TRÉSORS – Lucie TAÏEB
OUVERTURE
TRÉSORS
Celle qui s’adresse à eux, sur le lointain pupitre éclairé d’une Lueur qui vise non pas son visage, mais le texte qu’elle dit d’une voix lasse et régulière, étrangère – ils ne la voient pas. Son visage est baissé sur le papier très blanc, sa voix seule leur parvient, un alto presque monotone, une phrase qui afflue et reflue comme une vague, en un mouvement inlassable, berçant, qui n’a pas besoin d’eux pour se poursuivre.
I
Au premier jour de ma venue dans votre ville, je fus accueillie à la gare par une femme de haute stature, qui me salua d’un sourire. « Je suis Flora Dichter », m’annonça-t-elle en me serrant la main, « c’est moi qui vous guiderai durant ces quelques jours. Notre maire place en vous de grands espoirs », ajouta-t-elle d’une voix dont je n’aurais su dire
si elle était sérieuse, ou moqueuse. Une fois en voiture, j’eus le temps d’observer mon accompagnatrice, sa très longue tresse de cheveux très blancs qu’elle portait sur le côté, son front dégagé, son nez droit, ses yeux d’un bleu translucide, qu’on pouvait imaginer aisément rêveurs, ou durs.
A son nom je savais qu’elle était une étrangère, et lorsque je lui posai la question, elle me répondit simplement :
« Je suis arrivée ici pour mes études. Je suis restée banalement, par amour. Puis j’ai commencé à travailler. Longtemps j’ai été interprète, ce qui impliquait pas mal de déplacements. Avec le temps cela m’a pesé. Et lorsque les enfants sont venus, j’ai décidé de ne plus quitter la ville, et je me suis mise à traduire. Avec passion. Vous ne le savez sans doute pas, mais beaucoup d’artistes vivent ici. Et quelques traducteurs aussi. Mais naturellement, c’est la première fois que nous accueillons une… dois-je dire une voyante ? » Je me raidis un peu à ce mot, dont l’imaginaire me déplaît, mais faute de mieux, je répondis « oui – pourquoi pas ? ».
Contexte de la commande
Le Club des Entrepreneurs de la Baie de Saint-Brieuc, animé du désir d’interroger sa vision de l’espace maritime costarmoricain- et sa vision du paysage briochin- a commandé une fiction prédictive à la bibliothèque des futurs. Lucie Taïeb s’est imprégnée du territoire, côté terre et côté mer, et a écrit TRÉSORS. Les membres du Club ont eu le plaisir d’entendre TRÉSORS, lue par la comédienne Agathe Bosch lors de leur soirée du 3 avril 2024. Cette lecture très sensible a suscité de nombreux échanges.
La nouvelle de Lucie Taïeb a de nouveau été interprétée publiquement le 28 mai 2024 à la Villa Carmélie de Saint-Brieuc par Agathe Bosch dans une mise en voix de Annie Lucas, assistée pour la création sonore de Ghislain Lemaire.
Philippe Le Gall,
Président du Club des Entrepreneurs de la Baie
Roland Jean Fichet,
Directeur de la bibliothèque des futurs
J’ai répondu à une invitation inédite – écrire une fiction prédictive sur la Baie de Saint-Brieuc – sans savoir ce que j’écrirais, sans savoir ce que j’allais découvrir, imaginer, rêver. Avant d’écrire, on ne sait jamais. Mais au seuil de ce petit texte, j’aimerais surtout dire tous mes remerciements à ceux qui m’ont fait découvrir la chaleureuse hospitalité briochine. J’ai vu une baie splendide, arpenté une ville riche de potentialités, partagé un dîner avec le Club des Entrepreneurs, et, fille de la ville qui n’avais jamais mis un pied en mer, eu le privilège de pouvoir contempler la Baie depuis ses eaux. Je n’aurais pu rêver meilleur accueil. Où j’ignorais ce qui m’attendait, j’ai trouvé des trésors…. les voici !
