3/4 mots
esperluette – chantier – joie – envol
3 œuvres
La Main gauche de la nuit, Ursula K. Le Guin
Τὰ εἰς ἑαυτόν, Pensées de Marc-Aurèle
Éloge du risque, Anne Dufourmantelle
3 phrases
« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur » (Phèdre)
« Une épée au travers de son cœur » (Doña Prouhèze dans Le Soulier de Satin)
« Les travellings sont affaire de morale. » (Jean-Luc Godard)
Interprétations
D’un pays sans fin
Les poèmes de Paol Keineg sont des corps qui renvoient la lumière de la vérité qu’on ne pourrait saisir à l’œil nu. Dans les Confidences d’une chambre à coucher, je l’entends convoquer avec une délicatesse infinie les morts de toutes les guerres contre lesquelles, hélas, nous ne pouvons plus rien, et se moquer doucement des collapsologues. Mais je sais qu’il pense aussi, comme un personnage Dans les jardins d’Électropolis (1), que « la fin du monde ne finira rien entre nous », que tant que le poète les nomme, les morts et les choses ont une vie à eux, qui nous survivront comme de bonnes traces.
Mes parents, un jour, m’ont nommée et baptisée, c’est par mon prénom qu’ils m’ont fait entrer dans leur vie de très jeunes gens, j’ai appris à nommer les choses avec une grand-mère à qui on avait interdit de parler breton, puis je me suis réjouie de voir apparaître sur les panneaux indicateurs le double des toponymes dans la langue de son père mort depuis longtemps : Naoned où je suis née, Gwengamp où j’ai nidifié, Kemper su où j’allais faire des recherches généalogiques. Je n’ai pas cherché à apprendre ce breton qu’on nous avait obligé à déserter, mais ma fille, si, parce que son grand-père à elle riait en breton. Merveilleusement.
Connaissance, mémoire et oubli ne sont pas irréversibles. La fée électricité a perdu de son aura et les lumières de la ville proche ont beau briller, elle ne polluent pas encore cette campagne, ces chemins, ces champs que le poète a nommés et qu’il éclaire à présent de son étoile nostalgique.
Il y a encore des biches au détour des petites routes du Trégor.
1- Dans les Jardins d’Électropolis – Fragments d’une fin du monde, Lancelot Hamelin – fragment 1, page 2.
Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ?
De ce texte magnifique et terrifiant, abouti, puissant, je me souviens de la violence qui m’avait d’emblée saisie et épuisée, dès les premières pages. Tant de haine, d’amertume, de rancœur, tant de rage… Une violence paroxystique à la mesure de la douleur de cette femme qui se souvient de l’équation impossible à résoudre : abandonner sa fille pour la protéger, abandonner par amour. Une sorte de pacte avec le diable ?
Dans abandonner il y a donner, dans rancœur il y a cœur ; d’après la chercheuse italienne Andrea Marcolongo (1), étymologiquement, c’est « à ban donner », autrement dit « laisser à quelqu’un », voire laisser en nourrice ; mais quelle mère donne son enfant à un salaud ? Quel est le pacte ? Quelle est la compensation ? Qui est le monstre ?
Au fil des pages, le monstre n’est plus celle qu’on croit. Qu’est-ce que t’imagines est aussi adressé au lecteur. L’effet retard qui introduit le personnage du père, le salaud, moralement répugnant, est saisissant. Salaud : c’est depuis la naissance du capitalisme que le mot a pris son sens moral … d’amoral au sens propre, si je puis dire. Le salaud, dit Comte-Sponville (2), c’est celui qui est prêt à sacrifier autrui à soi, à son propre intérêt, à ses propres désirs, à ses opinions ou à ses rêves. N’est-ce pas aussi la définition de tout bon capitaliste ?
Le monstre, c’est le Capital.
Ce que la mère raconte à sa fille, c’est le combat d’une vie, une résistance héroïque contre un système dévoyé et tout-puissant. À quoi sommes-nous prêt.e.s à renoncer ? Et pour sauver quoi, quand la catastrophe aura eu lieu ?
La catastrophe, c’est le Capital. Qui a imposé sa loi, épuisé la Terre, néolibéralisé la vie, creusé une tombe au.x vivant.s et affiche une santé insolente – le sourire du père.
En face, une vie à résister. Le travail, la femme, ça la connaît, elle poursuit sans trêve son travail d’enfantement, corps et âme, contre le Capital aborrhé. Elle vitupère, elle crie – pleure-t-elle ? -, elle déploie une parole qui nous sidère et nous fait du bien.
Autre équation (ou la même, vue sous un autre angle) :
Fille = l’Âme
Père = le Diable
Mère = la Terre
Après la mort du père revient l’âme, dévoyée, contaminée par les saloperies. Une âme que la femme ne pourrait recueillir sans se perdre. Pas de retour en arrière possible. Comme les habitants d’Eden, en plus tragique.
Se perdre, abandonner, trahir ? Trahir, du latin tradere, trahir aussi c’est donner, révéler – au sens ou un visage trahit une émotion -, transmettre, confier. Ce qu’elle trahit, c’est son amour – celui du passé, et celui, inconditionnel, de l’ordre du sacré, qu’elle porte à cette enfant – Âme ? – un jour accouchée dont elle reste malgré et au-delà de tout la gardienne effarée.
1– Etymologies. Pour survivre au chaos (Alle fonte delle parole. 99 etimologie che ci parlano di noi), d’Andrea Marcolongo, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier – Les Belles Lettres, 2020.
2 – Le goût de vivre et cent autres propos, André Comte-Sponville – Albin Michel, 2010.
Bunkering
BUNKERING. Le titre – caractères gras, police 34 – s’impose, massif, écrase le sous-titre. Massif comme le bunker-décor de la scène, mais bunkering, ça veut dire quoi ?
Synonyme : avitaillement, dérivé de l’ancien français « vitailles », signifiant provisions de bouche. Bunkering, donc, égale remplissage.
En bouche, ça donne : explosion labiale {bun’}, fermeture sourde de la glotte {nk}, remontée nasale {in} et légère redescente avec petit roulement jusqu’au point de fermeture sonore {g} au seuil de la gorge. En même temps, ça percute. Bunkering, comme un coup de poing dans l’estomac, de ceux qui vous laissent le souffle coupé.
J’avance dans le texte de la femme qui parle, phrases courtes et plates comme de petites marches, de petites assertions ponctuées très vite et disposées en litanie, en petites tranches de réel coupées court. À droite, sur la page, de grands blancs, espaces vides où prendront place, déployés plus largement, les souvenirs du père avec sa silhouette massive. Elle aussi doit l’être, obèse et essoufflée.
La phrase peine à se déployer ; courte, tronquée, elliptique – parfois réduite à deux ou trois mots – elle dit le souffle court. Et le passage à la ligne est une invitation à reprendre sa respiration. Mais on n’a fait aucun effort. Pas plus que la femme qui se goinfre dans le recoin. Mêmes occlusives gutturales que dans « bunkering ». En plus fermé, avec l’assonance en « oin ». Comme un point.
« Bunk », c’est aussi un râtelier pour nourrir le bétail. Pas étonnant qu’elle respire si mal. Au fil du texte je comprendrai qu’elle remplit un vide sidéral avec toute cette nourriture, que son corps est réduit à des fonctions biologiques essentielles : manger, baiser, digérer, évacuer. Plus mécanique qu’animal ( j’ai prononcé ce mot lors de notre assemblée interprétative mais je sentais bien qu’il n’était pas juste ; ni pour le personnage, ni pour les animaux). Une vie réduite dans un lieu confiné. Une forme d’appauvrissement de la vie, du souffle et du langage ( je pense aux « débris de mots » dans Rudimenteurs d’Alexis Fichet).
J’avance sur les petites marches du texte, descends dans le bunker (version riche des « abris » et des « trous » de Rudimenteurs) « comme un sous-sol » où il y a « beaucoup de tuyaux » et même « des bruits dans les tuyaux ». Pour la ventilation je suppose, mais alors le bunker m’apparaît comme un autre corps avec ses tubes, et ses pièces comme des organes avec chacun.e leur fonction, un corps respirant qui aurait avalé cette femme dyspnéique, une matrice ou une carapace métallique qui la protègerait – de quelle infection ?- l’empêcherait d’agir, et où elle aimerait s’enfermer, corps de chair dans un corps métallique.
Et je pense au corps de Novarina, « construit en tubes », corps traversé, logophagique et pneumatique (1) Le sien à elle serait plutôt lipophagique, et les mots qui la traversent triviaux, prosaïques, voire obscènes, sans souffle. Sauf peut-être quand elle s’indigne, via l’histoire de son père, du déclin de l’humain…
Les capacités respiratoires limitées du personnage font partie de l’héritage ; elle emplit ses tubes de nourriture et de sexe, bouche ses artères avec de la sauce, rote et pète comme son père qui, lui, perd son souffle en mangeant des hamburgers. Elle a beaucoup de points communs avec ce père dont elle a hérité du souffle court, de la graisse, de la peur, de la vulgarité, du chagrin, du chant, du rêve, du petit train – sauf que lui monte en propriétaire les escaliers de son château, tel un tyran shakespearien (avec promesse de chute à la fin), et qu’elle, dans son bunker, descend un escalier « abrupt »(comme son monologue), que posséder l’indiffère et qu’il y a de l’affect dans son être à elle – de l’angoisse ( gorge serrée), du vouloir vivre, des émotions, une capacité toute cathartique à lire et à s’indigner – c’est bon signe – et réjouissant paradoxe, c’est dans un cimetière à ciel ouvert qu’à nouveau présente à elle-même et au monde ( peut-être), elle retrouve l’amplitude du souffle, celle qui libère le chant. Comme Naphta dans Rudimenteurs, elle semble y « pose{r} un regard neuf sur un monde sale ». (Dans le texte d’Alexis Fichet, « le monde est sale et désordonné ». Le paysage ici semble plutôt abandonné, désolé ; mais dans ces futurs-là, le soin – des corps, de la terre – n’est plus au programme).
Cette ouverture du regard et du souffle imprime à l’espace-temps de sa vie, comme au texte, une courbe vers un semblant de poésie – mots-phrases, mots-images – pas seulement tristes segments du réel, mais éclats du sensible.
Est-ce l’amorce ou l’annonce d’une reconnexion ? Est-elle, cette femme, sœur de Naphta qui « sent qu’il y a quelque chose de plus à faire dans ce monde que de marcher entre les débris anciens en attendant sa ration de bouffe, quelque chose de plus que se traîner jusqu’au K et d’y baiser quelques poignées de secondes ? » C’est au sein d’un espace ancien et sacré – les croix – que sa respiration trouve son amplitude. Je repense à Novarina, pour qui l’acteur est un corps traversé par le langage et qui « porte le monde dans sa bouche en parlant »(2). Pour la comédienne qui dira ce monologue, amorcé par une citation de 4.48 Psychose de Sarah Kane, longe la Cerisaie de Tchékhov et se clôt sur une ouverture au bord du silence, nulle doute qu’il y aura une performance respiratoire et éprouvante à accomplir.
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Et après ?
Comment le futur va-t-il (di)gérer l’héritage capitaliste ?
Quel est le devenir des forêts : nouvelles Z.H.A.D. (zones habitables à défendre) ou friches brûlées pour herbes folles ?
Comment allons-nous respirer ? 4% de la population est atteinte d’apnée du sommeil et doivent être appareillés la nuit. Les futurs ancêtres d’une caste d’insomniaques ?
L’habitante du bunker a stocké des armes et de la nourriture comme font les survivalistes, et les abris ont de beaux jours devant eux. Comment vont-ils modifier le paysage futur ?
(1) La chair de l’homme, Valère Novarina
(2) Médiatisations des corps et des discours: l’acteur novarinien et ses doubles, Céline Hersant, in Études théâtrales N°60-61
Manger la bibliothèque
Manger la bibliothèque. C’est comme boire la cave. En plus consistant.
Mais si dans les caves les bouteilles couchées attendent le désir bachique de quelque joyeux buveur, sur les rayonnages des bonnes vieilles bibliothèques et des médiathèques tristounettes, plus jeunettes mais guère mieux loties, et menacées d’obsolescence par les nouveaux comportements sociaux, les livres, sous des cotes improbables, dépérissent faute de lecteurs.
Manger la bibliothèque. Dans la chaîne alimentaire qui fait des rongeurs papivores les héros de la grande bouffe livresque, il y a désir, faim, dévoration, déglutition, et transformation, car personne ne revient indemne d’un chemin de lecture. Transformation de simples consommateurs en lecteurs déchiffreurs, puis de grands lecteurs en auteurs affirmés, créateurs d’univers à engloutir derechef. Alimentaire, toujours. Cycle parfait, à chaque extinction son recommencement. À chaque silence son écho. On a déjà vu ça à l’échelle planétaire.
