TETRAKTYS – Marie DILASSER
OUVERTURE
TETRAKTYS
1. Été Androgyne
Tout devient instable
entre ciel et terre
la vie trébuche.
Pour lutter contre l’abattement
contre le désespoir
je marche dans les tourbières.*
Et c’est comme si tous les crimes
les horreurs
les destructions massives de la faune et de la flore
toutes les saloperies accumulées au nom du progrès
étaient enfouies là
fossilisées là
intactes
sous mes pieds.
Je m’entraîne à garder l’équilibre
lutte de chaque instant
pour ne pas m’enfoncer dans la tourmente
ne pas trébucher
ne pas me laisser ensevelir.
POINTS DE VUE
En préambule :
Jubilatoire!
Une note de l’autrice précise que « Le texte prend pour modèle la forme de la Tetraktys. Selon Pythagore, la Tetraktys représente un triangle équilatéral en 10 points et quatre rangées : 1+2+3+4=10. » Elle ne nous dit pas que selon Pythagore le nombre parfait est 10. Comme les 10 personnages de la didascalie initiale. Figure apparemment dépouillée ici de toute connotation cosmologique, métaphysique ou spirituelle, la Tétraktys de Marie Dilasser propose – et il s’agit toujours de l’équilibre du monde -, une nouvelle configuration des échanges humains et de la distribution des corps, une structure dramaturgique et un jeu où celui qui arrive à 4 est « éventuellement » le gagnant.
Apparemment simple mais d’une complexité sans nom, la figure sacrée des pythagoriciens a généré tant d’interprétations qu’on peut en dire et lui faire dire à peu près n’importe quoi. Vue de face, elle invite à aller de sa base (4) vers le haut (1 l’unité). Couchée sur la page, elle invite à une lecture descendante du 1 vers le 4, qui serait alors le but. C’est ce que semble proposer le texte.
Ce texte est aussi un concerto en 4 saisons se proposant de réinventer quelque chose comme l’amour et de s’ouvrir au finale sur un printemps aux échos inouïs.
Regard :
Posées dans cette figure géométrico-philosophico-dramaturgique : Les Figures. Héritières du théâtre postdramatique, elles suggèrent des identités tremblantes, indéterminées, des numéros, des variantes… même si Femme 1 a un nom, Leila .
Les trois premières désignent des variantes connues de représentations ou d’associations hommes/femmes :
– Figure unique : Androgyne = 2 en 1
– Figures du couple : Épouse, Époux = 2 x 1. Les sexes sont séparés et distincts ; ils n’existent que l’un par rapport à l’autre et ne disent jamais « je », ils ne sont pas vraiment sujets.
– Femme 1, Femme 2, Fomme = trouple = 2 + 1 ou 1+1+1 (c’est selon)
– La dernière, moins immédiatement lisible, se présente sous la forme de quatre onomatopées juxtaposées ; une énergie nouvelle surgit alors de ces noms qui ne sont chaque fois, ni tout à fait [les] même[s] ni tout à fait un autre, et qui ne manquent pas d’intriguer, en raison de leur proximité avec la langue turque (1) :
Aya, Iyi, Oyo, Uyu = 1 + 1 + 1 + 1 = 4, figure de la quaternité (archétype jungien organisateur du monde) et de la stabilité (les 4 pieds d’une chaise) ; figure la plus mystérieuse du texte…
De cette distribution se dégage l’arc narratif de la pièce, qui ouvre sur l’instabilité, le déséquilibre, le tremblement :
« Tout devient instable
entre ciel et terre
la vie trébuche »
La phrase même, dans son absence de ponctuation, sa structure et sa mise en page, rend sensible l’incertitude. Ça commence fort ; ça continuera dans les didascalies : « Épouse et Époux sont éventuellement là, dans leur salon éventuel ».
On songe au prince Hamlet, joué par Angela Winkler (2), qui évoluait sur le plateau avec « la grâce d’un enfant qui continue de s’étonner de l’horreur et de l’absurdité du monde » (3) : « Le temps est hors de ses gonds. Ô sort maudit / Qui veut que ce soit moi qui aie à le rétablir ! ».