Lucie Taïeb
POINTS DE VUE
Il y a très longtemps, alors que nous habitions à Er en Donges, mes parents – navigateurs émérites – sont venus jusqu’à Binic acheter un petit voilier qui se nommait Ar vag ruz. Ils en ont eu bien d’autres depuis, et nul ne savait ce qu’il était devenu. Je l’ai retrouvé dans Trésors, le « petit voilier à la coque rouge » de mon enfance.
J’étais passée à côté de lui en lisant De la même eau de Lucie Taïeb, où la narratrice évoque « la coque rouge [d’un] bateau (C’est un souvenir. Un souvenir heureux.) », précise-t-elle entre parenthèses. J’avais alors interprété ce petit bateau rouge comme le signe d’une « résistance. Non pas intellectuelle, mais instinctive, sensitive, sensible. », et l’évocation d’une Bretagne révolue. Mais là il devenait ce qu’il avait toujours été, un trésor parmi d’autres Trésors.
Alors j’ai décidé de compléter ma collection en chinant dans les récits de la BDF, cueillant au passage :
- le ruban de soie rouge du Musée vide, « symbole de la percée vers le musée de demain » ;
- « la bouche rouge vif » d’une promeneuse dans Un pays sans fin ;
- « un néo-bambou écarlate » en guise de nourriture et la « magnifique lumière rouge » du soleil mourant dans Le Repos du tigre ;
- la « fenêtre rouge » de l’application du JDV dans La Réserve des choses ;
- la végétation […] majoritairement colorée de rouge ou d’orange d’une petite planète oubliée dans Vendredi soir, où la mention de Racam le rouge, dans le premier récit, me rappelait les poissons rouges de la couverture de Tintin ;
- les rochers rouges derrière lesquels Gwenola se montre aux garçons avec « interdiction de toucher » dans Kamplac’h.bzh ;
- « soixante-dix fauteuils revêtus de velours rouge au parterre » du nouveau théâtre d’On passe à autre chose ;
- « une comète rouge surgie de nulle part qui dévale la nuit et cherche son point d’impact en direction du spectateur » dans Or comme Ordure, où j’ai trouvé aussi :
– « une colonie de fourmis rouges » cavalant sur le « visage barbouillé de sperme séché » d’une poupée gonflable en latex ;
– des parcelles de mer rougeâtres qui dérivent au loin vers l’horizon des éoliennes ; le narrateur transfiguré en Spiderman par deux clodos : « T’étais rouge comme la lune » ;
– la tour de Cesson « dressée vers la lune, rouge feu » ; - dans Les jardins d’Électropolis – Fragments d’une fin du monde, « un ciel devenir rouge sang » ;
- « des carottes à cœur rouge, qui poussent aussi la nuit à la lumière pâle de la lune » et « une grosse bonne viande rouge » pour [se] nourrir le cerveau dans Éden (Les Cloches Brunes) ;
- Un arbuste avec de belles baies rouges empoisonnées et aussi un râteau garni de minuscules taches rouges de sang dans Dernières sommations ;
- Les souliers rouges de Lady D dans Infixés ;
- Des ruisseaux de sang dans F.A.M. .
Toutes ces touches de couleur donnent aux fictions des éclats de vie et sont des motifs visuels porteurs de rêves ou de cauchemars, des projections du futur qui nous flattent ou jouent avec nos nerfs. Ce sont des portes d’entrée – ou de sortie – des invitations à franchir un seuil. Dans Trésors, le bateau rouge mène la narratrice au cœur palpitant de la ville, raccordé à la terre par une artère souple. Il lui faudra plonger sous la mer pour y pénétrer et découvrir, au cœur du réacteur, un théâtre.
Lucie Taïeb a fait le tour de Saint-Brieuc et elle a repensé la ville ; son récit est une boucle qui va – pour faire un emprunt à Paol Keineg (1) – de « Ker à Ker », du Ker d’avant au Ker d’après. Une ville à prendre avec sa baie et son estran sableux (2), mais qui ignore sa profondeur. Tandis que le champ lexical du regard irrigue le texte, sa dimension sensorielle laisse à entendre qu’il ne s’agit pas seulement de voir, mais d’éprouver, ainsi que le fait la narratrice dans le musée de Saint-Brieuc, face aux photographies – images sédimentaires s’il en est – de Lucien Bailly. Regarder ne suffit pas, il faut agir, réinventer – comme cette économie circulaire du sédiment, oser plonger dans l’inconnu. Il y aura bien un refuge à trouver, comme cet « immense théâtre » qui redonne voix aux « morts-qui-parlent » – autre emprunt, mais à Roland Jean Fichet cette fois-ci (3).