Notre Bibliothèque des Futurs est-elle à l’abri d’un tel engouement ?
Une métaphore pouvant en cacher une autre, je me suis prise à imaginer, à craindre quelque assaut viral à l’adresse de la BDF, et une question s’est imposée, obsédante : et notre bibliothèque, qui la mangera ? Quel enzyme glouton pourrait en menacer l’existence ? Imaginons : une I.A. maligne ou déréglée ou simplement inspirée par Georges Perec (1) décide de déguster tous les E de nos textes.
Bibliothqu ds Futurs – crir c qui vint
Dans les jardins d’lctropolis
On pass à aut chos
La rsrv ds choss
Rudimnturs
D la mm au
Vndrdi soir
Bunkring
L’Andrid
Infixs
Dn
Seuls résisteraient au massacre Rosa Rosa Rosa Lind, qui fabrique l’avenir en tuant le présent et Mourir bio, qui fait passer Marcel Proust de la bouche à la couche d’une enfant gloutonne tout en nous invitant à l’humilité.
Ô papyrus, ô parchemins, ô volumina, ô codices, ô manuscrits fruits du patient travail des copistes, que reste-t-il de vous ? Qui, hors le temps, vous a troués, dévorés, engloutis ? Stèles gravées fragmentaires, fragiles tablettes de bois, vitraux voués à l’effacement, autant de traces dans la neige, précieux signes lisibles un temps rien de plus. Plus près de nous, les vieux panneaux publicitaires sont les pages obsolètes et dérisoires d’une société qui croyait en la sainte consommation. Mais le livre subsiste quels qu’en soient les supports et la littérature, dit le poète (2), est la preuve que la vie ne suffit pas. Ouf ! Il n’est pas encore né, le rat qui pourra s’écrier « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres »(3). Et espérons qu’il n’est pas né non plus, celui qui éteindra nos lueurs et nos fulgurances.
Longue vie à la Bibliothèque des futurs
Iliothèque des futurs
Iliothèque es futurs
Ililothqu s futurs.
Iliiothqu s futurs
iliotqu s uturs
iliotqu s uturs
Lotqu s uturs.
Otqu s uturs.
tqu s uturs.
tu s uturs
tu s utu
tu u tu
u uu
1– Georges Perec, La Disparition – Editions Denoël, 1969
2 – Fernando Pessoa, Fragments d’un voyage immobile – Éditions Rivages, 2016
3– Mallarmé, Poésies, Editions de la NRF, 1914 (Éd. originale Le Parnasse contemporain, 1866)
De la même eau
En préambule :
Je suis restée un certain temps au bord du texte. La situation de communication ne me paraissait pas claire ( je = elle, tu = il ou elle, qui parle à qui, qui répond ou pas), le rythme vaguement andante, la saveur douceâtre. Je ne souhaitais pas m’y plonger. Rester dehors ne me dérangeait pas. Et finalement j’ai mis un pied dans le titre, qui évoque à la fois une analogie et une connivence. Et j’y suis retournée. Si écrire est, avec Edmond Jabès, faire feu de toute ressemblance1, l’écriture du texte, avec ses trous, ses ellipses, son jeu sur la présence/absence, avait quelque chose à nous dire de son contenu. Une histoire de mer synthétique et de résistance. Entre la mer et son imitation, il y a l’écart de la vie à la mort ; entre le corps couché du nageur et le corps dressé de la non-nageuse, il y a l’espace d’une pensée.
Phrases retenues :
« Les yeux ouverts sous l’eau, facile. Rien ne pique. Tout est fluide et souple et bientôt c’est ton élément naturel. Tu n’as jamais été rien d’autre qu’un corps plongé dans l’eau. » p.2
« … ce lieu qui n’est pas un lac ni non plus une piscine a tué leur envie ( … ) ils n’ont d’autre désir que l’apaisement ou le repos et ce n’est pas même un désir, seulement un besoin. » p.4
« Il y avait une sorte de bonheur dans l’équilibre de ses proportions, dans sa manière de se balancer doucement sur l’eau, dans cette petite anse de l’île, une sorte de bonheur qui ressemblait précisément à celui d’être ici, dans cette petite anse de l’île. Je me suis allongée à la surface je le voyais toujours, la croix du mât haute dans le ciel, comme pour l’imiter, moi aussi, j’ai mis les bras en croix. » p.5
« Ce qui me retient c’est l’absence d’odeur. » p.6
Les faits et leur mise en tension : le titre évoque une analogie, mais elle ne fonctionne pas ; sous les yeux de la narratrice-protagoniste ( ce n’est pas toujours elle qui parle, mais elle est le point d’écoute, puisque les paroles de son compagnon nous parviennent à travers son oreille à elle ) : un lieu qui n’est ni un lac ni une piscine, une eau plastique, une eau morte, un liquide amniotique reconstitué ( qui décape un squelette au lieu de l’envelopper de chair – et d’amour ? ), une mer artificielle, une eau filtrée, monde pacotille, eau douce avec un système de vaguelettes, eau très pure issue d’aucune rivière pour un baptême mortifère sans espoir de salut, microbilles synthétiques au lieu de sable ; un contrat de surveillance tacite qui fait écho aux systèmes de surveillance des jardins d’Électropolis de Lancelot Hamelin 2, mais je ne vais pas prendre cet axe-là ; eau du Léthé, eau létale, rien n’est nommé, tout est indéfini, sauf que l’image persistante d’un petit bateau rouge inspire à la protagoniste une résistance. Non pas intellectuelle, mais instinctive, sensitive, sensible. Une résistance bretonne ? Tension entre ce paysage artificiel et celui dont la protagoniste est originaire, et qui ressemble à la Bretagne ( non nommée… nom oublié ? ), qui est comme le négatif de l’autre et qui est absent – un souvenir ? une image fantôme ? ; sous cette eau qui dort de sa bonne mort, une angoisse…
L’analyse : la mort est déjà là, sous nos yeux, mais nous ne sommes pas obligés de nous y abandonner comme le nageur du texte, de nous vautrer avec délectation dans le pire. On peut tout avoir, tout redoubler, mais ce ne sont que des facs similés, des contrefaçons, des fantômes de choses ou d’éléments en train de disparaître sous nos yeux, un monde rempli et bruissant ( bruit des vagues en creux contre les vaguelettes silencieuses qui viennent mourir au bord ) contre un monde vide ( on a déjà évoqué ça avec Vendredi soir d’Alexis Fichet ) ; les enfants font semblant d’être morts, nous on fait semblant de ne pas l’être, on est foutus, à moins que…
Les actions que cela peut déclencher et les effets sur la cité :
Si on ne veut pas vivre ( morts ) dans un monde totalement insipide, il faut agir, sauver la baie, ses odeurs, ses couleurs, ses petits ports/pontons/mouillages, lui donner une identité juridique pour que les hommes ne s’en détournent pas et que l’expression Petit Navire ne soit pas plus tard une marque de produit alimentaire dont on aurait oublié l’origine.
Restaurer – dès l’école – l’importance du sentir, les odeurs naturelles ; ma grand-mère Amélie – peut-être sous l’effet de sa bipolarité version hight – s’extasiait de celle du purin avec un enthousiasme dont j’ai gardé le souvenir ému, arrêter de vivre dans un monde aseptisé et de s’empoisonner à grand renfort d’Harpic WC odeur de pin ou rosée du matin, accepter que le monde a une empreinte olfactive ; ça ne ferait pas de mal à certains de regarder leur merde en face. Perte d’odorat covid comme un avertissement. L’alchimie contre la chimie. Réapprendre avec Baudelaire à respirer, comme une fleur flétrie, le doux relent de mon amour défunt3…
1 Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances (1976) – Gallimard L’Imaginaire, 1991, p. 34.
2 Dans les jardins d’Électropolis, Lancelot Hamelin, p.12
3 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Le Léthé ».
La réserve des choses
En préambule :
Beaucoup de douceur dans ce texte qui tranche – si tant est que la douceur puisse trancher – avec ceux des auteurs déjà publiés. Relève-t-elle du féminin ? Je ne sais pas… Pas de heurt ni de hachures, la langue est fluide – simple et concrète, le style presque transparent, comme un classique d‘Hollywood. J‘ai été moins sensible à la mise en scène de la JDV : intéressante l‘atmosphère fantomaticonirique du récit, mais j‘ai trouvé que l‘histoire dans l‘histoire manquait un peu de force, de relief, d‘enjeu et je n’ai pas adhéré d‘emblée au personnage de la superviseuse, comme issu de la mythologie contemporaine de l‘après-vie.
Mais la sensualité, une forme de langueur qui m’a semblé faire écho à celle de Villa Amalia de Quignard1 – je pense aux pages en Italie, autant que je m‘en souvienne, du moins telles que je m‘en souviens ( la mémoire transforme, comme le rappelle le texte ), et les derniers paragraphes qui apportent à la nouvelle une punchline tout en douceur, la profondeur, la philosophie, emportent l’adhésion et m’ont fait ressouvenir du carpe diem mélancolique de Lou Reed dans Perfect day2.
Comme dans De la même eau, de Lucie Taïeb, il y a la douceur, la présence de la nature, la duplication, résurgence d’une image du passé pour en faire autre chose – objet mortifère dans le premier texte et réparateur dans le second.
Phrases retenues :
« Les travaux des plus grands scientifiques et techniciens ne nous ont pas permis de vaincre le temps, de le ralentir, d‘empêcher l‘inéluctable progression de nos existences vers une mort certaine. Rien de tout ce que nous pouvions espérer n‘est arrivé. Nous n‘avons pu maîtriser durablement le temps et toutes les pertes qui lui sont associées. C‘est ce que nous aurions
tous voulu, mais le défi était trop grand.» p.1
« … il me semble que, même si je vais continuer à vieillir, je suis désormais entrée dans l’éternité. » p.1
« Si seulement ce n’était pas qu‘une journée, si seulement nous était donnée la possibilité régulière de revoir, refaire, revivre, améliorer. » p.6
1 : Villa Amalia, Pascal Quignard, 2006
2 : « Perfect day » in Transformer, Lou Reed, 1972
« Peu importent les choix que nous faisons pour déterminer la couleur de ces dix heures, il est impossible d‘y contenir la totalité d‘une vie, mais on peut y détenir la vérité car elle est l‘absence d‘oubli. » p.8
« Mon JDV est derrière moi désormais. Il s‘est construit sur ce qu‘on peut appeler la réserve des choses. Dans tous les sens du terme. Tout ce que l‘on garde en soi, mais aussi tout ce qui ne sera pas dit, explicité, mais que l‘on a perçu dans cette façon même qu‘ont les choses de se contenir quelquefois. » p.8
Les faits et leur mise en tension : la possibilité de retourner dans notre passé, ou plutôt la représentation que nous en avons ; de rêver le passé pour mieux vivre le futur, d’accéder à un autre niveau de perception du temps par le rêve (il me semble que, même si je vais continuer à vieillir, je suis désormais entrée dans l’éternité) ; cette possibilité est institutionnalisée, ce qui suppose un État qui ait atteint lui-même un haut niveau de conscience, une maîtrise – une mainmise ? – des processus psychiques et le souci du bonheur des individus. Un État hypnothérapeute qui nous fait réécrire le passé (Beyrouth sans ses stigmates…), nous reprogrammer en quelque sorte, en s’appuyant sur notre quête insensée du bonheur et nos propres réserves ? À double tranchant…
L’analyse : Dans AI de Spielberg3 – un de ses films les plus intéressants sur une idée de Kubrick – le petit robot, à un quart d‘heure avant la fin du film et 2000 ans après son début, obtient de passer avec sa mère humaine (qui à la 49ème minute l‘a abandonné dans la forêt – petit Poucet mécatronique – pour lui éviter la destruction) une journée unique (la mère s’appelle Monique) – jour parfait – dans la chambre de celle-ci. Un éclat d’éternité. En dehors de ses sentiments (comme HAL, l‘intelligence artificielle de 2001 l‘Odyssée de l‘espace4, il connaît la souffrance), ce qui donne son humanité au petit robot, c‘est cette entrée dans le monde des rêves, cette petite part d’éternité qui ouvre sur un ailleurs où le bonheur est envisageable. Une fiction baignée dans la mélancolie, comme l‘est aussi la nouvelle de Claire Béchec…
Rien que de déjà imaginé, me semble-t-il, mais avec un point de vue intéressant, féminin ? Je dis ça à cause de la prédominance du yin, de la disponibilité, de l‘accueil… Un retour vers le futur5 qui ne change pas la face du monde, mais modifie l’être en profondeur, qui répare non pas les erreurs du passé, mais la personne même qui les a commises. Le care par le rêve. Thématiquement, ça matche avec nos lignes tremblantes. Guérir par le rêve – la nekuia au sens de Jung – dans un monde qui l‘a enfin pris au sérieux ! – avec pour but la restauration de la psyché – mais aussi par la fiction, lignes tremblantes encore.
