Vendredi soir – Alexis Fichet
ouverture
Vendredi SOIR
Robinson est un haut-parleur installé sur l’île déserte de Las Penitas, long fragment de terre et de sable perdu le long des côtes orientales du Nicaragua. Alimenté en électricité par un grand panneau solaire émergeant au milieu de la végétation luxuriante des palétuviers, le haut-parleur est connecté à un processeur très simple et très robuste, à peine plus gros qu’une clé USB. De façon aléatoire, mais au moins une fois par jour, il débite quelques injures qui se perdent dans la jungle. SAPAJOU ! PERROQUET BAVARD ! CORNICHON ! BOIT-SANS – SOIF ! QUE LE GRAND CRIC ME CROQUE ! Les injures, prononcées en français, ont peu de chances d’être perçues par les nicaraguayens de la région, mais de toute façon l’île n’est pas fréquentée. Tout juste est-elle longée parfois par les pirogues à moteur qui promènent quelques touristes désireux d’apercevoir un petit crocodile ou un oiseau original, tel ce picocuchara au bec en forme de cuiller, ou l’élégante spatule blanche prenant son envol, comme une éclaboussure de lumière parmi les branchages obscurs de la mangrove. […]
Points de vue
Les personnages de Vendredi soir ont des destins très différents selon qu’ils activent ou pas un lien entre l’espace, le passé, et leur propre imaginaire (mais le gobie n’a pas conscience de tout ça. Et le poulpe audacieux n’aura guère plus de chance. Triste apologue tellement drôle ! L’intelligence artificielle est une bien cruelle autrice, qui s’adonne au jeu des probabilités avec un humour « tout noir » ).
La candidate de télé-réalité « se sent accompagnée » dès lors qu’elle découvre des ossements dans une grotte, « elle pense à ceux qui ont vécu avant elle » (le groupe d’humains dans le récit 6, dont les chants lui parviennent encore grâce aux oiseaux ? ), à l’inverse du capitaine de vaisseau intersidéral qui s’immerge dans sa souille, « un présent vidé de sens et d’Histoire ».
Le gamer gagnera sa partie s’il a recours à des auxiliaires inhabituels pour lui (un.e voisin.e, un crayon, un plan : « idée étrange » mais « il sent » qu’il faut répondre au signal), tandis que le capitaine échoue à force de ne faire qu’un avec son environnement.
D’une certaine façon, ce qui sauve la candidate de télé-réalité et le gamer (deux joueurs, donc), c’est leur manière d’appréhender le monde comme un texte en attente des lecteurs qui sauront le faire fictionner. D’où, malicieusement, la réussite de l’IA ( en ce qui la concerne « peupler l’espace vide de ses pensées » comme le fait l’enfant en rêvant à Robinson dans le roman de Jules Vallès ), disposant de la toile, ou de sa mémoire si elle est déconnectée, avec une élasticité incomparable.
Vendredi soir est une suite de 7 histoires. Il faut attendre la 7ème pour comprendre quel est l’auteur de ces variations sur le thème de Robinson :
« …parce qu’elle s’ennuie, parce qu’on est vendredi et que c’est le premier mot qu’elle rencontre, parmi ses errances sur les marges de silicium, l’intelligence de l’appareil, artificiel mais fort évoluée, se met à écrire les versions alternatives de Robinson. » L’auteur est donc une intelligence artificielle libérée de ses tâches habituelles : « …parce qu’il est déconcentré et insatisfait, le jeune ingénieur éteint le réseau de l’entreprise avant l’ordinateur.» Paradoxalement, il n’est question du personnage de Vendredi dans aucune des histoires.