Mon récit, semble nous dire l’autrice, est fait pour être dit dans un théâtre – Agathe Bosch et Annie Lucas l’ont fait (4) – , car le théâtre est précisément ce lieu d’où l’on regarde pour mieux agir. C’est du moins ce qu’il fait quand il n’est pas dévoyé, quand il repose sur quelque chose, quand il est bien sédimenté : il nous saisit et nous métamorphose.
1- Paol Keineg, Un pays sans fin
2- 2900 hectares
3- Roland Jean Fichet, Comment toucher, Éditions Théâtrales, 2010
4- Mise en scène à la Villa Carmélie, Saint-Brieuc, mai 2024. En savoir plus
La narratrice de Trésors est une arpenteuse des sols. Pour penser la ville et la baie de demain, il lui faut une vision basse, au plus près du monde sensible. Le sol est composé de couches superposées appelées « horizons » . Comme tout un chacun, je l’ai appris à l’école, peinant pour ma part à faire coïncider cette image incongrue avec l’une de nos lectures préférées du moment, Voyage au centre de la Terre (1). C’était une époque où le professeur pouvait confier des petits marteaux de géologue à ses élèves en sortie scolaire.
Les horizons étaient remisés dans les manuels jusqu’à ce que le texte de Lucie Taïeb ravive la charge prophétique du mot, sa pertinence politique aussi au moment où des villes brutalisées ont pour seul avenir une réparation patiente de leur sol. Dans la mise en scène de Trésors par Annie Lucas, la voix chtonienne d’Agathe Bosch soulevait les horizons de Saint-Brieuc, nous étions alors « ceux et celles d’ici » qui se souviennent « des vertus et des rêves de ceux qu’ils ont suivis ».
Il y a toujours dans les textes fondateurs de l’enfance une petite vérité qui suit sa route dans le tissu des lectures suivantes : comme l’explorateur Lidenbrock marchant sur les traces de son prédécesseur Saknussemm, un alchimiste du XVIè siècle, la narratrice de Trésors sait que son voyage à Saint-Brieuc n’est jamais qu’une re-découverte de la ville et de la baie. Redécouvrir, dans le dictionnaire : reprendre conscience d’une chose qu’on avait perdue de vue, d’un sens qui était passé inaperçu. « Ai-je vraiment cherché quelque chose ? » demande J.M.G. Le Clézio dans Voyage à Rodrigues : « Quand je suis entré pour la première fois dans le ravin, j’ai compris que ce n’était pas l’or que je cherchais, mais une ombre, quelque chose comme un souvenir, un désir . »
Ville et baie sont une seule et même matière, solide et fluide, transitoire, corps collectif dont « le centre » reste « inaccessible ». Sa densité si particulière s’éprouve par un rapport serré. L’œil de la narratrice :
– explore le creux, le trou, le fond de vallée, le fond de la baie ;
– recherche la décharge sous l’herbe, le sable et la vase dans le port ;
– vide la baie pour mettre à nu les socles métalliques des éoliennes ;
– prélève délicatement les sédiments humains, capte les voix d’outre-tombe.
La ville future surgit dans un espace de perceptions qui pourrait devenir à son tour un espace à sensations pour les habitants. D’où ces deux repentirs encore visibles sous la toile définitive – comment conjurer les futurs chagrins écologiques :
« Il faudrait laisser remonter le bas vers le haut ai-je pensé alors, la Vallée s’élever vers ses bords, ou il faudrait laisser tomber toute la ville au fond du trou, et combler le fossé, et sur les ruines de la ville ancienne, sur ses ruines moussues, édifier une ville nouvelle. Non.