Mais le futur n‘a-t-il rien d‘autre à nous offrir que du revivre, du revoir, du refaire ? En mieux ? Est-ce là l‘intuition de l‘autrice ? C‘est une vision après tout, et plutôt utopique, à l‘inverse des dystopies glanées récemment dans nos assemblées, et aussi de toutes les fictions dystopiques qui traitent de la manipulation de la mémoire à des fins politiques totalitaires.
Les actions que cela peut déclencher et les effets sur la cité :
Il y a dans le texte une dimension conative qui nous fait nous demander « quelle journée je voudrais revivre ? Avec qui ? » Un exercice auquel on s’est tous livrés un jour mais qui pourrait donner lieu à des collectes, des groupes de paroles ( ça doit déjà exister, mais bon ), une Fête du Revivre comme la Fête de la musique ou la Fête des voisins, tout ce qui peut rendre les gens meilleurs au présent est de bon augure pour l’avenir.
Lutter, de façon non marginale, par un grand programme sociétal, éducatif et culturel contre l’oubli ( la vérité … est l’absence d’oubli) qui mène à l’ignorance, à l’indifférence et au retour des mêmes horreurs, guérir nos mémoires ( notre mémoire collective ) défaillantes, pour que les plaies du passé et les fake news du présent ne viennent pas infecter le futur ; par exemple, instaurer un Jour contre l’Oubli ( JCO ), non, une Semaine de la Ressouvenance ( SR ), donner aux artistes les moyens d’organiser de Grandes Dionysies de la Ressouvenance ( GDR ) ou Contre l’Oubli ( GDCO) avec congés payés et présence obligatoire in situ.
3 : Artificial Intelligence : AI, Steven Spielberg, 2001
4 : 2001: A Space Odyssey, Stanley Kubrick, 1968
5 : Back to the Future, Robert Zemeckis, 1985
Rosa Rosa Rosa Lind
En préambule :
Est-ce là le sens de la phrase de Camus ? Il est question dans L‘Homme révolté d’humilité et de réparation face au mal scandaleux, et non de destruction : « L‘homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être. Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son plus grand effort, l‘homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l‘injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale. Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera de retentir ; l‘art et la révolte ne mourront qu‘avec le dernier homme. »1 ; curieuse interprétation que celle de Rosalind Salive2 ( ou de son autrice) ; tuer 12 vies pour en sauver des milliers, c’est une pratique de guerre. Contre qui ou quoi le personnage est-il en guerre ?
Phrases retenues :
futur paradis (sous-titre)
une femme verticale pendant 96 années ( la non-nageuse de L.Taiëb est aussi une femme verticale, mais du côté de la vie )
Il fallait que ce soient les enfants seulement les enfants qui décident inventent de l‘avenir
les enfants inventent les paysages d‘avenir
Diminuer arithmétiquement la douleur humaine. Diminuer arithmétiquement la somme des douleurs humaines. « Tout ce que peut espérer l’être humain de sa vie, c‘est diminuer arithmétiquement la douleur humaine » … Mais arithmétiquement, toutes données comprises, Rosalind a peut-être diminué la douleur du monde ? S‘ils se tuent aujourd‘hui ils ne tueront pas demain ?
peut-être c‘est un pari
Les faits et leur mise en tension : au seuil de la mort, une vieille femme quasi aveugle, échauffée par un venin de vengeance, commet un infanticide de masse ; elle met à mort – en mettant à leur disposition des armes dans un coffre à jouets – de potentiels futurs tueurs ; dès l’incipit, tension entre mort et naissance, sous-tendue par une certaine cruauté (complaisante ?), que confirme l’évocation des oiseaux morts dans la piscine vert foncé. Un massacre des innocents –
vus et montrés par petites touches comme des monstres – « pleins de colère et de haine, ils lancent des pierres » – au profit d’un futur paradis. L’expression relève plus de l’oxymore que du pléonasme, comme déjà vu dans Eden de Waddah Saab, Dans les jardins d’Electropolis de Lancelot Hamelin, et Vendredi soir d’Alexis Fichet. Les personnages d’Eden ont nourri l’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile, mais leur nature trop humaine les a menés au renoncement, d’où l’image finale d’un Eden déchu. Bâtir un Eden protégé du monde est une des promesses non tenues de l’État d’Électropolis et les îlots paradisiaques de Vendredi soir ne sont qu’un layout décor3 pour les avatars de Robinson, pas tous à la noce. Mais Rosalind y croit encore, au paradis, et elle tue pour ça.
L’analyse : en ce moment on parle beaucoup de Rosa Bonheur4… Si celle-ci cueillait la vie dans les yeux des biches, celle-là sème la mort dans les yeux billes noires avides et méchantes des enfants (du moins est-ce ainsi que les voit la vieille Rosalind) , cruauté d’autant plus ressentie que le texte est assez beau, du moins dans sa première partie. Retour à Camus : dans Les Justes, Stepan s’insurge : « Des enfants ! Vous n‘avez que ce mot à a bouche ! Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n‘a pas tué ces deux-là, des milliers d‘enfants russes mourront de faim pendant des années encore. »5 Yanek a refusé de sacrifier le présent au nom d’un futur improbable. Il y a quelque chose de gratuit dans le pari de Rosemond Salive ( « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.» ) Toute la violence du monde. C’est une tueuse, un présent qui part en guerre contre le futur en prétendant le contraire. Une tueuse punk, no future ! Une terroriste
qui se prend pour la Justice : aveugle, elle met en balance le choix des enfants de s’entretuer ou non.
Je cherche la vision de ce qui vient, comme dit Roland.
Car c’est un thème ancien, le fratricide, l’entretuerie des frères ( pas des sœurs, tiens donc … ) , un archétype fondateur de notre culture occidentale qui dit la violence inhérente à la condition humaine. Il y a, pensait Fritz Lang, un meurtrier potentiel en chacun de nous. Et il réalise M6 qui tue la petite Elsie. Peut-il y avoir un avenir Par delà le bien et le Mal 7? Cette dichotomie est-elle dépassable ? En tuant les enfants, la vieille entend éradiquer le mal, comme l’État totalitaire de Minority Report, nouvelle de Philip K. Dick magistralement adaptée par Spielberg en 2002, qui prétend arrêter les criminels avant leur passage à l’acte. Au-delà de la pratique hygiéniste moralement très suspecte et vouée à l’échec, ce n’est pas tant la question du bien et du mal qui est posée, mais de « qu’est-ce qu’on y gagne », « qu’est-ce qu’on y perd » ? Je fais le pari que cette vieille est une métaphore. Métaphore d’une génération, voire de toutes les générations qui ont programmé la mort de leurs filles et fils. Guerre de 14-18, destruction de la planète, etc… Elle les laisse s’entretuer et s’en frotte les mains. Nous avons détruit la Terre et nous ne pouvons le concevoir parce que nous ne serons plus là quand il fera 50° dans une Bretagne en feu dont la côte aura été dévorée par la montée des eaux. Ne plus faire d‘enfants ne fera pas de la terre un paradis, ni ne nous sauvera du désastre.
Alors quoi ?
N’y a-t-il donc rien à faire ?
Tout, il y a tout à faire, à commencer par envisager de Mourir bio, comme dans la nouvelle d’Alexandre Koutchevsky. Inscrire sereinement notre propre mort dans la case bénéfices ( plutôt que de tuer les autres ) , vivre et œuvrer avec les eaux, les forêts et les bêtes pour briser la chaîne ( ADN ? ) qui toujours nous ramène à la barbarie. Albert Camus, dont la mort tragique et prématurée8 a rajouté à la douleur du monde, a grandement contribué à son éclat avec la profondeur de sa pensée. C’est à lui qu’il convient de donner le dernier mot, extrait de Nous autres meurtriers9: « en vérité, personne ne peut mourir en paix s’il n’a pas fait tout ce qu’il faut pour que les autres vivent. »
Les actions que cela peut déclencher et les effets sur la cité :
La douleur du monde est-elle quantifiable ? Quelle quantité de bonheur serait nécessaire pour équilibrer les comptes ? Un grand programme de recensement participatif où chacun viendrait déposer ses témoignages heureux ou malheureux à partir d’une date à déterminer ( on pourrait remonter à 2001 ou à 1789 ou à toute autre date zéro…) , un conseil de sages attribuerait une valeur à chaque témoignage afin de déterminer leur poids dans une grande balance numérique qui serait affichée partout, au fronton des mairies, dans les théâtres avant chaque spectacle, les cinémas avant chaque projection, dans les halls de gare, à l’entrée des autoroutes et en miniature au fond des tasses à saké des restaurants asiatiques, et qui pourrait déboucher sur un autre grand programme ( inspiré du BNB10 du Bhoutan ? ) destiné à prendre des mesures pour augmenter le bonheur du monde, sa douleur étant, de toute façon, incommensurable.
1 : L‘Homme révolté – Albert Camus – 1951 -Folio essais p. 378
2 : « Silve » dans la dernière version, mais les enfants l’appellent « Salive »
3 : Le layout décor est une étape de fabrication d’un film d’animation, qui pose le décor dans lequel va s’intégrer le personnage à partir de la référence du storyboard et définit composition de l‘image, direction de la lumière, etc
4 : Rosalie Bonheur dite Rosa Bonheur (1822-1899) est une peintre et sculptrice française spécialisée dans la représentation animalière. Elle est exposée au Musée d’Orsay du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023.
5 : Les Justes, Albert Camus, Éditions Gallimard, Collection NRF, 1949 ; acte 2.
6 : M le Maudit (titre original M – Eine Stadt sucht einen Mörder), Fritz Lang, 1931
7 : Par delà le bien et le Mal, Friedrich Nietzsche, 1886
8 : Le 4 janvier 1960, dans un accident de voiture.
9 : Nous autres meurtriers, Albert Camus, article paru dans la revue Franchise, 3, novembre-décembre 1946.
10 : Bonheur National Brut
On passe à autre chose
Nous avons lu Eden de Waddah Saab et On passe à autre chose de Roland Jean Fichet. Deux titres dont chacun pourrait être le sous-titre de l’autre. Sauf que. Il y a bien dans Eden la recherche d’autre chose – en mieux – et pourtant Eden rime avec peine. Peine perdue. D’une prison l’autre. Tandis qu’On passe à autre chose rime avec métamorphose. Pas la métamorphose ovidienne – bien que joyeuse -, mais un changement radical dicté par de bonnes intentions. Gide avait beau jeu de dire qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments, mais si on met la littérature au pilon, et qu’on la remplace par la médecine, qui ne peut être que bonne, elle qui prétend guérir dans le même mouvement les corps et les âmes, {…} nos navettes spatiales vers l’harmonie universelle {qui} nous libèreront de l’épouvante, alors là … Si ce n’est pas de la catharsis, ça ! Respirer ensemble cette cruauté, quel bonheur ! Plus de doute, catharsis. Rituel d’explulsion ? Catharsis. Rituel de purification ? Catharsis. Auteurs-pharmakoi sacrifiés sur l’autel de la santé pour tous ? Catharsis catharsis catharsis !
Petite parenthèse cathartique
(Aristote était fils de médecin, et la catharsis un drôle de remède, un pharmakon qui a nourri bien des controverses, un malentendu autorisé par le caractère elliptique du passage que lui consacre La Poétique et renouvelé au gré des actualisations. Comme les chats tigrés, la catharsis porte un M sur le front, M comme mystère, musique, morale, métaphore, médication, voire métaphysique… Dionysiaque, elle purifie l’âme, apollinienne, elle épure nos passions, freudienne, elle les sublime et nous guérit, et par le spectacle de la violence, elle serait la gardienne des vertus civiques. Passons. Et upgradons, upgradons ! Dans un article publié en 2011 dans la revue Etudes théâtrales, Catherine Naugrette rappelait qu’au chapitre 18 de La Poétique Aristote désigne la tragédie comme le lieu où le poète « éveille le sens de l’humain » et que, par l’ampleur de l’expérience esthétique qu’elle représente, tant sur le plan de sa dimension émotionnelle qu’en ce qui concerne sa capacité cognitive, la catharsis apparaît en effet et à tous égards chez Aristote comme la forme optimale de l’expérience du spectateur, la seule qui lui permet de retrouver le sens de l’humain. Partant de là on peut redéfinir l’identification (mimesis > identification > catharsis) : on ne s’identifie pas, on identifie les êtres et les choses, et on les re-connaît, pour une meilleure compréhension du monde. La réflexion de Catherine Naugrette porte sur l’expérience cathartique contemporaine. Celle-ci aurait un nouveau matériau agissant, l’indignation, qui, en même temps que la frayeur et que la compassion, confère aux émotions du spectateur une dimension nouvelle, qui mène à la question politique de la refondation de la cité en même temps qu’au retour du sens et de l’appartenance à l’humanité.1 Passionnant. Fermons la parenthèse.)
