Les rudimenteurs – Alexis Fichet
Ouverture
Tout apprenti, une fois passés les quelques mois d’errance auprès de son maître, se doit de proposer une relecture du monde. Trois documents ou objets, c’est la contrainte. Un fragment, un déchet, une ordure, ça plus ça plus ça, il faut être inventif, nouer les ficelles, trouver la bonne figure. Une fois formulée, la relecture te donne accès au statut de rudimenteur.
– Bientôt je serai des vôtres.
– C’est trop tôt, Naphta.
– Je vais formuler, déplier, hop ! et ce que je dirai…
– Tu dois encore réfléchir aux conséquences de la parole.
– Ce que je dirai… personne n’avait osé avant moi.
Il est temps. Depuis quelques mois, Naphta traîne tous les jours parmi les couches d’archives répandues autour de son trou. Les gens ne voient dans la variété des objets qui recouvrent les sols du land qu’une pauvre couche sédimentaire où se servir en cas de besoin. Des morceaux, des fragments, on colle on rafistole, on ne regarde même pas, on bricole sans conscience. Pour nous, rudimenteurs et apprentis, ce sont les archives du monde : c’est là qu’est contenu le passé, c’est de là que doivent venir les hypothèses. Pour nous le déchet est un trésor.
– La saleté est un message.
– C’est un vieux slogan, maître…
– Trouve un oracle dans le débris.
– Celui-ci est plus joli.
– Transforme la décharge en recharge.
– Difficile !
…/…
Points de vue
Il ouvrit un œil….La réunion du clan, le vote! Merde, il n’aurait pas le temps de faire la queue pour sa ration d’eau….presque 6 mois qu’il n’avait pas plu sur le land Robien. Heureusement il y avait eu 58 jours de pluie l’an dernier, mais 2048 serait visiblement une année de sécheresse. Faut dire que depuis l’abomination…Il se leva rapidement, enfila la tenue du clan. Il y a quelque temps, un copain rudimenteur lui avait montré une photo extraordinaire. Une dizaine d’hommes et de femmes se tenaient sur une sorte de grosse butte de terre ronde. En arrière plan, 3 petits arbres. Et ces gens portaient le même gilet que lui…jaune. Tous souriaient, le poing levé. Son copain lui avait expliqué qu’on les appelait des éboueurs! Et un jour, ils s’étaient battu pour sauver les plantes et les arbres, juste avant l’abomination.
En haut des escaliers, chaleur, grosse chaleur. Il se hâta de traverser pour trouver l’ombre d’un vieil immeuble partiellement debout. A perte de vue gravats et déchets. Pas un bruit.
Il fallait qu’il se presse. Il avait entendu dire qu’un autre clan s’activait pour ranimer une très vieille coutume à laquelle il n’avait rien compris. Ils prétendaient être le clan des acteurs, ou des auteurs, il n’avait pas bien compris. Le plus curieux, c’est qu’ils avaient été détruits, d’après la légende, par le clan des thérapeutes! Et voilà qu’ils voulaient investir un vieux land déserté appelé « Poutrelle » ou « Passerelle. » Apprendre ça l’avait fait réfléchir. On ne savait rien ou presque de ce qui se passait dans les autres clans. On devrait s’organiser pour arranger ça.
Il aperçut son ami Naptha qui entrait dans le hangar du K. Il sourit, contrairement à Naptha, il n’aurait le temps de baiser ce matin. Il avait une réunion avec son clan. D’ailleurs c’est lui qui l’avait provoquée pour faire avancer son idée.
Il pressa le pas…On ne faisait rien de ses journées, à part dormir et faire la queue pour boire et manger.
Seuls travaillaient, les farmeurs et les rudimenteurs. Et puis, voila que ce clan des acteurs…Alors pourquoi pas nous s’était-il dit ?
Mais quoi faire?
Pourquoi ne pas faire le tour des autres clans chaque matin, pour apprendre ce qu’ils avaient vraiment fait ? On pourrait aussi, le lendemain raconter ce qu’on avait entendu…
Oui, mais comment retenir ce que chacun dirait ? Il était impensable de pouvoir tout retenir, il faudrait être plusieurs, faire des choix. C’est ça, il fallait trier les récits, on ne pouvait peut-être pas tout dire non plus….
Il repensa à Naphta en train de baiser dans le hangar du K. S’il me racontait sa matinée, je le raconterais à d’autres ou pas ?
Alexis Fichet
Manuel Littéraire du retour en forêt – Création Théâtrale reportée et annulée déjà deux fois, toujours en travail.
On s’en raconte des trucs sur celles et sur ceux qui sont venu.e.s avant nous.