Il faudrait seulement aménager des voies qui serpentent doucement le long des pentes abruptes pour que l’on puisse rejoindre la Vallée depuis le plus haut point de la ville, ai-je pensé encore, alors quand viendront les beaux jours et le désir des tendres prairies, les créatures qui hantent ces fonds verts accueilleront peut-être la nouvelle affluence. »
Ils me plaisent beaucoup, ces passages où la narratrice s’adonne à une lecture un peu lente et myope de la ville, le nez à terre façon pisteur. L’apparente étroitesse du champ de vision (« il faudrait seulement aménager ») libère les possibilités sensorielles et esthétiques :
« On déjeunera sur l’herbe, on se cachera dans les fourrés, on grimpera aux arbres en riant, on s’embrassera parvenus au faîte, et ce sera un enchantement, folâtre et joyeux, une ombre fraîche hospitalière comme ne le sont jamais les bords de mer. C’est ici parmi ces étangs et ces lianes que la ville cache son trésor. »
Elle me rappelle ces artistes à la fois peintres et naturalistes que j’ai découverts dans l’essai d’histoire environnementale de l’art d’Estelle Zhong Mengual , Apprendre à voir. Le point devue du vivant. Dans leurs tableaux, nous dit l’auteur, le paysage manifeste des « invites » dès lors qu’il n’est plus un décor pour nos actions, ni un miroir de nos émotions, ni même un symbole, « autant de manières de ne pas le voir en ne voyant que soi partout »(2). Si je me place du point de vue de la vallée, je ne suis plus seulement « le bas », « le trou », « le fossé ». Je deviens « l’herbe », « les fourrés », « les arbres », « les prairies », « les créatures », « les lianes », « les étangs ». Tant de vigueur et de disponibilité tout à coup.
Trésors nous parle d’attention et de ménagement, inscrit nos vies dans le temps stratigraphique du paysage, dessine un nouvel horizon : « Accompagner le mouvement de la matière », c’est tout le contraire du renoncement. Je pense à un commentaire grave et moqueur de l’anthropologue Charles Stépanoff, dans une émission de France Culture consacrée à son dernier ouvrage Attachements (3) : « La question est de savoir comment nous en sommes venus à croire que les ministres, les lois, les gouvernements, sont devenus plus importants pour nous que l’air, le ciel, l’eau, la terre, alors qu’on voit bien qu’on peut se passer des premiers (allusion aux mois d’été qui ont suivi les élections) mais pas des seconds ». Saint-Brieuc est une rêveuse profonde (4). On ne la réveille pas – elle n’a jamais été endormie – on l’écoute. En elle « travaille l’imagination des voix profondes, l’imagination des voix souterraines (5)» .
1- Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, 1864
2- Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Editions Actes Sud, 2021
3- Charles Stépanoff, Attachements , Editions La Découverte, 2024 Titre de l’entretien avec Charles Stépanoff sur FC :
« Notre rapport au vivant détermine notre modèle d’organisation politique. »
4- Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Editions José Corti, 1965 : « On ne rêve pas profondément avec des objets. Pour rêver profondément, il faut rêver avec des matières. »
5- Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti, 1971
Les fantômes ont une ombre
Appuis et repères pour la lecture scénique de Trésors – Mardi 28 mai 2024
Générique
Interprète : Agathe Bosch
Création sonore et régie : Ghislain Lemaire
Mise en scène : Annie Lucas
Lieu : La chapelle de la Villa Carmélie
La nouvelle de Lucie Taïeb s’est avérée particulièrement propice à la lecture à voix haute en face d’un public.
Pourquoi? Parce que, après une lecture attentive, nous découvrons dans le texte plusieurs points d’appui scéniques.
Lesquels ?
- L’espace
Le récit s’ouvre sur la situation d’une conférence. Les spectateurs conviés à la lecture scénique de Trésors s’identifient d’emblée aux auditeurs de la conférence. Puis l’espace/temps de la conférence nous le transformons très vite en lieu théâtral : Mise en lumière, voix off, dévoilement du vitrail, déplacements de la comédienne… Or, Lucie Taïeb clôt son récit dans un théâtre : « J’ai l’impression d’avoir trouvé refuge dans un immense théâtre, de parcourir les couloirs infinis de son arrière-scène.» Et ce théâtre conduit la conférencière devant son pupitre initial : « Nous voici désormais dans les coulisses, au seuil d’un plateau vaste, presque parfaitement sombre, sur lequel se trouve un seul petit pupitre, éclairé d’une faible lumière.»