Et revenons aux recherches de pureté et d’épuration à l’œuvre dans nos deux textes.
Conditionnement déconditionnement reconditionnement.
À quel prix ?
Eden est le récit d’une entreprise vouée au retour du même et à l’échec. Quand les personnages ne sont plus assez attentionnés envers les autres, leur projet s’effondre. Mise en garde. Be care, be careful, take care of others, of yourself, of the world.
Speaking of care, On passe à autre chose rend visibles les fantasmes d’une médecine spectacle relayée par les médias, et prenant place avec une aisance confondante dans des théâtres où il n’y a plus rien à voir. Circulez. Des théâtres qui deviennent temples. Le premier sens de θεραπεία, c’est culte des dieux, religion. Opium du peuple. Plus de maîtres à penser, à rêver, plus de dialogue avec les morts, bonjour santé, vive la vie !
Une première mise en abîme, en tant que texte prospectif, m’apparaît, tandis qu’un autre Jean se retourne dans sa tombe en voyant que son présent est notre futur. Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies, fait dire Jean-Baptiste à Béralde (qui lui-même le dit à Argan). Dépakine, Médiator, Paxil, Vioxx, Tamiflu, Opioïdes, jeux télévisés, travailler-plus-pour-gagner-plus, généralisations, bien-pensances décomplexées, visions-à-court-terme, pesticides, consultings abusifs, dérives liberticides empoisonnent corps, consciences et société pour mieux les soigner.
Seconde mise en abîme, celle d’une double catharsis : les spectateurs d’On passe à autre chose éprouvent une satisfaction morale à voir détruire la littérature – violence institutionnelle et adhésion en live – et à se voir proposer le Soin, avec des slogans tels que « choisissez le bonheur », promesse d’une sorte d’ataraxie en pleine santé ; quant aux lecteurs de la pièce, passé le plaisir esthétique d’assister, amusés, à la représentation farcesque de cette même violence, ils sont vite frappés d’indignation – et d’horreur – face à la perspective d’une société libricide, littératuricide (pardon pour ce néologisme aussi difficile à prononcer qu’à concevoir, et pourtant…) qui préfère donner à panser plutôt qu’à… penser.
Faut-il le rappeler ? Le pharmakos de l’archaïque rituel est un innocent sacrifié en expiation des fautes d’un autre, pour chasser le mal et purifier la société. Il est à la fois poison, remède, et victime. Concernant les poètes qui n’ont rien d’innocent – et heureusement ! – la signification de malfaiteur, sens que le mot avait pris à l’époque classique, semble également appropriée. Le poète est un trouble-fête, une menace pour l’ordre public qu’il convient d’empêcher de nuire et qu’il est des plus divertissant de vouer aux gémonies.
Double catharsis, donc : l’une qui épure le trouble sans passer par la représentation, l’autre qui, par ce qu’elle représente d’un « futur-rendu-présent tourné vers le pas encore »2 peu engageant – et qui fout carrément la trouille, en réactive le besoin, voire la nécessité.
On ne veut pas être troublé, fait dire Roland Jean à son didascalique narrateur. Or quoi de plus troublant que les histoires, les questionnements, les mythes – ces mensonges qui accouchent des vérités -, les langues inouïes ?
Il nous met en garde, telle est ma lecture. Be care, be careful, take care of poets, authors, theater, literature, of yourself, of the world, it’s the same. Prenez soin de la littérature, qui est la preuve, dit Pessoa, que la vie ne suffit pas. D’ailleurs Olivia se trouble, Olivia murmure, Olivia danse, Olivia résiste ! Et il y a dans la danse de la metteure en scène la promesse, sinon d’une rédemption, du moins d’une inflexion salutaire.
En pleine conscience.
Vous reprendrez bien un peu de catharsis ? Santé !
Sinon… Sinon quoi ?!
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Paul, le fondateur de la communauté imaginée par Waddah Saab, est converti à la permaculture ; c’est son credo, son Graal. La permaculure comme une façon de prendre soin de la terre, et, par extension, des êtres qui en vivent, bactéries parmi les bactéries.
En les rendant autonomes. Exactement comme la permathérapie, méthode de soin qui n’est pas nommée dans le texte de Roland Fichet, mais qui recouvre en quelque sorte la longue distribution des thérapeutes sur la scène du nouveau théâtre. En effet, c’est précisément, lis-je sur internet, une méthode de soin qui va chercher les solutions un peu partout pour permettre à chacun d’être autonome dans le domaine de la santé. Qui plus est, une méthode systémique et globale de santé. Du solide, tel le plancher rationnel de la permaculture prôné par Paul le converti. Avec l’objectif à long terme, comme dans Eden, de se détacher progressivement des systèmes industriels, causes de la dégradation des écosystèmes, en utilisant les plantes. Rêverie d’illuminés (mascarade dénoncée par Matthew) ou véritable utopie ? Effet d’affichage d’une dystopie qui avance masquée (scène de Bonjour Santé) ou lumière au bout du tunnel ?
Nos deux fictions ouvrent donc sur la permathérapie. Mais on se doute dans Eden que les Nina auront recours à la médecine moléculaire au premier bobo sérieux, tandis que les Debby s’en remettront au cosmos. Crédible, et tellement conforme au présent. Le futur dont nous rêvons – ou que nous redoutons – se manifeste déjà.
D’un côté le patient augmenté adepte de l’automédication au nom du retour au naturel et d’une vision de la vie comme ZAD, de l’autre les progrès fulgurants des sciences du vivant, avec notamment les promesses de la médecine régénérative, des nanomédicaments et de la microfluidique. Médecine de pauvres, médecine de riches ? Médecine holistique versus médecine moléculaire ? Fracture numérique irréversible ?
Dans une société qui maltraite les gens, les empoisonne, puis met en place des politiques de santé publique pour réparer, dans un monde où le mal du siècle a laissé la place aux maladies de la civilisation – diabète, asthme, ostéoporose, maladies cardiovasculaires , dépression, nous serons bientôt tous allergiques (40% de la population en 2030).
Ça en fait des mouchoirs ! C’est bon, ça, pour Kleenex, Lotus, et cie … Greenpeace sera-t-elle encore assez puissante pour empêcher les producteurs de mouchoirs jetables de continuer à détruire les forêts boréales du Grand Nord ? Et si le mouchoir en tissu refait son apparition en force, quid des futures endémies, épidémies et pandémies microbiennes ?
Tous malades en puissance ; alors que le docteur Knock possédait l’art de rendre souffrants les bien-portants, l’humanité future, qui se saura malade, devra cultiver l’art de prendre bien les choses, d’adopter les bons comportements qu’exige{ra} l’époque, sans tomber sous l’autorité rassurante d’un unique généraliste, numerus clausus ou apertus.
Grâce à la permathérapie et aux approches holistiques, les professionnels du soin irrigueront tous les domaines de la société.
Ainsi les thérapeutes en folie d’On passe à autre chose vont-ils se faire récupérer par Netflix et devenir les héros de nouvelles séries dont les spectateurs malades ou bien portants, en tout cas très bien renseignés – raffoleront. Parallèlement au prix Nobel de Médecine, une catégorie leur sera réservée dans les Festivals de cinéma : meilleure série médicale, meilleur acteur ou meilleure actrice dans une série médicale, meilleur rapport fiction-réalité, documents à l’appui (morts ou guérisons ; exit les catégories tragédie et comédie, au cinéma il n’y a que des comédies dramatiques). A défaut de figurer dans la classification des arts majeurs, la médecine fera son entrée dans le 7ème par le portail des séries. Bientôt les Oscars, un siècle ou deux après Jivago. Reversera-t-elle ses dividendes à Greenpeace ?
Consacrés par la communauté, les soignants seront les nouveaux virus.
Après les théâtres et les cinémas, il investiront les églises, mosquées, temples et synagogues suite à la réunification de l’église et de la médecine, le musée du Louvre leur réservera une salle des antiquités médicales, la Sorbonne ouvrira un département des connaissances médicales des mondes gréco-arabe, indien, persan, oriental passées et présentes débouchant sur le prestigieux doctorat de permathérapie, le Futuroscope présentera des films en 3D dont l’action se situera à l’intérieur de cellules de corps vivants avec menace d’extinction de l’espèce et batailles de nanobactéries acompagnées de sons diégétiques horrifiques, un Conservatoire National des Traitements Personnalisés grâce au recoupement de données sera ouvert au grand public à condition qu’il renonce au secret médical (tous pucés !), le Musée de l’Homme bordant le Jardin des Plantes sera rebaptisé Musée du Soin, des DD – distributeurs de diagnostics – implantés sur tout le territoire – et en particulier dans les anciens déserts médicaux, permettront d’être soigné en distanciel pour les nostalgiques du premier confinement ou pour ceux qui ne pourraient pas faire autrement et le recours à l’intelligence articifielle low-cost mettra tout le monde d’accord. Enfin des élections médicales au suffrage universel donnant lieu à des débats passionnés et passionnants et à des discours fleuris de rhétorique médicinale avec recours obligé à la terreur et à la pitié fixeront les grandes tendances thérapeutiques dans des plans triennaux. Le soin sera l’alpha et l’oméga, pour vivre comme pour mourir.
(1) Une nouvelle dimension du cathartique, C. Naugrette, in Études théâtrales n°51-52
(2) Expression empruntée à Paul Ricoeur, in Temps et récit, 1983-85
Eden
Nous avons lu Eden de Waddah Saab et On passe à autre chose de Roland Jean Fichet. Deux titres dont chacun pourrait être le sous-titre de l’autre. Sauf que. Il y a bien dans Eden la recherche d’autre chose – en mieux – et pourtant Eden rime avec peine. Peine perdue. D’une prison l’autre. Tandis qu’On passe à autre chose rime avec métamorphose. Pas la métamorphose ovidienne – bien que joyeuse -, mais un changement radical dicté par de bonnes intentions. Gide avait beau jeu de dire qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments, mais si on met la littérature au pilon, et qu’on la remplace par la médecine, qui ne peut être que bonne, elle qui prétend guérir dans le même mouvement les corps et les âmes, {…} nos navettes spatiales vers l’harmonie universelle {qui} nous libèreront de l’épouvante, alors là … Si ce n’est pas de la catharsis, ça ! Respirer ensemble cette cruauté, quel bonheur ! Plus de doute, catharsis. Rituel d’explulsion ? Catharsis. Rituel de purification ? Catharsis. Auteurs-pharmakoi sacrifiés sur l’autel de la santé pour tous ? Catharsis catharsis catharsis !
Petite parenthèse cathartique
(Aristote était fils de médecin, et la catharsis un drôle de remède, un pharmakon qui a nourri bien des controverses, un malentendu autorisé par le caractère elliptique du passage que lui consacre La Poétique et renouvelé au gré des actualisations. Comme les chats tigrés, la catharsis porte un M sur le front, M comme mystère, musique, morale, métaphore, médication, voire métaphysique… Dionysiaque, elle purifie l’âme, apollinienne, elle épure nos passions, freudienne, elle les sublime et nous guérit, et par le spectacle de la violence, elle serait la gardienne des vertus civiques. Passons. Et upgradons, upgradons ! Dans un article publié en 2011 dans la revue Etudes théâtrales, Catherine Naugrette rappelait qu’au chapitre 18 de La Poétique Aristote désigne la tragédie comme le lieu où le poète « éveille le sens de l’humain » et que, par l’ampleur de l’expérience esthétique qu’elle représente, tant sur le plan de sa dimension émotionnelle qu’en ce qui concerne sa capacité cognitive, la catharsis apparaît en effet et à tous égards chez Aristote comme la forme optimale de l’expérience du spectateur, la seule qui lui permet de retrouver le sens de l’humain. Partant de là on peut redéfinir l’identification (mimesis > identification > catharsis) : on ne s’identifie pas, on identifie les êtres et les choses, et on les re-connaît, pour une meilleure compréhension du monde. La réflexion de Catherine Naugrette porte sur l’expérience cathartique contemporaine. Celle-ci aurait un nouveau matériau agissant, l’indignation, qui, en même temps que la frayeur et que la compassion, confère aux émotions du spectateur une dimension nouvelle, qui mène à la question politique de la refondation de la cité en même temps qu’au retour du sens et de l’appartenance à l’humanité.1 Passionnant. Fermons la parenthèse.)