Cette instabilité ontologique et écologique est un thème récurrent dans les textes de la Bibliothèque des futurs : Infixés de Jean-Marie Piemme, F.A.M. de Gildas Milin, Dernières sommations de Vincent Guédon, entre autres. Dans cette incertitude devenue la matière du monde, point d’ancrage paradoxal que ces tourbières par lesquelles Androgyne essaie de ne pas se laisser absorber ni dissoudre.
Prisonniers d’identités douteuses ou ringardes, les personnages de Tétraktys sont menacés de disparition. Si le monde change continuellement, ses habitants en sont comme figés et condamnés à une sorte de sclérose. Ainsi la jument et le cheval « dans un champ clôturé ». On pense au récit de Stéphane Nappez, Le Repos du tigre, où il y a aussi une sélection qui éradique toute possibilité de fuite ou de révolte ; la placidité des chevaux mis à la retraite se confond avec celle des époux qui s’ennuient dans leur salon et font écho au désœuvrement des petits personnages habillés de soie du Repos du tigre.
En outre les époux se voient en jument et en cheval. Le monde n’est plus lisible. Les catégories anciennes sont en voie de dissolution. Disparition et dévoration : à chacun ses trous noirs ; la Terre qu’on a détruite, c’est le retour de Cronos vengeur. Si Androgyne, consciente de la tragédie écologique, essaie de « ne pas disparaître dans le paysage », l’épouse est « en train de se faire gober par son salon », « comme s’il [l’] avait avalée », à l’instar de Liu Bolin dans ses tableaux dénonçant la société de consommation.
Le devenir invisible des catégories condamnées à l’infertilité laisse advenir la visibilité de nouvelles identités, comme celle revendiquée par Fomme, figure parfaite de l’infixé.e (cf Piemme) : « Je ne suis pas figée moi, pas fixée ni clouée, j’ai enlevé tous les clous, et peut-être même qu’un jour je changerai de sexe, avoir le vagin de la canarde et le double pénis du serpent, la spermathèque de la mouche et le clitoris de la crocodile et pour finir j’enlèverai tout, et je n’aurai plus aucun sexe, comme les oiseaux et des plumes me pousseront dans le cul ! ». Réplique réjouissante qui fait penser aux métamorphoses du film de Thomas Cailley, Le Règne animal, où les personnages échappent – non sans douleur – à leur humaine condition. Et il y a comme une promesse de Centaure dans la confusion Époux/chevaux.
Cette liberté affichée, ce rêve d’hybridation n’empêchent pas Fomme de revendiquer sa place de géniteur, mais il se heurte à un mur. Car si l’identité de la personne n’est plus linéaire, comme dans un arbre généalogique binaire et lisible, elle reste un carcan. « Notre sexe de naissance si limité, si délimité, nous enclôt dans une solitude qui dure jusqu’à la mort », dit Tirésias dans Quoi l’amour de Roland Jean Fichet (4). Thème repris et développé par l’autrice dans Me zo gwin ha te zo dour ou Quoi être maintenant ? (5). L’identité reçue est une donnée historique, une chaîne à briser pour la jeune génération, au nom de quelque chose de plus grand qui serait … l’Être dans le Cosmos :« je veux être un astre ne pas avoir d’origine comme si je brillais là depuis des millénaires. »Iel est l’être mutant qui « se perchait partout » et annonce la saison 4, la saison des quatre piafs oulipiens que sont Aya, Iyi, Oyo, Uyu et qui vont nous apprendre que, comme dans Le Repos du tigre, « une bactérie et tout a basculé. »Basculement annnoncé par les effets d’échos, comme dans un concerto de Vivaldi où Androgyne serait la basse continue, les époux et les femmes le quatuor à cordes et Fomme le violon soliste : « Femme 2/Trinquons à nos retrouvailles ! / Fomme À nos retrouvailles ! /Androgyne / Trouvailles ! / Épouse / Vailles !/ Époux / Ailles ! (…) Femme 2 /Au 18 ème anniversaire de notre partouze de laboratoire ! / Femme 1 De notre partouze de laboratoire ! / Épouse /Touze de Laboratoire ! /Androgyne / De laboratoire ! / Époux / Ratoire ! »
Musicalité de concerto mais néanmoins déraillements sonores qui disent l’usure des genres et peut-être aussi l’effet des bactéries.