Cette boucle spatiale est en soi un élément dramatique qui a inspiré notre travail. Les motifs religieux étant nombreux et récurrents dans le texte, la chapelle de la Villa Carmélie s’est avérée l’endroit idoine pour mettre en scène cette lecture. Nous avons choisi de placer l’espace scénique devant un vitrail obturé par un rideau et qui n’a été découvert et éclairé qu’au début de la lecture.
- Les ombres, les fantômes
« …alors j’ai vu une silhouette qui n’était pas humaine et je n’ai rien dit, j’ai vu les contours flous d’un animal mais c’était, plus exactement, une ombre, quelque chose fait d’ombre…»
« …j’ai su – comme vous devez le savoir – que la vallée était peuplée, non de présences humaines, marginales, périlleuses, mais d’autres êtres; on ne s’aventure pas sans risque dans une gorge verdoyante, embrumée vaguement, je sentais leur regard passer sur moi sans me voir, comme moi-même je les contemplais distraitement, sans vraiment les distinguer. Je ne sais pas qui elles étaient, ces ombres, ces brumes…»
Le Théâtre est par excellence l’art qui convoque les ombres et les fantômes. Un des plus célèbres fantômes du théâtre est bien sûr celui du père d’Hamlet. Mais dès l’antiquité les auteurs tragiques les convoquent. Ainsi le fantôme d’Achille dans Hécube vient de lui même réclamer sa part d’offrande rituelles. L’universitaire Monique Borie a publié un ouvrage sur le sujet en 1997 intitulé Le fantôme ou le théâtre qui doute (Ed.Actes sud papiers) : « Espace offert aux morts qui reviennent à la rencontre des vivants, espace susceptible d’accueillir les fantômes, de se mettre à l’épreuve de leur représentation, tel est le théâtre. »
- L’adresse
– La voix de l’auteur
Dès le premier paragraphe en italique – il y en aura cinq en tout – qui s’apparente à une didascalie théâtrale, nous savons que l’histoire à suivre est adressée par une conférencière/narratrice à un public dont l’autrice nous donne par moments les réactions :
« Dans la salle on perçoit quelques raclements, dont nul ne peut dire s’ils sont dus à la singulière qualité de l’air, en ce lieu obscur, ou s’ils marquent un désaccord poli, une objection demeurée pour l’heure informulée.»
L’écrivaine n’est pas sans savoir que la vision et les prophéties énoncées dans son texte ne peuvent que troubler voire agacer les habitants et les responsables politiques de la ville. Elle énonce clairement qu’elle n’en est pas dupe.
Nous avons choisi d’enregistrer les cinq didascalies, la voix de l’auteur est donc en off. Pendant la diffusion, la comédienne est de dos ou de côté, ne regarde par le public.
– La voix de la conférencière
Celle qui raconte l’histoire est aussi celle qui parle au public rassemblé : « Au premier jour de ma présence dans votre ville … Vous devez savoir que la baie est peuplée de créatures ombreuses que vous ne voyez pas mais dont vous ne pouvez, vous qui vivez ici, ignorer la présence .»
Cette dernière phrase pourrait être adressée par la narratrice à Flora Dichter, mais l’autrice ne l’a pas mise entre guillemets. Nous avons considéré qu’il s’agit d’un moment où le texte change de statut et s’apparente à une adresse directe aux habitants de la ville venus écouter la conférencière.
– La dimension oraculaire du texte
Autre aspect du texte qui se prête bien à sa théâtralisation : les visions de la narratrice sont délivrées à son interlocutrice – Flora Dichter, sa guide – comme des oracles. Lucie Taïeb, telle une dramaturge donne les indications suivantes : « Le timbre de sa voix s’éclaircit et s’élève…Sa voix reprend sa note plus basse, presque monocorde.»