Et revenons aux recherches de pureté et d’épuration à l’œuvre dans nos deux textes.
Conditionnement déconditionnement reconditionnement.
À quel prix ?
Eden est le récit d’une entreprise vouée au retour du même et à l’échec. Quand les personnages ne sont plus assez attentionnés envers les autres, leur projet s’effondre. Mise en garde. Be care, be careful, take care of others, of yourself, of the world.
Speaking of care, On passe à autre chose rend visibles les fantasmes d’une médecine spectacle relayée par les médias, et prenant place avec une aisance confondante dans des théâtres où il n’y a plus rien à voir. Circulez. Des théâtres qui deviennent temples. Le premier sens de θεραπεία, c’est culte des dieux, religion. Opium du peuple. Plus de maîtres à penser, à rêver, plus de dialogue avec les morts, bonjour santé, vive la vie !
Une première mise en abîme, en tant que texte prospectif, m’apparaît, tandis qu’un autre Jean se retourne dans sa tombe en voyant que son présent est notre futur. Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies, fait dire Jean-Baptiste à Béralde (qui lui-même le dit à Argan). Dépakine, Médiator, Paxil, Vioxx, Tamiflu, Opioïdes, jeux télévisés, travailler-plus-pour-gagner-plus, généralisations, bien-pensances décomplexées, visions-à-court-terme, pesticides, consultings abusifs, dérives liberticides empoisonnent corps, consciences et société pour mieux les soigner.
Seconde mise en abîme, celle d’une double catharsis : les spectateurs d’On passe à autre chose éprouvent une satisfaction morale à voir détruire la littérature – violence institutionnelle et adhésion en live – et à se voir proposer le Soin, avec des slogans tels que « choisissez le bonheur », promesse d’une sorte d’ataraxie en pleine santé ; quant aux lecteurs de la pièce, passé le plaisir esthétique d’assister, amusés, à la représentation farcesque de cette même violence, ils sont vite frappés d’indignation – et d’horreur – face à la perspective d’une société libricide, littératuricide (pardon pour ce néologisme aussi difficile à prononcer qu’à concevoir, et pourtant…) qui préfère donner à panser plutôt qu’à… penser.
Faut-il le rappeler ? Le pharmakos de l’archaïque rituel est un innocent sacrifié en expiation des fautes d’un autre, pour chasser le mal et purifier la société. Il est à la fois poison, remède, et victime. Concernant les poètes qui n’ont rien d’innocent – et heureusement ! – la signification de malfaiteur, sens que le mot avait pris à l’époque classique, semble également appropriée. Le poète est un trouble-fête, une menace pour l’ordre public qu’il convient d’empêcher de nuire et qu’il est des plus divertissant de vouer aux gémonies.
Double catharsis, donc : l’une qui épure le trouble sans passer par la représentation, l’autre qui, par ce qu’elle représente d’un « futur-rendu-présent tourné vers le pas encore »2 peu engageant – et qui fout carrément la trouille, en réactive le besoin, voire la nécessité.
On ne veut pas être troublé, fait dire Roland Jean à son didascalique narrateur. Or quoi de plus troublant que les histoires, les questionnements, les mythes – ces mensonges qui accouchent des vérités -, les langues inouïes ?
Il nous met en garde, telle est ma lecture. Be care, be careful, take care of poets, authors, theater, literature, of yourself, of the world, it’s the same. Prenez soin de la littérature, qui est la preuve, dit Pessoa, que la vie ne suffit pas. D’ailleurs Olivia se trouble, Olivia murmure, Olivia danse, Olivia résiste ! Et il y a dans la danse de la metteure en scène la promesse, sinon d’une rédemption, du moins d’une inflexion salutaire.
En pleine conscience.
Vous reprendrez bien un peu de catharsis ? Santé !
Sinon… Sinon quoi ?!
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Paul, le fondateur de la communauté imaginée par Waddah Saab, est converti à la permaculture ; c’est son credo, son Graal. La permaculure comme une façon de prendre soin de la terre, et, par extension, des êtres qui en vivent, bactéries parmi les bactéries.
En les rendant autonomes. Exactement comme la permathérapie, méthode de soin qui n’est pas nommée dans le texte de Roland Fichet, mais qui recouvre en quelque sorte la longue distribution des thérapeutes sur la scène du nouveau théâtre. En effet, c’est précisément, lis-je sur internet, une méthode de soin qui va chercher les solutions un peu partout pour permettre à chacun d’être autonome dans le domaine de la santé. Qui plus est, une méthode systémique et globale de santé. Du solide, tel le plancher rationnel de la permaculture prôné par Paul le converti. Avec l’objectif à long terme, comme dans Eden, de se détacher progressivement des systèmes industriels, causes de la dégradation des écosystèmes, en utilisant les plantes. Rêverie d’illuminés (mascarade dénoncée par Matthew) ou véritable utopie ? Effet d’affichage d’une dystopie qui avance masquée (scène de Bonjour Santé) ou lumière au bout du tunnel ?
Nos deux fictions ouvrent donc sur la permathérapie. Mais on se doute dans Eden que les Nina auront recours à la médecine moléculaire au premier bobo sérieux, tandis que les Debby s’en remettront au cosmos. Crédible, et tellement conforme au présent. Le futur dont nous rêvons – ou que nous redoutons – se manifeste déjà.
D’un côté le patient augmenté adepte de l’automédication au nom du retour au naturel et d’une vision de la vie comme ZAD, de l’autre les progrès fulgurants des sciences du vivant, avec notamment les promesses de la médecine régénérative, des nanomédicaments et de la microfluidique. Médecine de pauvres, médecine de riches ? Médecine holistique versus médecine moléculaire ? Fracture numérique irréversible ?
Dans une société qui maltraite les gens, les empoisonne, puis met en place des politiques de santé publique pour réparer, dans un monde où le mal du siècle a laissé la place aux maladies de la civilisation – diabète, asthme, ostéoporose, maladies cardiovasculaires , dépression, nous serons bientôt tous allergiques (40% de la population en 2030).
Ça en fait des mouchoirs ! C’est bon, ça, pour Kleenex, Lotus, et cie … Greenpeace sera-t-elle encore assez puissante pour empêcher les producteurs de mouchoirs jetables de continuer à détruire les forêts boréales du Grand Nord ? Et si le mouchoir en tissu refait son apparition en force, quid des futures endémies, épidémies et pandémies microbiennes ?
Tous malades en puissance ; alors que le docteur Knock possédait l’art de rendre souffrants les bien-portants, l’humanité future, qui se saura malade, devra cultiver l’art de prendre bien les choses, d’adopter les bons comportements qu’exige{ra} l’époque, sans tomber sous l’autorité rassurante d’un unique généraliste, numerus clausus ou apertus.
Grâce à la permathérapie et aux approches holistiques, les professionnels du soin irrigueront tous les domaines de la société.
Ainsi les thérapeutes en folie d’On passe à autre chose vont-ils se faire récupérer par Netflix et devenir les héros de nouvelles séries dont les spectateurs malades ou bien portants, en tout cas très bien renseignés – raffoleront. Parallèlement au prix Nobel de Médecine, une catégorie leur sera réservée dans les Festivals de cinéma : meilleure série médicale, meilleur acteur ou meilleure actrice dans une série médicale, meilleur rapport fiction-réalité, documents à l’appui (morts ou guérisons ; exit les catégories tragédie et comédie, au cinéma il n’y a que des comédies dramatiques). A défaut de figurer dans la classification des arts majeurs, la médecine fera son entrée dans le 7ème par le portail des séries. Bientôt les Oscars, un siècle ou deux après Jivago. Reversera-t-elle ses dividendes à Greenpeace ?
Consacrés par la communauté, les soignants seront les nouveaux virus.
Après les théâtres et les cinémas, ils investiront les églises, mosquées, temples et synagogues suite à la réunification de l’église et de la médecine, le musée du Louvre leur réservera une salle des antiquités médicales, la Sorbonne ouvrira un département des connaissances médicales des mondes gréco-arabe, indien, persan, oriental passées et présentes débouchant sur le prestigieux doctorat de permathérapie, le Futuroscope présentera des films en 3D dont l’action se situera à l’intérieur de cellules de corps vivants avec menace d’extinction de l’espèce et batailles de nanobactéries acompagnées de sons diégétiques horrifiques, un Conservatoire National des Traitements Personnalisés grâce au recoupement de données sera ouvert au grand public à condition qu’il renonce au secret médical (tous pucés !), le Musée de l’Homme bordant le Jardin des Plantes sera rebaptisé Musée du Soin, des DD – distributeurs de diagnostics – implantés sur tout le territoire – et en particulier dans les anciens déserts médicaux, permettront d’être soigné en distanciel pour les nostalgiques du premier confinement ou pour ceux qui ne pourraient pas faire autrement et le recours à l’intelligence articifielle low-cost mettra tout le monde d’accord. Enfin des élections médicales au suffrage universel donnant lieu à des débats passionnés et passionnants et à des discours fleuris de rhétorique médicinale avec recours obligé à la terreur et à la pitié fixeront les grandes tendances thérapeutiques dans des plans triennaux. Le soin sera l’alpha et l’oméga, pour vivre comme pour mourir.
(1) Une nouvelle dimension du cathartique , C. Naugrette, in Études théâtrales n°51-52
(2) Expression empruntée à Paul Ricoeur, in Temps et récit, 1983-85
F.A.M.
Si Roman me tend un miroir, est-ce que j’en serai modifiée ? augmentée ?
Est-ce que j’en serai désolée ? décalée ? perdue ? retrouvée ?
Est-ce que je serai encore identique à moi-même ?
Est-ce mon angoisse va m’étouffer pour de bon ?
Est-ce que je vais me trouver aussi belle ?
Est-ce que j’appellerai ma mère ?
Est-ce que je vais voir ma mort ?
Est-ce que je serai émue ?
Ou quoi ?
Est-ce que j’exploserai ?
Est-ce que j’y verrai plus clair ?
Est-ce que j’aurai plus de force ?
Est-ce qu’il va me happer dans sa cage ?
Est-ce que ma rétine résistera à la brûlure ?
Est-ce que je vais entendre éclater le rire des Dieux ?
Est-ce que j’y verrai mon pauvre cerveau déséquilibré par le stress ?
Est-ce que je vais avoir envie de lui exploser la surface avec un pic à glace ?
Attends, tu as parlé d’une cage ; tu as dit DANS SA CAGE. Oui, comme dans le télescope. Il voit loin, Roman, il nous emmène au-delà. Il met son personnage en cage, et nous avec. Mieux, il EST la cage, à la fois l’espace clos servant à enfermer des êtres vivants (tout le monde sait ça) et le dispositif qui maintient le miroir du télescope, pour nous en faire voir de toutes les couleurs, le plus loin possible. Enfin, surtout à son personnage. Pour nous faire voir l’avenir. Enfin, surtout celui de son personnage.
Les murs de la cage sont en carbone amorphe, une forme allotropique du carbone qui ne possède pas de structure cristalline – adieu la cristallisation chère à Stendhal et à Gide – et qui entre, crois-tu comprendre, dans la composition de céramiques permettant de protéger des surfaces ou des mécanismes de l’usure. Dans F.A.M. de Gildas Milin, la grammaire aussi est en carbone amorphe.
Attends, tu parles de la langue ; tu dis qu’elle est noire puisque carbone, on n’y voit que dalle ; plus le miroir est bien poli, mieux il reflète l’image, mais là, la grammaire est irréductible à toute exégèse. Camera obscura. Quoi ? C’est ça ta réponse ? F.A.M. est la chambre noire qui révèle le futur, LE CHOC DU FUTUR. Aïe, ça fait mal. Rends-moi, cher Roman, mon personnage d’avant, bien dessiné, clair et limpide jusque dans son ambivalence, tracé au carbone 14 depuis Callirhoé, rends-moi la prédestination, la flèche, le style ! Rends-moi le cristal !
Attaquée, torturée, détruite, explosée, déconstruite, la peur au ventre, ta personnage toujours s’en réchappe. Inventive et désirante. Insaisissable et immortelle. Est-elle une âme ? Une autre image de l’âme ? Identité avatar cyborg âme biochimique icône païenne féministe ?