En 1969, Ursula Le Guin imaginait, dans La Main gauche de la nuit (6), une planète habitée par des humains pacifiques marqués par l’indifférenciation sexuelle, ces êtres androgynes prenant aléatoirement l’un ou l’autre sexe en fonction des circonstances et à certaines périodes seulement. Face à eux, l’envoyé de la planète Terre, gorgé d’hormones mâles immuables, fait figure de monstre.
Choisissant les registres de la dérision (Épouse et Époux ont des accents beckettiens), de l’humour, du savoureux, du cocasse, du jarrique, du poétique, Marie Dilasser met le doigt sur une mutation de notre société – et contre laquelle celle-ci résiste à plein d’endroits – qui a pour nom hybridation. Hybridation à tous les niveaux : générique, sexuelle, existentielle, sociale, professionnelle, artistique (de ce côté-là c’est bien parti), etc…Et cette mutation engendre dans le texte des êtres quasi mythologiques, mi-oiseaux mi-humains-à-chaussures séparés les uns des autres, réalisant la prédiction de Tirésias dans Quoi l’amour (4) : « Dégraderont les progénitures leurs familles…/Se divisera l’individu…/S’effondrera la substance…/ Plus de naissance plus de mort ! […] Les aboiements des chiens seront musicalisés… »
Séparés par une bactérie qui n’est pas sans rappeler un certain coronavirus. Des êtres jeunes et désirants, mus par la soif de recréer du lien entre eux et avec tout ce qui vit sur terre, particulièrement inspirés et conscients de leurs prérogatives et décidés à en user librement. Cette saison 4 de Tétraktys peut être entendue comme un hymne à l’intelligence collective et à l’hybridation, dont Raphaël Gaillard dans son dernier ouvrage, L’Homme augmenté. Futur de nos cerveaux (7), affirme qu’elle est – et ce depuis les tout premiers temps, la condition de notre survie. À la jouissance également, sans laquelle la vie est aussi fade qu’un tube de bambou synthétique (8). Puissance créatrice de l’érotisme, puissance érotique des mots-valises, délicieusement imbriqués les uns dans les autres – « clitorchidées, abeilles-langues, chatons-mains, chiens-narines, lapins-bouches », exogreffes et photosynthèses, puissance de l’imaginaire pour nous sauver du pire. Un chant s’élève, qui me fait penser à celui des naufragés de Vendredi soir (Robinson n°6) d’Alexis Fichet, et dont on peut se demander s’il est chant du cygne ou envol, nouveau départ.
Peut-être ici un élément de réponse : « Iyi / Qu’est-ce qui nous attend aujourd’hui, Aya ? / Aya / C’est à nous de décider. »
1- En turc – langue que j’avoue ne pas parler -, il semblerait que « uyu » signifie dormir, « iyi » bien et que « aya » désigne le mois, et soit parfois traduit « vers la lune » et c’est aussi un prénom assez répandu qui signifie « miracle ».
2- Mise en scène de Peter Zadek présentée à Paris MC93 Bobigny dans le cadre du festival d’automne en 2000.
3- https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2009/08/08/peter-zadek-metteur-en-scene-allemand_1226822_3382.html
4- Quoi l’amour, Roland Fichet, Editions théâtrales, 1999.
5- L’autrice a déjà abordé la question dans Me zo gwin ha te zo dour ou Quoi être maintenant (Les solitaires intempestifs, 2008), où les personnages, trop à l’étroit dans leur sexe, leur âge et leur nationalité, se débattent et tentent de se libérer du joug de l’identité qu’on leur assigne (présentation de l’éditeur).