La comédienne Agathe Bosch a traduit ces moments oraculaires par un timbre de voix particulièrement grave, une attitude physique plus ramassée.
- La structure en trois parties, trois journées … trois actes
Cette structure a servi de point d’appui à la comédienne. Le texte de chaque partie était enfermé dans des boites posées à trois endroits différents de la scène. Ces boites, nous les avons choisies de tailles différentes et fermées comme si elles recelaient un trésor – clin d’oeil au titre de la nouvelle. La comédienne les ouvrait pour prendre le texte de l’acte à venir et les laissait ouvertes ensuite. Redoublement concret de ce qui est demandé à la conférencière : chercher les secrets de la ville et les révéler.
La narratrice est à la fois prophétesse et médium. Prophétesse parce que médium.
La vision débute page 4 par ces mots « Voici ce qui adviendra » , à savoir une extraordinaire marée de 40 jours et 40 nuits, découvrant entièrement la structure immergée, vierge, lisse, comme neuve, des éoliennes. Elles ne sont plus un rêve, une fantasmagorie. Elles sont vertigineuses, terrifiantes, victorieuses, dans une des plus vastes baies du monde.
Ce qui me frappe c’est le nombre 40, dont la symbolique marque de nombreuses civilisations. 40 est l’aboutissement d’un cycle de réflexion, le nombre de l’attente et de la préparation à une épreuve ou un châtiment. On le trouve dans les évènements majeurs de la Bible :
- Saül, David, Salomon règnent 40 ans.
- Le déluge dure 40 jours.
- Moïse est appelé par Dieu à 40 ans et demeure 40 jours sur le Sinaï.
- Jésus passe 40 jours dans le désert. Certains textes suggèrent que son prêche dure 40 mois et qu’il ressuscite après 40 heures.
- Bouddha et Mahomet commencent à prêcher à 40 ans.
C’est aussi un nombre lié aux rites funéraires. Les funérailles des Peuls durent 40 nuits comme d’autres rituels mortuaires. Il faut 40 jours pour que le mort soit totalement mort.
Le premier contact de la narratrice avec Saint-Brieuc se fait par la découverte d’un mémorial des naufragés, mais ils sont muets comme les éoliennes qui « ne lui faisaient aucun signe ».
Le déclic adviendra le 2ème jour, près de l’ancienne décharge : « Or les chiens aboyaient » (p.8). Le verbe aboyer est utilisé 3 fois de suite et cette courte phrase est mise en exergue par la pagination.
La narratrice devient médium. Les éoliennes l’ont oppressée, elle a dû partir, mais le message n’était pas clair. Après l’intercession des chiens et l’apparition mystérieuse d’une sorte d’ombre animale, l’invisible se dévoile. Dans presque toutes les mythologies, les chiens, familiers de l’invisible, sont associés à la mort et aux enfers. Ils sont psychopompes, ils guident les hommes dans la nuit de la mort, après les avoir accompagnés dans le jour de la vie.
Les lieux soudain parlent et s’ouvrent aux sens de la narratrice. C’est la découverte du premier trésor : « Je ne sais pas qui elles étaient ces ombres, ces brumes, cette magie, mais mes mains tremblaient doucement ». (p.11)
Le second trésor se révèle au musée, dans la collection de photos de Lucien Bailly. Un cliché l’interpelle. Une femme morte, allongée, les mains jointes lui demande ce qu’elle souhaite savoir.
« Les temps présents sont troubles et…nous cherchons conseil auprès de vous » (p.17). La réponse est limpide : « Soyez charitable. Aimez votre prochain. » Lucie Taïeb n’est pas la seule à penser que la fraternité est un puissant moteur social.
« La baie est entrée en moi par mes yeux, elle a ouvert un arc dans mon esprit. » Trésors, Lucie Taïeb
Trésors est une traversée des brumes qui enveloppent le territoire briochin, une exploration intriguée d’un espace étrange, ouvert sur l’horizon maritime – mais le terme « ouvert » ne convient pas tant les éoliennes viennent précisément « barrer » cet horizon-, et tourné vers un relief tourmenté, qui échappe à toute saisie rationnelle, semble se dérober en permanence, où le haut et le bas semblent des puissances alliées, mais dont il serait vain de rechercher la maîtrise.