C’est ça, la prédiction ? Quand passé et présent interrogent et font vaciller la notion d’identité, le futur achève le travail ? Il l’explose ? L’atomise ? La renvoie à sa superficialité et la trucide au pic à glace ?
Dynamique de la lutte.
Atomisée, l’identité fondée sur les binarités nature/culture, innocence/impureté, animal/humain, vrai/faux, âme/corps, homme/femme, organique/technique, public/privé, physique/ chimie, biologique/social, noir/blanc, sujet/objet.
Atomisé, le genre.
Ce n’est pas la personnage qui dira le contraire. N’est-elle pas par-dessus le marché un.e personnage de théâtre ?
Atomisé, le jeu, atomisé le je.
Atomisé le décor et cette cage sans cesse défoncée, explosée, métamorphosée, scénographie mouvante de réactions biochimiques sans fin.
Atomisée, la langue (mais si belle).
Atomisée, l’Essence.
Atomisées, les baleines du corset.
Attends, c’est quoi cette histoire de corset ? Pardon, c’est dans Infixés, le texte de Jean-Marie Piemme. Des personnages s’amusent à s’arracher à une identité qui ne leur convient pas. Jeu de piste, jeu de rôles, jeu de miroirs brisés reflétant une infinité de moi, je égale il, ou nous, on ne sait plus très bien. L’inscription delphique, si bien gravée dans le marbre de l’archaïque fronton, est prise à rebours. Au début ça m’énervait, cette dispersion désacralisante de l’identité en multiples surmoi, comme une dissolution du moi, mais à force d’y penser… il y a un geste libératoire dans le refus d’être défini, désigné, assigné. Comme celui des femmes abandonnant le corset qui leur déformait le foie, les côtes, les intestins, atrophiait leurs muscles et les empêchait de respirer pour construire un corps-objet désirable. Un geste déconstructif, libératoire, et ludique. Transforment les baleines du corset en baleines de parapluie et vont se balader tranquilles au soleil. Pas mal. Et après ?
Mutatis mutandis, Don Quichotte féminin hybride mutant et Infixés, même geste prédictif.ve. Et moi dans ces miroirs ? (les yeux écarquillés) Je croyais me connaître et, merci ! mon identité se-me dé-robe, et me voilà à nu. Que vais-je pouvoir revendiquer à présent ? Ne me rends pas ma bulle, Roman, je me sens plus vivante que jamais, hybride individuée, vaste et forte. À défaut de me reconnaître, je sens que je vais renaître, pas en machine ni en animal, pardon, ni même en cerveau. En étoffe dont sont faits les rêves, yeah !
Je t’aime.
A.
Tetraktys
En préambule :
Jubilatoire!
Une note de l’autrice précise que « Le texte prend pour modèle la forme de la Tetraktys. Selon Pythagore, la Tetraktys représente un triangle équilatéral en 10 points et quatre rangées : 1+2+3+4=10. » Elle ne nous dit pas que selon Pythagore le nombre parfait est 10. Comme les 10 personnages de la didascalie initiale. Figure apparemment dépouillée ici de toute connotation cosmologique, métaphysique ou spirituelle, la Tétraktys de Marie Dilasser propose – et il s’agit toujours de l’équilibre du monde -, une nouvelle configuration des échanges humains et de la distribution des corps, une structure dramaturgique et un jeu où celui qui arrive à 4 est « éventuellement » le gagnant.
Apparemment simple mais d’une complexité sans nom, la figure sacrée des pythagoriciens a généré tant d’interprétations qu’on peut en dire et lui faire dire à peu près n’importe quoi. Vue de face, elle invite à aller de sa base (4) vers le haut (1 l’unité). Couchée sur la page, elle invite à une lecture descendante du 1 vers le 4, qui serait alors le but. C’est ce que semble proposer le texte.
Ce texte est aussi un concerto en 4 saisons se proposant de réinventer quelque chose comme l’amour et de s’ouvrir au finale sur un printemps aux échos inouïs.
Regard :
Posées dans cette figure géométrico-philosophico-dramaturgique : Les Figures. Héritières du théâtre postdramatique, elles suggèrent des identités tremblantes, indéterminées, des numéros, des variantes… même si Femme 1 a un nom, Leila .
Les trois premières désignent des variantes connues de représentations ou d’associations hommes/femmes :
– Figure unique : Androgyne = 2 en 1
– Figures du couple : Épouse, Époux = 2 x 1. Les sexes sont séparés et distincts ; ils n’existent que l’un par rapport à l’autre et ne disent jamais « je », ils ne sont pas vraiment sujets.
– Femme 1, Femme 2, Fomme = trouple = 2 + 1 ou 1+1+1 (c’est selon)
– La dernière, moins immédiatement lisible, se présente sous la forme de quatre onomatopées juxtaposées ; une énergie nouvelle surgit alors de ces noms qui ne sont chaque fois, ni tout à fait [les] même[s] ni tout à fait un autre, et qui ne manquent pas d’intriguer, en raison de leur proximité avec la langue turque (1) :
Aya, Iyi, Oyo, Uyu = 1 + 1 + 1 + 1 = 4, figure de la quaternité (archétype jungien organisateur du monde) et de la stabilité (les 4 pieds d’une chaise) ; figure la plus mystérieuse du texte…
De cette distribution se dégage l’arc narratif de la pièce, qui ouvre sur l’instabilité, le déséquilibre, le tremblement :
« Tout devient instable
entre ciel et terre
la vie trébuche »
La phrase même, dans son absence de ponctuation, sa structure et sa mise en page, rend sensible l’incertitude. Ça commence fort ; ça continuera dans les didascalies : « Épouse et Époux sont éventuellement là, dans leur salon éventuel ».
On songe au prince Hamlet, joué par Angela Winkler (2), qui évoluait sur le plateau avec « la grâce d’un enfant qui continue de s’étonner de l’horreur et de l’absurdité du monde » (3) : « Le temps est hors de ses gonds. Ô sort maudit / Qui veut que ce soit moi qui aie à le rétablir ! ».
Cette instabilité ontologique et écologique est un thème récurrent dans les textes de la Bibliothèque des futurs : Infixés de Jean-Marie Piemme, F.A.M. de Gildas Milin, Dernières sommations de Vincent Guédon, entre autres. Dans cette incertitude devenue la matière du monde, point d’ancrage paradoxal que ces tourbières par lesquelles Androgyne essaie de ne pas se laisser absorber ni dissoudre.
Prisonniers d’identités douteuses ou ringardes, les personnages de Tétraktys sont menacés de disparition. Si le monde change continuellement, ses habitants en sont comme figés et condamnés à une sorte de sclérose. Ainsi la jument et le cheval « dans un champ clôturé ». On pense au récit de Stéphane Nappez, Le Repos du tigre, où il y a aussi une sélection qui éradique toute possibilité de fuite ou de révolte ; la placidité des chevaux mis à la retraite se confond avec celle des époux qui s’ennuient dans leur salon et font écho au désœuvrement des petits personnages habillés de soie du Repos du tigre.
En outre les époux se voient en jument et en cheval. Le monde n’est plus lisible. Les catégories anciennes sont en voie de dissolution. Disparition et dévoration : à chacun ses trous noirs ; la Terre qu’on a détruite, c’est le retour de Cronos vengeur. Si Androgyne, consciente de la tragédie écologique, essaie de « ne pas disparaître dans le paysage », l’épouse est « en train de se faire gober par son salon », « comme s’il [l’] avait avalée », à l’instar de Liu Bolin dans ses tableaux dénonçant la société de consommation.
Le devenir invisible des catégories condamnées à l’infertilité laisse advenir la visibilité de nouvelles identités, comme celle revendiquée par Fomme, figure parfaite de l’infixé.e (cf Piemme) : « Je ne suis pas figée moi, pas fixée ni clouée, j’ai enlevé tous les clous, et peut-être même qu’un jour je changerai de sexe, avoir le vagin de la canarde et le double pénis du serpent, la spermathèque de la mouche et le clitoris de la crocodile et pour finir j’enlèverai tout, et je n’aurai plus aucun sexe, comme les oiseaux et des plumes me pousseront dans le cul ! ». Réplique réjouissante qui fait penser aux métamorphoses du film de Thomas Cailley, Le Règne animal, où les personnages échappent – non sans douleur – à leur humaine condition. Et il y a comme une promesse de Centaure dans la confusion Époux/chevaux.
Cette liberté affichée, ce rêve d’hybridation n’empêchent pas Fomme de revendiquer sa place de géniteur, mais il se heurte à un mur. Car si l’identité de la personne n’est plus linéaire, comme dans un arbre généalogique binaire et lisible, elle reste un carcan. « Notre sexe de naissance si limité, si délimité, nous enclôt dans une solitude qui dure jusqu’à la mort », dit Tirésias dans Quoi l’amour de Roland Jean Fichet (4). Thème repris et développé par l’autrice dans Me zo gwin ha te zo dour ou Quoi être maintenant ? (5). L’identité reçue est une donnée historique, une chaîne à briser pour la jeune génération, au nom de quelque chose de plus grand qui serait … l’Être dans le Cosmos :« je veux être un astre ne pas avoir d’origine comme si je brillais là depuis des millénaires. »Iel est l’être mutant qui « se perchait partout » et annonce la saison 4, la saison des quatre piafs oulipiens que sont Aya, Iyi, Oyo, Uyu et qui vont nous apprendre que, comme dans Le Repos du tigre, « une bactérie et tout a basculé. »Basculement annnoncé par les effets d’échos, comme dans un concerto de Vivaldi où Androgyne serait la basse continue, les époux et les femmes le quatuor à cordes et Fomme le violon soliste : « Femme 2/Trinquons à nos retrouvailles ! / Fomme À nos retrouvailles ! /Androgyne / Trouvailles ! / Épouse / Vailles !/ Époux / Ailles ! (…) Femme 2 /Au 18 ème anniversaire de notre partouze de laboratoire ! / Femme 1 De notre partouze de laboratoire ! / Épouse /Touze de Laboratoire ! /Androgyne / De laboratoire ! / Époux / Ratoire ! »
Musicalité de concerto mais néanmoins déraillements sonores qui disent l’usure des genres et peut-être aussi l’effet des bactéries.
En 1969, Ursula Le Guin imaginait, dans La Main gauche de la nuit (6), une planète habitée par des humains pacifiques marqués par l’indifférenciation sexuelle, ces êtres androgynes prenant aléatoirement l’un ou l’autre sexe en fonction des circonstances et à certaines périodes seulement. Face à eux, l’envoyé de la planète Terre, gorgé d’hormones mâles immuables, fait figure de monstre.
Choisissant les registres de la dérision (Épouse et Époux ont des accents beckettiens), de l’humour, du savoureux, du cocasse, du jarrique, du poétique, Marie Dilasser met le doigt sur une mutation de notre société – et contre laquelle celle-ci résiste à plein d’endroits – qui a pour nom hybridation. Hybridation à tous les niveaux : générique, sexuelle, existentielle, sociale, professionnelle, artistique (de ce côté-là c’est bien parti), etc…Et cette mutation engendre dans le texte des êtres quasi mythologiques, mi-oiseaux mi-humains-à-chaussures séparés les uns des autres, réalisant la prédiction de Tirésias dans Quoi l’amour (4) : « Dégraderont les progénitures leurs familles…/Se divisera l’individu…/S’effondrera la substance…/ Plus de naissance plus de mort ! […] Les aboiements des chiens seront musicalisés… »
Séparés par une bactérie qui n’est pas sans rappeler un certain coronavirus. Des êtres jeunes et désirants, mus par la soif de recréer du lien entre eux et avec tout ce qui vit sur terre, particulièrement inspirés et conscients de leurs prérogatives et décidés à en user librement. Cette saison 4 de Tétraktys peut être entendue comme un hymne à l’intelligence collective et à l’hybridation, dont Raphaël Gaillard dans son dernier ouvrage, L’Homme augmenté. Futur de nos cerveaux (7), affirme qu’elle est – et ce depuis les tout premiers temps, la condition de notre survie. À la jouissance également, sans laquelle la vie est aussi fade qu’un tube de bambou synthétique (8). Puissance créatrice de l’érotisme, puissance érotique des mots-valises, délicieusement imbriqués les uns dans les autres – « clitorchidées, abeilles-langues, chatons-mains, chiens-narines, lapins-bouches », exogreffes et photosynthèses, puissance de l’imaginaire pour nous sauver du pire. Un chant s’élève, qui me fait penser à celui des naufragés de Vendredi soir (Robinson n°6) d’Alexis Fichet, et dont on peut se demander s’il est chant du cygne ou envol, nouveau départ.