Mais voilà, il se trouve que c’est un vendredi soir que se passe cet incident et ce sont ces deux mots « vendredi soir » qui seront le sésame pour avoir accès à toutes les versions de Robinson : « Il ne pourra désormais s’ouvrir que le vendredi si, et seulement si, quelqu’un tape justement sur le clavier les mots Vendredi soir. Alors le lecteur aura l’honneur de lire cette langue inconnue, de faire face à ce texte comme à un étranger surgissant des eaux glacées du calcul informatique.» Clin d’œil à la célèbre phrase de Karl Marx, dans Le manifeste du parti communiste : « Elle (la bourgeoisie) a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque et de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »
Il y a comme un horizon de réconciliation heureuse chez Alexis Fichet entre l’homme et le monde numérique, via les possibilités insoupçonnées de l’intelligence artificielle. On trouve aussi cette vision apaisée des rapports de l’être humain avec ses créatures numériques dans un autre texte d’Alexis Fichet L’Andréide. Dans l’appartement/laboratoire du savant Mathias Columbus règne une atmosphère quasi édénique :
« Là, hors du temps quotidien et des réseaux hystériques, par delà le sommeil et la veille, le corps et la voix, l’inerte et le vivant composaient ensemble un conciliabule inédit où l’unité des êtres n’était plus qu’une très ancienne plaisanterie. Tout devenait stimulant, poreux, accessible. Sensuel.» (p.112)
L’apaisement apporté au monde des humains par des êtres artificiels, on le trouve aussi dans le roman de Kazuo Ishiguro Klara et le soleil. Klara est une AA, une amie artificielle. Elle est achetée par la maman d’une petite fille malade et « se mêle à la vie des deux femmes avec le dévouement entêté, absolu, propre à ces êtres conçus pour aimer l’espèce humaine sans mesure. » Florent Georgesco – Le Monde des livres – 8/09/21
En revanche, dans le texte de Lancelot Hamelin, Dans les jardins d’Electropolis, la défiance vis à vis du calcul informatique est exprimée dès la première page : « Nous avons fait le choix des bandes magnétiques contre le codage numérique, la trace contre le chiffre…»
Alexis Fichet nous propose un texte vif, inventif, poétique. Dans ces mondes peu ou prou confrontés à l’apocalypse, les Robinsons n’ont pas de destin commun. Ne survivront que ceux qui accepteront leur monde pour y vivre en osmose avec leur milieu : la candidate de télé réalité qui « décide de ne toucher à rien, de laisser en repos ces êtres du passé. »
Le groupe de réfugiés qui « quitteront en quelques générations les pratiques compliquées de leurs ancêtres pour se contenter de pêcher et de chasser. »
Le gamer branché 24 heures sur 24 sur son ordinateur, dans un appartement dont il n’a pas franchi la porte depuis longtemps.
En revanche, le haut-parleur, le capitaine de vaisseau, le petit poisson meurent car ils sont inadaptés à leur milieu.
L’intelligence artificielle maîtrise le sien. Elle est même dotée de facultés humaines. Quand elle s’ennuie, son envie de jouer la rend opportuniste. Elle profite d’une erreur de l’informaticien et d’être seule pour créer son programme et le cacher.
Dans le beau texte Vendredi soir d’Alexis Fichet, l’île, la mer, les horizons incertains nous ferment les perspectives et pourtant, l’histoire est là, elle ramasse.
Je pense à cette réflexion de Tukaram, le grand poète mystique indien du 17 ème siècle, qui disait : « Je suis venu de loin, j’ai souffert des maux effrayants et j’ignore ce que me réserve mon passé ».
Tout ceci est vrai en ce qui nous concerne. Nous sommes toujours confrontés à la fois au dépassement et à la récupération de notre passé pour se projeter. Alors, que faire ? Faut-il attendre tranquillement dans l’instabilité d’une identité fragile, les effets de ce passé ?
Je fais le parallèle avec cette strophe de René CHAR :
« Seuls aux fenêtres des fleuves
Les grands visages éclairés
Rêvent qu’il n’y a rien de périssable
Dans leurs paysages carnassiers » :
Les observateurs et les rêveurs.
Poèmes militants – 1932
Tout y est dans cet écrit : l’histoire, les failles, l’être, la modernité et ses risques. La réalité actuelle est-elle seulement un engagement dans une spirale destructrice, accro au mystère, aux discussions par clavier interposé qui coupent la vie en deux : identité cybernétique ou le vrai soi-même ?
Pour finir, je dirais que la langue ne se définit ni par sa nature, ni par son origine, mais par son usage. Le langage nous institue dans une structure ( psychique, sociale, culturelle ). Et chacun des auteurs nous fait partager par leur inventivité, une aspiration inquiète, « un incertain » qui remet en cause notre propre équilibre.
il y a toujours
quelque part
un cœur humain qui palpite.
Vendredi soir est conçu selon un dispositif ludique et astucieux qui entraîne d’abord le lecteur sur des lignes de variations – les avatars de Robinson – sans que l’on saisisse d’emblée le principe de construction, ce qui a permis d’engendrer ces formes – et qui nous est délivré dans la chute : nous sommes les chanceux qui, miraculeusement, rencontrons un texte voué à l’absence, un « déchet » numérique, dont la création échapperait à la volonté humaine. Ainsi, nous tombons sur un texte, au hasard d’un vendredi soir de désœuvrement et de solitude à combler, face à l’ordinateur, et dénichons ce coffre au trésor qui devait rester planqué. Une scorie, une bizarrerie informatique qui nous confronte à quelques fables balbutiantes d’un au-delà ou d’un en-deçà de l’« humanité ». Où il est beaucoup question de solitude et de déréliction.