Trésors se présente comme une fantasmagorie, ce qui induit, si on se laisse porter par l’étymologie du terme, « l’art de faire parler les fantômes en public » : ce qui advient, en effet, dans cette nouvelle qui ne cesse d’évoquer la part jouée par les ombres dans une temporalité flottante où se croisent sans se heurter le passé, le présent et le futur de la ville.
La déambulation de la « voyante » dans quelques lieux emblématiques de Saint Brieuc et de sa baie : les éoliennes « offshore » ,
la décharge « invisible » du Valais, la Vallée qui saille comme une « artère verte » et traverse la ville, conduit vers des « visions » où se télescopent les dimensions d’un Temps que l’on découvre cyclique. Ce qui fut, ce qui est, ce qui sera : les ombres sont partout répandues, rien n’est certain, tout est mouvant, se répand et se répond selon des lois obscures et insaisissables pour un esprit humain en quête de rationalité.
Ce que la baie recèle de splendeurs, invisibles pour un œil profane, ce sont des splendeurs qui se méritent, obligent à un patient déchiffrement, pour aboutir à une forme d’humilité : cet espace est plus grand, plus secret, plus puissant que l’être humain, dont les entreprises multiples de contrôle et de préhension restent vaines. L’heure est à la déprise et à l’irrésolu : les fantômes du passé appellent à ne pas lutter contre « le mouvement inéluctable de la matière ».
Saint Brieuc se dresse telle une cité d’Ys qui ne serait pas recouverte par les flots mais par le sable, une belle endormie parcourue de lignes contradictoires et pourtant tenaces, ouvrant un « arc » dans l’esprit qui veut bien accueillir son mystère, une ville de conte et de sortilèges, dont le récit ne cesse de se dérober, comme si les lignes de fuite propres à la bizarre configuration des lieux ne permettaient pas de produire de récit qui résiste.
Pour autant, au terme de ce voyage dans les brumes de la baie, depuis les hauteurs de la ville jusque dans ses profondeurs marines, c’est bien l’espace du désir, qui, malgré tout, s’ouvre : si l’accès à cet amphithéâtre d’antique envergure est difficile, il est des voies telles des veines porteuses de fluides immémoriaux qu’il s’agit d’accueillir dans la conscience qu’ici, « l’herbe » s’unit aux « algues », formant le « centre de toutes [les] forces vives », que l’on sait « inaccessible ».
Et s’il est une « leçon » à retenir de cette fable, c’est d’accepter de laisser « jaillir » les « friches », de « lâcher prise », pour que, dans cet « abandon » qui a à voir avec le travail d’un inconscient enfoui dans les multiples strates de la terre briochine, « quelque chose » s’éveille, la vie circule, et avec elle, une «énergie nouvelle », où puissent s’exprimer la pleine « rudesse » et la « liberté » propres à l’esprit de ce lieu si singulier qu’est Saint Brieuc, telle qu’elle nous est offerte dans ce livre des Trésors.
Lucie Taïeb
Lucie Taïeb, née en 1977 à Paris, est écrivaine, traductrice et enseignante-chercheuse. Elle publie depuis une dizaine d’années des ouvrages appartenant à différents genres (poésie, essai, roman). Son deuxième roman, Les échappées, paru aux éditions de l’Ogre, s’est vu décerner le prix Wepler en 2019. Après une recherche consacrée aux déchets ayant donné lieu à la publication du récit documentaire Freshkills ( éditions La Contre allée 2020 ), elle s’intéresse actuellement aux pollutions non directement perceptibles par les sens, et notamment aux micro-plastiques.
Actualité
Article Libération : Lucie Taïeb « Penser ensemble les strates de ce paysage minier »
Edition : Du 21 au 22 septembre 2024 P.32-33
Article Le Monde : « La Mer intérieure », de Lucie Taïeb : blessures irrémédiables de la terre et de l’âme
Edition : 18 novembre 2024