6- The Left Hand of Darkness (Etats Unis,1969), publié en 1971 par les Editions Robert Laffont dans la collection Ailleurs et demain dans une traduction de Jean Bailhaiche.
7- L’homme augmenté. Futurs de nos cerveaux, Raphaël Gaillard, 2024 – Editions Grasset, collection Essais et documents.
8- Dans Le Repos du tigre de Stéphane Nappez (BDF), « Les deux humains sont assis en tailleur, ils tètent leur ration de néo-bambou écarlate. Plus précisément, ils suçotent le tube pseudo-végétal sans passion. »
La pièce de théâtre comme machine à voir
La structure de la pièce de théâtre de Marie Dilasser est rigoureuse : 4 scènes. Un monologue suivi d’un dialogue à deux, suivi d’un dialogue à trois, suivi d’un dialogue – quasi opératique – à quatre. Après avoir « quitté » la scène, les personnages se mettent en position d’observation et d’écoute de ceux ou celles qui les suivent – comme nous les spectateurs – et commentent par moments ce qu’ils voient et entendent. Le mot théâtre vient du grec teathron qui vient lui-même du verbe theaomai regarder. La mise en abîme de cet acte dans la structure même de la pièce m’est apparue comme passionnante pour la metteure en scène que j’ai été. Où vont les personnages quand leur scène est terminée ? En bord de scène, dans les cintres, parmi les spectateurs … on peut tout imaginer.
Une autre dynamique est créée par le propos lui-même : la pièce commence dans une atmosphère lugubre, puis la comédie s’installe – d’abord un peu crispée – avec le couple époux/épouse, s’amplifie dans la scène 3 – la langue se débride – et finit dans un sorte d’explosion jubilatoire dans la scène 4.
Plus les corps bougent, s’hybrident, changent de genre, plus la langue elle-même sort de ses gonds.
Le un – l’indifférencié – Les tourbières
Au début du texte, Androgyne marche – difficilement – dans une tourbière. On pourrait être au début du monde quand la terre émerge des eaux. De plus le nom du personnage renvoie aux temps mythiques où les sexes n’étaient pas séparés. Mais la suite du texte révèle plutôt qu’une catastrophe a eu lieu :
« Et c’est comme si tous les crimes les horreurs les destructions massives de la faune et de la flore toutes les saloperies accumulées au nom du progrès étaient enfouies là fossilisées là intactes sous mes pieds. » L’autrice explique en notes que les tourbières sont des pièges à carbone. Elle a elle-même vécu plusieurs années en zone rurale en Centre Bretagne. Elle connaît l’importance de préserver ces terres humides et boueuses. Y marcher relève de l’épreuve pour le personnage, elle marche pour ne pas être « aspirée vers le centre de la terre », dit-elle. Cet état de la surface de la terre fait penser à plusieurs textes de la BDF :« Naphta marche lentement dans la large rue jonchée de débris et de déchets, forcé de lever les genoux plus haut que d’habitude ; la couche n’est pas encore tassée. » Rudimenteurs – Alexis Fichet.
« Cette ville était dévorée par la végétation, et colonisée par les insectes. Les marécages avaient pris possession des lieux et les protégeaient de la folie organique du monde, et on avait oublié le nom de la ville. » Dans les jardins d’Electropolis – Lancelot Hamelin
Dans le texte d’Alice Zeniter, LES DÉCHETS (une élégie), c’est la mer qui charrie les immondices :« La nouvelle carte du monde, dans son ensemble, est dégueulasse, marron et mousseuse, empoissée (…) maintenant tout est là, à la surface, au fond, partout, l’eau pleine et dense comme l’étaient avant nos armoires et nos supermarchés, l’eau nous narguant de son incroyable richesse en putréfaction… »
Hypothèse : Ces tourbières seraient-elles des pièges à carbone qu’on aurait multipliés pour rendre l’atmosphère respirable ? Le couple qu’on découvre à la scène suivante vit-il confortablement grâce à ce système ? Pas d’explications, seulement la juxtaposition d’une scène de désolation avec une scène de confort bourgeois.