Car ce qui s’appréhende comme facétie narrative se charge d’une dimension tragique qui rend toute cette affaire assez glaçante. Ainsi du haut-parleur cocasse qui coasse dans le vide de cette île déserte une litanie d’injures sans destinataire ( mais nous lecteurs, sur notre île littéraire, sommes là pour nous en amuser et en être les heureux dépositaires – réassurance face à la dystopie qui n’a pas de prise sur nous – tout cela se joue dans la fiction -, mais joue son rôle – nous inquiéter, nous déranger, nous interpeller).
La voix humaine, le langage, la parole, le silence : comment se raconte et se désagrège le propre de l’être humain. Le motif de la voix parcourt cette nouvelle : la voix humaine se trouve désaccordée, brisée, épuisée, vidée de sa substance vitale, ici – dans le premier avatar de Robinson, sur cette île nécessairement désolée – désincarnée, absurde et grotesque, écho dévoyé et infidèle de ce qu’un jour elle fut.
L’autre Robinson (au suivant), tel un Petit Prince déchu sur sa planète minuscule, renvoyé, lui aussi à une solitude désespérante, décide le sacrifice de sa propre voix qui a perdu de sa tessiture humaine, et s’égosille misérablement. Pathétique figure de l’homme sans voix, privé de tout alter ego, jeté dans une agonie sans fin et sans remède.
Robinson alors sombre : dans l’innommable, « un présent vidé de sens et d’Histoire », que matérialise cette « mousse » analogue sans doute à la « souille » que l’on rencontre dans le roman de Michel Tournier. Ombilic des limbes où se dissoudre et s’absoudre de n’avoir su faire. Où se consoler de la mort impossible, insupportable, de son semblable.
Quand, enfin, après de multiples avatars, des êtres revenus à un certain primitivisme marchent à hauteur de canopée, un chant s’élève et un espoir renaît : la voix fragile ( non plus parce qu’elle s’est dégradée ou corrompue mais parce qu’elle s’ignore encore, est dans l’étonnement de son surgissement), associée à d’autres voix, produit le chant – donc la beauté, et la tête dans les arbres rend possible un dialogue renouvelé avec la nature. On ne sait plus s’il s’agit d’un avant ou d’un après, car l’on se trouve pris dans un mouvement cyclique fait de disparitions et d’apparitions, de violente destruction et de fragile réparation.
Ultime avatar et pirouette finale qui unit le topos de l’île au processus de la création littéraire : Robinson est une « intelligence artificielle » dotée de toute la mélancolie qui peut habiter un être humain, qu’étreint l’ennui et que traversent les songes. Et Vendredi soir se transforme alors en l’histoire d’une rencontre : la nôtre, avec ce texte. Ce qui produit du réconfort. Car nous, lecteurs, sommes également les habitants de ces îles imaginaires, débarquant à chaque fois que nous ouvrons un livre, sur une nouvelle île à explorer, dans une solitude peuplée de signes.
Tant que la voix des écrivains pourra s’exprimer, et qu’il y aura des lecteurs pour la recevoir, nous pourrons préserver de l’espoir et résister aux plus sombres angoisses, semble nous murmurer la voix qui songe, dans le secret des machines humaines.
Pour que vendredi robinsonne
il faut un.e auteur.e et des lecteurs.
« Plus personne n’est visé, on s’exclame pour la joie du cri… » p.1
On dit toujours que l’humain est un être avant tout social. Là ce que j’aime c’est la reconnaissance de sources de joie totalement indépendantes de la relation, simplement issues de ce que nous sommes capables de produire comme énergie, indépendamment de l’inscription dans un sens .
Je ne l’ai pas entendu comme une perte, mais comme la joie du son strictement pour ce qu’il est.
Est ce qu’une des possibles recherches pour la vitalité du futur ne serait pas d’aller à la découverte fine de ce que notre corps peut nous apporter de joie ? ( Et on n’est pas obligé pour ça de rentrer dans une secte !)
« La solitude ne lui pèse plus. Elle se sent accompagnée, désormais, par l’ombre des géants. » p.4
C’est presque le mouvement inverse de la phrase d’avant : de l’extérieur vers l’intérieur . S’il s’agit des mêmes géants que ceux décrits dans la 6ème histoire, ce sont des humains ayant rompu avec une forme de rationalité qui ont développé un rapport au monde fait de sensations paisibles, musicales. Ils ont développé une façon d’être au monde un peu hébétée mais sensible.
Ici encore, il y a, de mon point de vue, une forme de questionnement de notre rapport au sens, les géants ne se préoccupent plus du sens.
Est ce que l’avenir serait de lâcher l’exploration du sens ? Ou tout du moins de lâcher notre désir de tout vouloir comprendre, tout vouloir transformer en savoir et en science, et du même coup accepter le mystère ?