Peut-être ici un élément de réponse : « Iyi / Qu’est-ce qui nous attend aujourd’hui, Aya ? / Aya / C’est à nous de décider. »
1- En turc – langue que j’avoue ne pas parler -, il semblerait que « uyu » signifie dormir, « iyi » bien et que « aya » désigne le mois, et soit parfois traduit « vers la lune » et c’est aussi un prénom assez répandu qui signifie « miracle ».
2- Mise en scène de Peter Zadek présentée à Paris MC93 Bobigny dans le cadre du festival d’automne en 2000.
3- https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2009/08/08/peter-zadek-metteur-en-scene-allemand_1226822_3382.html
4- Quoi l’amour, Roland Fichet, Editions théâtrales, 1999.
5- L’autrice a déjà abordé la question dans Me zo gwin ha te zo dour ou Quoi être maintenant (Les solitaires intempestifs, 2008), où les personnages, trop à l’étroit dans leur sexe, leur âge et leur nationalité, se débattent et tentent de se libérer du joug de l’identité qu’on leur assigne (présentation de l’éditeur).
6- The Left Hand of Darkness (Etats Unis,1969), publié en 1971 par les Editions Robert Laffont dans la collection Ailleurs et demain dans une traduction de Jean Bailhaiche.
7- L’homme augmenté. Futurs de nos cerveaux, Raphaël Gaillard, 2024 – Editions Grasset, collection Essais et documents.
8- Dans Le Repos du tigre de Stéphane Nappez (BDF), « Les deux humains sont assis en tailleur, ils tètent leur ration de néo-bambou écarlate. Plus précisément, ils suçotent le tube pseudo-végétal sans passion. »
Les déchets – une élégie
En préambule :
Plutôt que l’élégie annoncée dans le titre, j’ai eu l’impression d’un constat sans appel, un peu comme dans la Complainte du progrès de Boris Vian. Litanie des déchets, faite d’anaphores et d’énumérations, en plus grave et moins amusante. On ne rit plus, il est trop tard pour se plaindre et la mélancolie est un déchet comme un autre.
Car il y en a, de la mélancolie, dans la désuétude et le regret des balcons. Comme dans Un balcon en forêt (1), l’autrice médite sur ce que nous avons fait de notre environnement. De fait la mélancolie se teinte d’une pointe de résignation, et elles sont comme fondues dans l’écriture à l’image de l’eau qui charrie nos immondices.
La co-réalisatrice d’Avant l’effondrement a-t-elle été ici inspirée par les travaux de Jared Diamond, auteur d’Effondrement ? Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2) ? Cet essai consacre un chapitre entier au Montana, magnifique État aujourd’hui affecté de nombreux fléaux tels que les déchets toxiques venus des mines, les rejets d’herbicides et des fosses septiques, et la fonte des neiges et des glaciers. Constat sans appel qui ouvre sur un futur tout ce qu’il y a de peu désirable. Dystopique.
Regard 1 : les résonances dans les textes de la Bibliothèque des futurs et plus encore.
Or comme ordure de Frédéric Ciriez, qui célèbre la beauté des déchets.
« Et l’édifice apparaît, blanc, évasé, inachevé, tendu vers le ciel comme une Babel maritime. Sur sa façade scintille un hologramme de lettres écarlates :
Capital(e) /déchet Puis les lettres s’animent, Capital = déchet, se mettent en mouvement, déchet = capital, trouvent de nouvelles combinaisons, Kapital/déchet, produisent de nouvelles significations, capitale du déchet = déchet du capital, d’autres encore, Kapital/K = K/Kapital, puis capital = Action, Action = capital, Action = déchet, déchet = Action… Je shoote. Je dis à Simonet : Qu’est-ce ? » Il répond : « La Bibliothèque des futurs. » »
Mourir Bio d’Alexandre Koutchevsky, qui étend la notion de déchets aux corps, aux « déchets-mots » et à la question du recyclage :
« Nous sommes pires encore que les déchets nucléaires, nous en produisons mais au moins eux ne se reproduisent pas.
Nous sommes intraitables, irrécupérables, définitivement non-recyclables. Les auteurs sont des centres de tri qui reçoivent des milliers de tonnes de mots-déchets, les trient, puis les recyclent. »
Rudimenteurs d’Alexis Fichet qui retrace l’historique des déchets et imagine que les déchets, qu’on ne trie plus, ont envahi le paysage et deviennent une source de connaissance du passé.
Abandonner – Qu’est-ce que tu imagines ? de Fanny Mentré, qui déploie une indignation au-delà de tout et auquel le « qu’est-ce qu’on croyait ? » de nos illusions renvoie un écho lointain.
De la même eau de Lucie Taïeb, Rosa Rosa Rosalind de Marion Stenton et l’eau trop salée et raréfiée de Vendredi soir d’Alexis Fichet (« Désormais plus rien de cela, juste l’eau qui chauffe, l’oxygène qui se fait rare, le sel de plus en plus présent ») pour le motif de l’eau, non plus régénératrice, mais pourrie comme le cœur de l’homme.
On passe à autre chose de Roland Jean Fichet, pour le motif du balcon, d’où l’on assiste au désastre des auteurs sacrifiés, considérés comme déchets de la société.
Le Repos du Tigre de Stéphane Nappez pour l’ironique « cloaque paradisiaque », opposé au trop réaliste cloaque infernal de l’eau polluée dans Les Déchets.
Et plus encore…
Les fils conducteurs de Guillaume Poix (3), où Jacob, un gosse de onze ans, est initié à la fouille dans une immense décharge de produits électroniques – nos poubelles à nous, Occidentaux – à Ghana, près du port d’Accra. Écrit dans une langue incandescente, le roman est qualifié par Yann Perreau de » Rivage des Syrtes sur la Gold Coast, port des rêves brisés où s’accumulent les déchets d’un monde suréquipé et pourri ». (4)
Regard 2 : la faillite du balcon
L’énumération de nos déchets quotidiens renvoie à la notion de dépense, théorisée par Georges Bataille dans La Part maudite (5), dépense qui caractérise notre condition et nos sociétés ; le pouvoir appartient à celui qui dilapide, et le reflux de nos dépenses met à jour la mesquinerie de nos vies bourgeoises. Le texte d’Alice Zéniter ferait bicher le cynique Diogène, lui qui se serait écrié, à la vue d’un homme riche déménageant ses biens : « N’a-t-il pas honte de posséder tant de choses et de ne pas se posséder lui-même ? ».
Nous possédons-nous nous-mêmes, nous qui sommes des déchets en puissance, ce dont Alexandre Koutchevsky s’amuse dans Mourir Bio ?
Dans une conférence donnée au Massachussetts Institute of Technology (6), Jacques Lacan assimile la civilisation au déchet : » La caractéristique de l’homme est qu’il ne sait que faire de ses déchets/La civilisation, c’est le déchet, cloaca maxima/Les déchets sont la seule chose qui témoigne que nous ayons un intérieur.«
Le balcon est ce point de jonction et de séparation entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, une invitation à se projeter, à regarder plus loin, à rêver, celui où chez Verlaine (7), « Telles, sur le balcon, rêvaient les jeunes femmes. », chez Baudelaire (8), » aux soirs illuminés par l’ardeur du charbon /Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. »
Exit le rêve. Ce qui se présente au regard n’est que le rebut de nos vies consuméristes. Non seulement il y a dans la faillite du balcon, signe de richesse s’il en est, une faillite de l’avoir, qui englobe tout, mais aussi une faillite de l’être, et la révélation de l’imposture de la bonne conscience collective. Après avoir eu de la merde dans les yeux et le cœur, les propriétaires du balcon l’ont en point de mire. Miroir, mon beau miroir, voici le reflet de nos vies et de ce que, dans notre cécité collective (9), nous n’avons pas voulu non pas voir, mais regarder. C’est le grand retour du refoulé. Pas inutile. De quoi faire mentir le propriétaire lorsqu’il déplore que « Franchement, ça ne sert à rien d’avoir un balcon. »
Faillite du désir, lui aussi à présent frappé d’obsolescence :
« comme si la fin du désir, la fin du besoin pouvaient rendre biodégradables tous les objets et tous les souvenirs, Merci, que le dernier venu sur mon amour ferme la porte je ne vous ai jamais connue »
Ainsi pourrait bien se réaliser la prédiction de Tirésias dans Quoi l’amour de Roland Jean Fichet : « Ce jour est venu où femmes et hommes vivent avec soulagement la disparition définitive du désir. » (11)
Soit, mais après tout nos désirs et nos sentiments nous traversent et nous appartiennent. L’eau, c’est autre chose. Et qu’avons-nous fait de l’eau ? Qu’avons-nous fait de la mer salée ? Qu’avons-nous fait de l’eau douce ? Qu’avons-nous fait à la Valière, à l’Hyères, à la Mignonne (12) ?! A ce niveau, la honte n’est plus biodégradable.
Lire LES DÉCHETS (une élégie) donne envie de me demander ce qui me ferait le plus honte, que je n’aimerais pas voir réapparaître, ou à l’inverse ce que je voudrais voir refaire surface, ce que j’aurais envie de sauver du désastre, et, telle Sei Shônagon dans ses Notes de Chevet (9), de consigner mes propres listes de choses inavouables.
1- Un balcon en forêt, Julien Gracq, Éditions José Corti, 1958.
2- Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Jared Diamond – Éditions Gallimard, 2006.
3- Les fils conducteurs, Guillaume Poix – Éditions Gallimard, Collection Verticales, 2017.
4- https://www.lesinrocks.com/livres/les-fils-conducteurs-bienvenue-sur-la-planete-dechet-de-guillaume-poix-102480-15-08-2017.
5- La Part maudite, Georges Bataille, Editions de Minuit, 1949.
6- Conférence de 1975 mentionnée dans un article très clair de Charlie hedbo en 2019 https://charliehebdo.fr/2019/06/societe/la-culture-du-dechet/
7- Parallèlement, Paul Verlaine.
8- Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire.
9- La question de notre aveuglement face à la crise environnementale n’est pas nouvelle ; elle est interrogée dans notre rapport au quotidien par Jade Lindgaard, dans son essai Je crise climatique, la planète, ma chaudière et moi, Éditions La Découverte, 2006.
10- Notes de chevet, Sei Shônagon, Editions Gallimard/Unesco, Collection Connaissance de l’Orient, 1985.
11- Quoi l’amour, Roland Fichet, Editions théâtrales, 1999.
12- Silence dans les champs, Nicolas Legendre – Éditions Artaud, 2023 – p.87 sq.
Le repos du tigre
En préambule :
J’ai lu les versions successives du texte de Stéphane Nappez et j’y ai retenu les mêmes phrases, à l’exception de l’évocation de « la voix et la conscience unifiées de la multitude bactérienne » et du magnifique « poème-monde de nos entrailles » qui apparaissent dans la dernière version. Ça change tout. Pour moi, si le texte n’est pas en lui-même une méditation sur le bonheur, il nous y invite bigrement.
Phrases retenues (avec essai de classement par genre) :
Les exo-bactéries de type B possèdent une forme super-évoluée (anticipation)
La cité-jungle rouennaise (anticipation)
Les êtres humains ont en réalité régressé aux temps d’Adam et Ève (utopie ? dsytopie ?)
Les exo-B adorent provoquer des péritonites et des inflammations des tissus internes (science-fiction)
Une langue collective qui se parle en nuée… Il n’y a pas des locuteurs de bactérien B, mais le Bactérien B est la voix et la conscience unifiées de la multitude bactérienne. Cette conscience s’articule au poème-monde de nos entrailles. (anticipation poétique)
La dernière invasion exo-bactérienne avait provoqué un reboot massif de la biodiversité mondiale (écotopie)
Dans un tableau de Lucas Cranach l’Ancien (1), Adam et Ève sont représentés sous l’arbre de la connaissance entourés d’une biche et d’un lion au repos, qui me fait penser au tigre du texte de Stéphane Nappez. Joli temps que celui où Adam et sa compagne pratiquaient le nudisme, l’amour libre et l’agroforesterie. Alors pourquoi y revenir est-il présenté comme une régression ?
Parce qu’il y a un accroc dans le tapis.
Pour qualifier ce que le monde est devenu, le vieux Daidalos a recours à l’oxymorique « cloaque paradisiaque », car tout y est insipide, les outils de l’activité humaine ont disparu, et l’on ne peut plus y goûter la pomme, littéralement. Effectivement, c’est la merde. Ce « cloaque paradisiaque » constitue en outre un supplice de Tantale pour celui qui a la mémoire des temps anciens, c’est à dire le nôtre. Tous les bienfaits de la nature sont sous ses yeux sans qu’il puisse en profiter, mettant à jour une hétérogénéité, voire une incompatibilité entre l’intérieur du corps humain et les ressources du monde extérieur. La séparation entre l’homme et la nature amorcée au XVIIème siècle est accomplie et actée.