Deuxième hypothèse : À la frontière de nos pays riches et gavés, s’entassent des migrants et… ils nous regardent. À la frontière de nos pays riches et gavés se déroulent des guerres atroces et de là-bas aussi on nous regarde.
Le deux, le face à face stérile
Dans la scène 1 on est dehors, dans la scène 2, on est dedans. On pourrait même dire sur scène, sur la scène d’un théâtre. Décor attendu : un salon, un couple, son usure… Il pourrait s’agir des ingrédients propres au théâtre de boulevard, mais en fait on est plus près de Strindberg ou d’Ibsen. La femme étouffe :« Partir en cavale faire passer une autre lumière sur ma vie sur mon corps. » Les répliques claquent dans une autodérision ironique et cruelle : « Épouse / Ton tour de passer balai. / Époux / Déjà vu un cheval passer le balai ? / Épouse / Déjà entendu une jument demander à un cheval de passer le balai ? »
Le couple est usé. La vie quotidienne a tué le désir. Les répliques laconiques s’enchaînent. Même l’idée d’une autre vie amoureuse ne réussit pas à secouer l’ennui. Et puis le dialogue s’accélère, retrouve une forme de vitalité à partir du moment où chacun des protagonistes s’interroge sur les nouvelles orientations sexuelles en cours :« Boom-boom-boom et plus personne ne distingue les hommes des femmes et ça se tient par la main et ça s’embrasse dans le métro et ça fait des bébés in vitro. »
Conclusion : à deux ça ne marche plus… regardons comment ça se passe à trois.
Le trois – Le tourbillon …comme une valse
L’arrivée de Fomme se traduit par un emballement de la langue. Contrairement au dialogue précédent où les répliques sont courtes, souvent privées de verbe, comme si la langue elle-même manquait d’air, tuée par la déprime, cette fois les phrases sont longues, s’enchaînent dans une sorte de valse : « Ohlalalala la France n’a pas beaucoup changé mais vous : Magnifiques-merveilleuses-resplendissantes ! (…)Regardez comme nous sommes toutes les trois irrésistibles-splendides-généreuses-ultra-belles. »
Le lexique tangue :« on a fait deux bébés à quatre. On pourrait être un quadrouple et même un quintouple avec Kelly la gestatrice de notre fille. »
La fin de la scène 3 introduit une nouvelle étape dans le flou des identités. Femme 1 et Femme 2 expliquent que grâce à leur enfant elles se passionnent pour les étourneaux :« Femme 1 / Enfant / iel se perchait partout où iel pouvait/ on se perchait aussi / on faisait une nuée avec iel / pas toujours la même qui changeait de direction / pas de chef chez les étourneaux / iel disait toujours « pas de chef chez les étourneaux. / Femme 2 / On faisait notre ballet d’étourneaux tous les soirs / et puis on se couchait / tous les recoins de cette maison résonnent encore de nos piaillements. »
Le quatre – Le vortex
Le chapitre 42 du Tao Te King de Lao-Tseu commence ainsi: « Le Tao engendre le un Le un engendre le deux Le deux engendre le trois Trois engendre la multiplicité des êtres … » Tous les repères précédents explosent : plus d’hommes, de femmes ou de fommes mais des êtres qui semblent avoir été oiseaux mais ne le sont plus – ils portent des chaussures – ont été liés mais sont aujourd’hui désunis. La différenciation sexuelle est non seulement gommée mais les créatures en question rêvent d’une autre anatomie qui transcenderait les règnes : « Uyu / Offrons nos corps aux végétaux aussi aux minéraux et aux animaux. / Iyi / Tu es sûr.e que c’est sans danger ? / Uyu / Baignons nos clitoris dans le même creuset que celui des orchidées jusqu’à la symbiose. » Le texte se termine par le rêve d’un retour à ce qui pourrait être une nouvelle genèse : « Aya / Les terres et les océans seront des extensions de nous, Oyo. / Oyo Et nous serons des extensions des terres et des océans. »