D’autres textes d’Alexis Fichet interrogent les rapports science et littérature. Je vois un écho avec le travail de David Wahl à Océanopolis. https://www.oceanopolis.com/david-wahl-oceanopolis
« Soudain lui vient l’envie de dessiner pour mieux comprendre : cela fait des années qu’il n’a pas tenu un crayon, mais cette fois, il le sent, c’est par le dessin qu’il pourra comprendre ce qu’il pense et le communiquer aux membres de son équipe » p.6
Retour au corps à nouveau, je relie à l’expression « la trace contre le chiffre », (Cf texte de Lancelot Hamelin Dans les jardins d’Electropolis ) éloge de la lenteur, sortir du « tout en un clic ».
Question : Avenir et mise à distance du numérique ? Verrons-nous une génération rebelle au tout numérique, se réappropriant des gestes anciens, en inventant de nouveaux mais qui aient une chair, une inscription dans le temps.
« Ils parlent de moins en moins, mais ils chantent beaucoup, de longues mélopées mystérieuses, de rauques cantiques qui leur tirent des larme, les laissant hagards et surpris, émus par cette émotion surgit des tréfonds de leur humanité » p.8
Encore le rapport au sensible, au corps, à la trace, et au détachement du sens, à la rationalité. Cette civilisation imaginaire a lâché prise ?
Je ne sais pas si j’ai envie de ça, et pourtant il y a dans l’image d’un peuple chantant un grand souffle ( Voir l’exposition qui se tient en ce moment à l’Abbaye de Daoulas : Afrique, les religions de l’extase.)
Accepter le mystère des ondes qui ne soient pas que liées au numérique, mais aussi aux mystères de nos sensibilités.
« Toute création est une île, songe l’intelligence artificielle. » p.9
Questions:
C’est quoi la mer autour de l’île ?
Sur cette île, je préfère être Robinson ou vendredi ?
L’île on peut y accoster ou simplement la regarder de loin ?
Manon Poudoulec
« Robinson est un haut-parleur installé sur l’île déserte de Las Penitas » p.1
Un haut-parleur. Je m’arrête immédiatement sur le double sens que peut avoir ce mot. Alexis Fichet nous parle-t-il ici de l’objet ou d’un humain ?
Et si c’était un homme, qui serait ce haut-parleur ?
Un homme qui parle haut, qui parle fort ?
Un crieur public ?
Un homme grand ? Un grand homme ?
Un homme qui parle perché sur un monticule ?
Un beau parleur ?
Je l’imagine, seul sur cette île déserte, haut-parlant.
Je poursuis ma lecture :
« Alimenté en électricité par un grand panneau solaire »
Plus de doute sur le sens de ce haut-parleur. A moins qu’il s’agisse d’un andréide ( cf L’Andréide, Alexis Fichet ), ou d’un cyborg ( F.A.M, Gildas Milin ).
«…les rares fois où il s’est mis à parler le naufragé intergalactique a remarqué de légers changements dans sa voix, comme si elle se serrait un peu. Parler seul avec une voix de crécelle augmente le ridicule de la situation, et il a donc décider de se taire définitivement. » p.2
Il est question de parole à nouveau. De parole, de voix, de tessiture, mais aussi de se taire… et même définitivement.
« Il a envie de communiquer. Il ouvre la bouche pour dire quelques mots, mais rien ne sort qu’une série de cris rauques, une voix de ferraille et de cailloux. Il réalise soudain qu’il ne sait plus parler, ses cordes vocales se sont durcies, il peut tout juste éructer de vieux sons éraillés qu’il n’a jamais produits avant cet instant. Il insiste, il hurle maintenant face à la bête tentaculaire, s’énerve de ne plus parvenir à parler. » p.3
On peut penser que c’est cette absence de parole, cette impossibilité à dire, qui sera responsable de sa perte. Ne pouvant parler, il agresse la créature par son cri, celle-ci se défend en attaquant à son tour.
Robinson est mort de n’avoir pu s’exprimer.
« Ils parlent de moins en moins mais ils chantent beaucoup, de longues mélopées mystérieuses, de rauques cantiques qui leur tirent des larmes, les laissant hagards et surpris, émus par cette émotion surgie des tréfonds de leur humanité. » p.8
En vertu de l’évolution de l’espèce, les humains auraient finalement perdu la parole, comme on perd les dents de sagesse car devenues inutiles, la nature finit par nous en débarrasser.
« La seconde suivante a été entièrement consacrée à créer une langue disparue, en s’inspirant uniquement de l’anglais, du français et du code informatique, qui sont les seuls langages accessibles dans l’ordinateur. » p.8
Il n’est plus question de parole mais de langage. « Une langue disparue » créée par une intelligence artificielle qui s’ennuie dans un ordinateur.
Il peut y avoir langage sans parole, mais peut-il y avoir parole sans langage?