Blaise Pascal, Pensées, (458 – les trois concupiscences) , 1669 . Editions Garnier, 1964 
(3) Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, 1957.
(4) Néologisme créé par Yannick Rumpala
(5) Préface d’Alain Damasio au roman Ponsomaro d’Adrien Tardif , Editions Librinova, 2022 .
(6) Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, Editions Corti, 2018 .

Apocalypse et Rédemption

Une plongée dans la SF post-apocalyptique avec des bactéries tueuses, des méchants chinois, la dystopie politique et l’utopie écologique. 

Deux humains comme des pandas dans la forêt condamnés à mâcher et à ruminer des feuilles. Rumination silencieuse avec ou sans méditation.
Des hommes-animaux, herbivores ruminants. Condamnés au rien, au non-évènement.
La survie de l’espèce impose le silence à une espèce dont l’essence même serait la transmission par la parole.
L’homme a intégré que, s’il parle, s’il se rebelle, il sera détruit de l’intérieur. Donc il ne dit plus rien.
A quoi bon ? Ne pas penser. Ne même plus « cultiver son jardin ». Mâcher.

Ils vivent dans un Éden stéréotypé – canopée, jungle, végétation luxuriante. Un « nouvel Adam » profite d’une forêt à première vue paradisiaque dans une esthétique japonisante : kimonos de soie (matière animale, respirante mais animale) pour grands maîtres normands ratés et peu spirituels : « on pète dans la soie ».
N’est pas bouddhiste qui veut… C’est une palabre sous l’arbre de la connaissance. Le jeune homme serait ce nouvel Adam. 
En a-t-il même conscience ? Apprécier le paradis, ne pas se faire de bile, profiter du présent sans penser.
Il « fait des ronds dans le sable » comme il scrollerait sur son portable, tout pour ne pas écouter le vieux qui rabâche un « c’était mieux avant » de steak-frites et de vie urbaine.
Pour le vieux Dédé « le paradis, c’est le passé », c’est un fantasme. Rien pour le futur.
« Et bien je suis content de ne pas avoir connu ces temps barbares », dit le jeune homme.
Qui est le sage des deux ? Est-ce que la sagesse est liée à la connaissance ? Est-ce que l’innocence, la non-connaissance c’est le paradis ? 

C’est un texte-post covid empreint de la peur du virus, de la menace de l’infiniment petit, qui rappelle d’autres appels à la peur : « nous sommes en guerre » pour combattre l’ « ennemi invisible ». 
A l’instar du film Phénomènes (1) ou des blockbusters sur les virus (L’Armée des 12 singes), la menace est invisible. Pourtant elle est identifiable mais elle n’a pas été prise au sérieux.
Cette première apocalypse est déjà loin. Tout a déjà eu lieu : le basculement politique, la mutation génétique et écologique.
C’est la dictature dans un schéma classique : mort des opposants, cloisonnement des individus… qui se sentent surveillés de l’intérieur-même. Mais est-ce que ce ne sont pas les hommes eux-mêmes qui mettent du sens sur ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas ? Sur la supposée malveillance des maladies ?
Ces bactéries nous renvoient à toute cette sensation de manipulation « interne », auto- manipulation hormonale, parasitose, humeur pré-menstruelle, spleen post-accouchement, cataclysme thyroïdal, désespoir du côlon irritable, amibes invasives.
Le tigre, c’est la menace du plus grand, du plus fort. Mais ici le grand n’a aucune conscience. Son estomac pense pour lui. Il est contrôlable, comme les autres carnivores.

Finalement est-ce que ce n’est pas mieux dans ce futur-là, car si aujourd’hui l’homme est maître, la nature souffre. L’abolition de la technicité, de toute forme d’objet technique d’origine humaine serait la condition d’un paradis écologique. Mais cet état est impermanent : les bactéries ont manipulé les êtres génétiquement et elles ont commis une erreur en permettant la mutation des humains de carnivores en herbivores. Incapables de prévoir, dans leur volonté de soumettre, elles ont provoqué la fin de leur propre environnement. Pas plus de sagesse qu’un humain ?
Les personnages sont proches d’un second reboot, reset, réarmement post-épidémique, post-apocalyptique. C’est le repos avant l’événement silencieux, le micro-événement décidé par les bactéries : épargner ces deux humains en endormant l’appétit du tigre.
« ça veut dire que tout va recommencer. » 
Le temps se déroule dans une vision cyclique. Il est impossible à mesurer : ça fait longtemps et c’est sur le point de… ou peut-être pas. Il pourrait ne rien se passer.

Dans le texte de Stéphane Nappez les bactéries parlent et on sait maintenant que les arbres communiquent ou que les tomates crient (2), mais on ne sait pas si elles s’entendent ni si elles nous entendent ou si elles nous écoutent.
Le Repos du tigre est une histoire de transmission et de communication : la communication est interdite, ne pas transmettre le savoir mais seulement la surface des choses. Pourtant le vieux transmet et transgresse, il prend le risque de sacrifier le jeune homme ; c’est un pari. Tout plutôt que cet état végétatif : « il n’y a plus rien à glander sur terre ». Le paradis est vide de quête, de sens.
Les bactéries sont condamnées, comme nous aujourd’hui.
Qu’est-ce qui les tue ? Elles ne se reproduisent plus… il faut un « réarmement démographique pour les bactéries ». Prises à leur propre piège de contrôle : elles ont forcé les humains à devenir végétariens mais par le même coup elles ont modifié leur environnement. « Seules les tripes d’hypercarnassiers peuvent encore nous accueillir ». Finalement ce sont les bactéries qui reçoivent le message de Dédé. Pas le jeune homme.

Doit-on s’incliner devant la sagesse des bactéries qui renoncent à laisser faire le cours des choses ? Les bactéries ont-elles de l’empathie ? Ou font-elles un nouveau calcul pour la survie de leur espèce ? J’aimerais croire qu’elles ont la sagesse d’accepter de mourir, de laisser la place, de signer la fin de leur civilisation. J’essaie de ne pas être dupe : ce n’est pas de la sagesse, mais plutôt un calcul stratégique. Les individus acceptent de se sacrifier pour la survie de leur espèce. C’est la suprématie des bactéries sur l’homme. La sagesse des bactéries va provoquer le retour de l’homme agressif, carnivore, invasif et parasitable.
C’est peut-être ça, la Catastrophe. 
On est peut-être finalement à l’aube de la Catastrophe.


(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A9nom%C3%A8nes
(2) https://www.youtube.com/watch?v=6ZT931PmOto&ab_channel=LePoint

Stéphane Nappez

Stéphane Nappez est le responsable de l’association Baraques Walden, structure d’accueil de résidences d’artistes-auteurs (https://baraqueswalden.fr). Il est également auteur (romans, poésie) et scénariste BD. Il co-signe le scénario de Voyage au cœur du microbiote (Delcourt, 2022), en collaboration avec l’Inserm de Nantes. Il travaille actuellement sur un long poème-journal en octosyllabes et sur un roman faisant écho au Chili de Pinochet.