On ausculte leurs vestiges, les remparts de leurs châteaux, les tracés de leurs fermes, les gènes des animaux qui les accompagnaient, des graines qu’ils et elles mangeaient, les outils qu’ils et elles taillaient, leurs déplacements aussi, on dessine leurs paysages, on reproduit leurs peintures. On cherche, dans les pigments, entre les pierres des pyramides et dans le torchis des masures, dans leurs cercles, leurs alignements de pierres, à la surface des visages muets, moitiés effacés de leurs statues, on cherche des indices, des restes. Les poubelles sont, paraît-il, les endroits favoris des archéologues. C’est ce qui est exhumé avec le plus de soin après les squelettes et les momies. Et que faisons-nous de tout cela ?
On se raconte des histoires.
On se dessine des vies qui ressemblent aux nôtres.
Sommes-nous capables de penser quelque chose de vraiment différent de ce que l’on traverse ?
Sommes-nous capables de nous effacer derrière les indices ? De nous effacer tellement qu’ils se mettent enfin à parler ?
Que diraient-elles, les pierres, si elles pouvaient parler ?
De leur hauteur de montagne, pourraient-elles faire un pont entre nous et les autres d’avant ?
Nous dessineraient-elles des chemins encore inaccessibles à nos imaginaires ?
Et les autres d’après ? Que chercheront-ils ? A quels détails nous ayant survécu se raccrocheront-elles pour nous raconter ?
Des poubelles, ils n’en manqueront pas pour nous disséquer mais qu’est-ce que cela racontera de nous ?
Est-ce que nous sommes capables de penser qu’il ne restera de nous comme des autres d’avant que des bribes, des fragments ? Que la mémoire de ce que nous avons été se perdra entre légende, écrits obscurs, images figées ou animées et déchets énigmatiques ?
J’ai l’impression que non. J’ai l’impression que nous ne parvenons ni à nous taire, ni à imaginer notre propre chute jusqu’au bout, jusqu’à la disparition.
Qu’est-ce qui chez toi se connecte avec le sujet des déchets ? Est-ce que ce genre de thème traversait déjà tes textes ?
J’écris depuis toujours sur le rapport à la nature et à l’environnement. J’ai travaillé sur les perturbateurs endocriniens pour la pièce Pops !, sur le sable pour la compagnie brestoise du Grain, sur les espèces invasives et d’autres thématiques en rapport avec la Vilaine à Rennes. Dans le spectacle Plomb laurier crabe, que j’ai mis en scène en 2008, et qui s’était joué à la Paillette à Rennes, une énorme pelote de déchet se déroulait pendant tout le spectacle, déposant sur le plateau des morceaux de plastiques, des filets, etc…
Mais en réalité je n’avais abordé le déchet que sous l’angle de la pollution, de ce qui déborde et nous envahit, et pas tant du côté du tri, de la valorisation ou du circulaire.
Qu’est-ce que les journées sur le terrain ont apporté ?
Du concret. C’était tout à fait fascinant. Et valorisant, aussi, de sentir que le département des Côtes d’Armor prenait cela comme un sujet sérieux, avec de la recherche, des prototypes. Quand on visite les grands centres comme Kerval, ou le site de Lantic, on réalise l’énorme masse de déchets que notre société produit. Nous en avons parlé entre nous, c’était comme la révélation d’une part inconsciente de notre monde. Et pourtant je trie, j’y ai toujours fait attention. Mais le gigantisme des installations, la variété des procédés, comme par exemple le tri de l’aluminium, ou les petits jets d’air qui expulsent certains déchets et pas d’autres, c’est saisissant. Et pourtant ça n’est pas satisfaisant, il faut trier mieux, mais aussi produire moins de déchets. Les gens qui travaillent dans le secteurs en sont conscients, je crois.
Quel a été ton projet d’écriture ?
Dans le groupe de travail, nous avons parlé de la fonction visionnaire de l’écriture. J’ai eu envie de prendre le risque de la science fiction, tout en sachant qu’on tombe souvent à côté de la vérité. Mais j’avais très envie de faire un saut dans le temps, imaginer le futur. Je suis assez pessimiste sur la capacité de l’humanité à réagir de manière coordonnée aux défis écologiques, à l’échelle de la planète, mais je crois en revanche qu’on peut toujours trouver de la joie, de l’énergie, du désir. J’ai donc créé un personnage qui vit dans un monde où plus rien n’est trié, où les déchets sont partout, envahissants. Je pense que le tri est une façon de comprendre le monde : en triant, en séparant ce qui doit être brûlé de ce qui peut resservir, en consignant, on porte attention. Ne pas trier, c’est porter moins d’attention à son environnement, c’est perdre un peu de finesse, devenir trop global. J’essaye donc de décrire un monde où l’arrêt du tri est aussi un arrêt de la civilisation, mais avec un héros qui conserve du désir et une volonté de comprendre. Je ne peux pas en dire beaucoup plus pour l’instant…