Le texte de Marie Dilasser se fait l’écho du bouleversement que connaît la langue confrontée à l’évolution des moeurs. De plus en plus de personnes ne souhaitent pas être assignées à un seul genre. Normal que, par rapport à la langue qui distingue le féminin et le masculin, s’élève un front de contestation en lien avec les questions de genre. La langue échoue à nommer les transformations en cours, et pourtant pour échapper à la périphrase, il serait nécessaire d’inventer des mots nouveaux. Mais pour l’instant, force est de constater que la langue «bégaie» :« Lelaquelle de vous deux a été lela géniteurice ? »
« Dans cette langue, le masculin fait le neutre. On n’a pas besoin d’y ajouter de points au milieu des mots, ou des tirets ou des choses pour la rendre visible. »
E. Macron octobre 2023 (1)
« La solution finale est bien évidemment de supprimer le genre ( en tant que catégorie de sexe) de la langue, une fois pour toutes, décision qui demande un consensus et qui demande forcément un changement de forme. Ce type de changement de forme n’est pas à la portée d’un écrivain particulier et n’est pas de l’ordre du néologisme simple. C’est une transformation qui changera la langue et ses catégories philosophiques. Pratiquement, elle aurait un impact encore plus grand que le fait de cesser de répertorier les êtres humains par sexe dans le statut civil et elle toucherait à toutes les dimensions de l’expression humaine (littéraire, politique, philosophique,
scientifique.)». Monique Wittig (2)
Il y a bien une chose qui rassemble paradoxalement Emmanuel Macron et Monique Wittig, c’est l’affirmation tacite que cette question grammaticale du genre est une question éminemment politique. Et cette question (que je pensais inepte, sans intérêt autrefois… j’ai beaucoup évolué : voir note 3) déchire la société française depuis près de quarante ans (4). Il n’y a qu’à regarder un peu comment réagissent hystériquement la presse et les politiques de droite et d’extrême droite à ce propos. Comme l’écrit Despentes dans sa tribune dans Libération au printemps 2020, on cherche encore une fois à « confisquer la narration (5) », à faire taire, à tuer en réalité.
L’affaire Depardieu ne dit pas autre chose. Il ne faut pas toucher au masculin, il ne faut pas faire de « chasse à l’homme. »(6).
Pourtant Marie Dilasser affirme à la page 15 de Tetraktys « Parce que c’est à iel seul.e de décider. » ; comme si revenait à l’individu, et à l’individu seul la responsabilité de s’appeler comme il l’entend. Car nommer, c’est reconnaître. Ne pas nommer ce qui est, ou refuser de nommer, c’est de facto enfermer l’autre dans un corps, dans une identité qui ne lui sont pas propres. C’est non seulement invisibiliser ceux (je n’arrive pas encore à écrire celleux) qui gênent, mais également les faire disparaître.
Pas étonnant dès lors de voir qu’un des personnages de la pièce s’appelle Fomme :
« Fomme
Je ne suis pas figée moi, pas fixée ni clouée, j’ai enlevé tous les clous, et peut-être même qu’un jour je changerai de sexe, avoir le vagin de la canarde et le double pénis du serpent, la spermathèque de la mouche et le clitoris de la crocodile et pour finir j’enlèverai tout, et je n’aurais plus aucun sexe, comme les oiseaux et des plumes me pousseront dans le cul ! »
Pas étonnant non plus de voir que le très beau et très spectaculaire pronom iel (7) est répété à de très nombreuses reprises dans la pièce :
« Iel aime son quotidien rythmé paisible heureux / il y a ici de très beaux chemins / de très belles rigoles / iel connaît par cœur toutes leurs faunes et flores / contrairement à ce que tu peux penser / iel est très curieuse / iel est mondologue / iel étudie les mondes et en invente d’autres / tu verrais ses mondes, je suis sûre que tu y serais bien. »
Ou encore :
« Iels sont là / iels tournent et virent sans se bousculer. »En somme, cette question de la nomination de la reconnaissance me paraît particulièrement complexe, insoluble sans doute. Et évidemment les leçons de morale, les excès quels qu’ils soient, semblent à proscrire. Cependant le texte de Marie Dilasser a le mérite de manière poétique et sensuelle de ne pas éluder la question, de la prendre, si j’ose dire, à bras le corps.
Dis-moi comment tu parles, comment tu te nommes, je te dirai qui tu es.
1- On peut trouver l’intégralité de ce discours prononcé le 30 octobre 2023 à Villers-Cotterêt à l’occasion de l’inauguration de la cité internationale de la langue française sur le site de l’Elysée. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/10/30/inauguration-de-la-cite-internationale-de-la-langue-francaise-a-villers-cotterets
2- Monique Wittig et Sam Bourcier (coordinateur) (préf. Sam Bourcier), La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018
3- Par rapport à la question de l’écriture inclusive et du genre grammatical, il y a dix ans je pensais que ce n’était qu’une question de langue. Et je trouvais des mots comme « auteure » par exemple laids (J’adore le mot autrice en revanche). J’ai encore un peu de mal avec certains mots : metteuse en scène par exemple, et je ne pense pas encore pouvoir me résoudre à mettre des . et des e. Je préfère à la rigueur écrire le mot deux fois, au féminin et au masculin. Mais ce n’est pas complètement satisfaisant non plus. Les personnes non binaires en effet « ne s’identifient ni strictement homme, ni strictement femme, mais entre les deux, un mélange des deux, ou aucun des deux »
( Wikipédia). Comment les appeler donc ? C’est là que l’invention de pronoms tels que le pronom iel prend tout son sens. Encore une fois, Monique Wittig rappelle dans l’article évoqué plus haut que les pronoms sont des « machines de guerre qui mettent en place le genre » et qu’on « appelle d’ailleurs des « personnes grammaticales », formule qui résume bien leur ambigüité. » C’est là donc où j’ai beaucoup évolué – je pense que c’est plus simple pour mes enfants – cette question du genre n’est pas qu’une question langagière, c’est une question ontologique et donc une question politique. Désigner, appeler correctement un individu – les fameux mots étiquettes de Bergson – , c’est le respecter, c’est en faire un individu libre.
4-https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-ecriture-inclusive-un-debat-tres-politique-9192371
5-https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212/
6-https://www.liberation.fr/politique/emmanuel-macron-denonce-une-chasse-a-lhomme-contre-gerard-depardieu-20231220_4NIXVLMDFVF2RMSOURWOZG3PPY/ https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/12/21/affaire-depardieu-les-propos-d-emmanuel-macron-sur-l-acteur-qui-rend-fiere-la-france-font-reagir-politiques-et-associatifs_6207142_823448.html
7-https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/11/17/le-robert-confirme-l-ajout-du-pronom-iel-dans-son-edition-en-ligne_6102440_3224.html
https://www.liberation.fr/checknews/pronom-iel-lacademie-francaise-a-t-elle-autorite-sur-la-langue-francaise-20211119_GCUE4D5AWVBWTIHWJRE3ZRT2BA/
Marie Dilasser
Marie Dilasser est autrice. Elle s’inscrit dans une démarche de queerisation du langage, des corps et des relations. Ses pièces sont le plus souvent issues de commandes d’écriture. Elle a écrit entre autres : Paysage Intérieur Brut, commande de Roland Fichet, mise en scène par Christophe Cagnolari ; Blanche-Neige, histoire d’un Prince, mise en scène par Michel Raskine; Penthésilé.e.s (Amazonomachie), mise en scène par Laëtitia Guédon ; Océanisé.e.s, mise en scène par Lucie Berelowitsch ; Peau d’Âne, la fête est finie, écrite en collaboration et mise en scène par Hélène Soulié, Señora tentacón, mise en scène par Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna en février 2024, La Chambre rouge (fantaisie) qui sera mise en scène par Michel Raskine en octobre 2024. Elle travaille actuellement en co-écriture avec Enora Boëlle sur Cœur avec les doigts qui sera mise en scène par Enora Boëlle en octobre 2024. Ses textes sont majoritairement édités aux éditions Les solitaires intempestifs.