En raison de la loi d’entropie, notre futur est sans retour. Dans le récit de Lancelot Hamelin, Dans les jardins d’Électropolis, l’auteur imagine un temps futur antérieur où nous aurions « perdu le goût du paradis ». Le paradis – si tant est qu’il ait existé ailleurs que dans notre imaginaire – ne reviendra pas, du moins pas tel quel. Altéré, peut-être. Altéré, c’est à dire autre, mais sous quelle forme ? C’est à mon sens une des questions que pose la fiction de Stéphane Nappez dont on s’est demandé, en assemblée interprétative, si elle était utopie, dystopie, ou protopie.
En effet dans ce récit post-apocalyptique qui se déroule un siècle après une invasion bactérienne et où le monde a repris ses couleurs, le « reboot massif de la biodiversité mondiale » sent bon l’utopie. Mais n’est-ce pas une sorte d’utopie à rebours car si la terre est devenue un locus amoenus (2), elle reste inaccessible à la consommation humaine ? Les hommes – avec leurs robes de soie et leurs corps hétérotopiques (3) – n’y sont plus que des taches de couleur dans le décor, un gigantesque « camp ». La beauté de cet espace constitue une nourriture esthétique et peut-être spirituelle pour le seul Ikaar. On aime déjà « la cité-jungle rouennaise ».
Il y a chez Ikaar, ce jeune personnage contemplatif qui dessine « avec grâce {…} des formes dans l’humus frais » et préfère profiter du grand air et des paysages somptueux de la cité-jungle rouennaise », quelque chose de la sagesse antique, voire un éloge de la paresse. Non pas la paresse dans laquelle les hommes d’avant – c’est bien encore de nous qu’il s’agit – étaient « vautrés », mais cette propension à ne rien faire, cette absence de travail qui rend le cerveau disponible à la rêverie et à la créativité. Icare, c’est celui qui s’envole, mais sans faire d’efforts, non seulement parce qu’il a des ailes, mais de surcroît fabriquées par son Dédale de père. Et cet Icare du futur, pas sûr qu’il aille jusqu‘au soleil pour se brûler les ailes. Pourquoi le ferait-il ?
Comme le philosophe Alain (4), il semble se donner pour devoir d’être heureux.
Grâce au savoir transmis – et reçu avec une bonne volonté toute relative – par son père symbolique, ce représentant de la jeune génération, « absorbé dans ses rêveries » et la conscience tranquille, sait qu’il n’a plus qu’à être à l’écoute de ses entrailles et à se servir de tous ses neurones – cervicaux, entériques et autres – pour reprendre possession de lui-même. Le « poème-monde de nos entrailles » colonisées par les exobactéries est à relire, à recomposer et à relier aux autres formes du vivant.
Tel le serpent du tableau qui apporte la connaissance au risque de la vie, il se peut bien que les exoB qui pratiquent l’intelligence collective et accueillent avec sagesse leur finitude offrent un modèle à suivre. Après tout les bactéries, qui « sont sur Terre depuis des millions d’années et {…} y seront encore dans des millions d’années jusqu’à ce que le Soleil s’effondre sur lui-même dans une magnifique lumière rouge », constituent la plus ancienne forme de vie connue sur Terre. Elles se sont adaptées à l’intérieur du corps humain, à la surface de la Terre, aux océans. Voilà qui remet les pendules à l’heure, et non sans humour quand on songe aux « péritonites punitives ». Leur langue qui se parle « en nuée » n’est pas sans en évoquer d’autres. Si les borborygmes nous enjoignent avec un humour quasi rabelaisien d’être à l’écoute de ce qui nous déborde, je pense aussi à l’Évangile de Marc 9:7 : « Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! ». Voix de Dieu ou voix de l’inconscient individuel ou collectif cher à Jung ? N’y a-t-il pas quelque chose qui nous parle que nous devons entendre ?
Si « la dernière invasion exo-bactérienne {a} provoqué un reboot massif de la biodiversité mondiale» , il est temps à l’homme d’en faire autant, en passant par l’écriture d’une épopée nouvelle.
Les « temps toxiques » dont Daidalos garde la mémoire sont notre présent. Celui de notre cécité, de notre surdité, de notre folie. D’un certain manque d’enthousiasme aussi – où sont les Dieux qui nous inspirent ? – qui risque de nous mener – là est peut-être le vrai visage de la catastrophe – à l’absence de passion pour la vie. Selon le philosophe Hegel, « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». La passion qui fait de nous des êtres souffrants et agissants, pour n’avoir jamais à nous demander, si tout doit recommencer, « que faire d’un corps qui pète le feu quand il n’y a plus rien à construire sur terre : ni arts, ni sciences, ni bonheur. »
Et si le vrai visage de la catastrophe, c’était le catastrophisme ?
1- Peintre de la Renaissance allemande (1472-1553)
2- Locus amoenus, « lieu agréable », voire « idyllique ». Topos littéraire dans la poésie latine de l’antiquité, notamment chez Virgile.
3- L’hétérotopie est un concept théorisé par Michel Foucault qui désigne la différenciation des espaces, souvent clos ou enclavés, caractérisés par une discontinuité avec ce qui les entoure.
4- Propos sur le bonheur, 92, « Devoir d’être heureux », Alain – Éditions Gallimard,1928.
5- Introduction à la philosophie de l’histoire, chapitre La Raison dans l’histoire, Friedrich Hegel, 18882-18300 – Le Livre de Poche , 2011
Dernières sommations
La pièce est simple, la situation presque banale. Un dialogue s’amorce qui s’avère monologue tandis que se multiplient les « (temps) » jusqu’à l’absurde : 282 fois dans une scène de 43 pages. Et la situation dans laquelle les personnages sont agrippés de la façon la plus incongrue qui soit déjoue peu à peu nos attentes, joue avec nos nerfs et nous interroge.
La famille qui attend d’entrer à son tour dans la maison fraîche de Dernières sommations « est partie probablement à l’aube, aux heures les moins chaudes de la journée. » (1) Tandis que le bailleur tente de convaincre l’ancien locataire de laisser la place, la famille crève littéralement sur pied, victime de la « brûlure du jour » (2).
On pense au dérèglement climatique dont nous sommes responsables, nous les simples locataires de passage dans cet habitat bien mal partagé qu’est la Terre. Et ce vrai faux dialogue bancale, tronqué, impossible, pourrait traduire les incertitudes et les déséquilibres dans lesquels nous sommes pris, du fait de notre rapport avec la Terre dont l’ensemble des éco-systèmes est par notre faute perturbé.
Selon Hippocrate, le père de la médecine antique et sa théorie des humeurs, le corps est un subtil équilibre entre le chaud, le froid, le sec et l’humide ; et s’« il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de force et de quantité, que le mélange en est parfait », « il y a maladie quand un de ces principes est soit en défaut soit en excès, ou s’isolant dans le corps, n’est pas combiné avec tout le reste » (3).
Appliquée non plus au corps humain mais au système organique de la Terre, la théorie des humeurs nous dit combien elle souffre de ses dérèglements, et en particulier de son déséquilibre énergétique, sur lequel la recherche scientifique se penche sérieusement. D’aller vers le trop chaud, le trop sec, jusqu’à l’embrasement de régions jusqu’à présent préservées. C’est ce qu’énonce le Giec (4) qui prévoit, d’ici vingt ans, une augmentation du risque d’incendies de 14 % au sud de l’Europe si la Terre se réchauffe à plus 2,5 °C.
Rien d’étonnant à ce que la chaleur infuse les textes prédictifs de La Bibliothèque des Futurs.
De façon insidieuse dans Rosa Rosa Rosa Lind de Marion Stenton (5), où « les feuilles tremblent, godées par la brise tiède d’un printemps encore et déjà trop chaud » et où « il faisait de toute façon trop chaud pour jouer dehors ». La chaleur excessive imprime au jardin une moiteur délétère. Quelque chose de notre présent crée une tension vers un futur tragique, la mort inévitable des enfants sacrifiés.
Chaleur et mort aussi dans les récits post-apocalyptiques. Dans Rudimenteurs d’Alexis Fichet (6) où « la chaleur a été si intense qu[e Naphta] a cru fondre à plusieurs reprises, pénétré du sentiment de sa propre dissolution. » Dans le récit de Lancelot Hamelin intitulé Dans les Jardins d’Electropolis – Fragments d’une fin du monde (7), « Les nuages organiques s’épaississaient à vue d’œil, et le niveau de chaleur augmentait dans l’affolement des électrons et des atomes soumis aux bombardements radioactifs. » Dans F.A.M. de Gildas Milin (8) où « le Personnage de Roman prend feu avant de se transformer, dans un bruit assourdissant, en boule noire d’une circonférence d’environ 5 mètres. » Emmagasinée à l’excès, la chaleur menace le vivant, dissout les corps, modifie les paysages.
Toujours dans Rudimenteurs, où « des catastrophes nucléaires, ponctuelles, ont forcé des populations au déplacement [et] Des chaleurs intenables ont rendu des régions inhabitables. » : « Ciel bleu profond, chaleur étouffante : ce sont les signes annonciateurs des tornades. Pendant des heures la température ne cesse d’augmenter, insupportable, puis le ciel devient gris, puis noir, enfin le vent et la pluie apportent furie et fraîcheur. Tout est retourné, sens dessus dessous, on sort des caves où l’on s’était tapis pour contempler les vagues de déchets reformées ici ou là, une nouvelle géographie du land. »
Dans Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ? de Fanny Mentré (9), le cataclysme nucléaire s’ancre dans notre présent : « C’est quelques mois après ta naissance qu’il a commencé à me parler de l’Australie, quand les sécheresses qu’il avait anticipées très précisément sont arrivées. Il me disait que la France était morte, condamnée d’avance parce qu’elle avait fait tous les mauvais choix. Il savait que le nucléaire ne valait rien, que c’était comme un serpent qui se mord la queue : sans eau, pas de refroidissement possible ». Le chaud et le sec y règnent sans partage sur des continents dévastés, provoquent et s’allient à leurs contraires, pluies de grêle et déluge. Et ce déséquilibre mortifère, les personnages de Mourir Bio d’Alexandre Koutchevsky (10) s’en amusent tout en faisant amende honorable : « Au moins tout sera net, zéro pollution, fini, toute propre la planète, reset, plus que des animaux joyeux frétillant dans leur milieu bien naturel, des tempêtes sympathiques, des chaleurs aux bons mois, des hivers quand il faut. Nous sommes le fardeau du monde, nous bousillons tout, alors je ne vois que ça, oui je ne vois que ça, niveau développement durable c’est le plus efficace : extinction des humains. »
Drôle d’utopie que celle d’un monde sans humains. Retour à l’équilibre plutôt qu’au chaos de l’origine du monde, tel que décrit par Ovide dans Les Métamorphoses (11) et qui inspire une partie de la science-fiction, cyberpunk en particulier : « matière brute et confuse … terre instable, onde innavigable, air sans lumière, rien ne gardait sa forme, une chose empêchait l’autre, car dans un même corps le froid battait le chaud, l’humide le sec, le mou le dur, le sans poids le poids »
Dans Dernières sommations, trois types de corps s’opposent dans une tension absurde et aussi insupportable que la chaleur régnante : celui vertical, dominant et verbeux du propriétaire – il possède une maison fraîche -, celui horizontal, immobile et silencieux du locataire – il fait le mort, et le corps collectif de la famille qui se consume littéralement au fil des pages sous la « brûlure du jour ». Leur rapport à l’énergie – dépense, économie, absorption, a quelque chose d’inconciliable. Leur rapport au temps aussi : les nouveaux arrivants connaissent une dégradation rapide, le locataire sortant semble figé dans un temps suspendu et entre les deux le propriétaire dispute une épreuve contre la montre pour débloquer la situation. Pas d’échange, pas de partage dans cette tragédie où le coryphée se heurte au mutisme du protagoniste et n’est soutenu par la vision poétique d’aucun chœur. La tragédie du plus grand nombre qui souffre et qui se dévitalise sous nos yeux (autre lecture possible, hélas : famille = Gazaouis, voire exilés gazaouis, locataire = colon israélien, bailleur = le président des USA ou la diplomatie européenne).
Le discours du bailleur révèle par touches un contexte climatique dystopique et c’est dans ce texte – parmi tous ceux de la Bibliothèque des Futurs, que la chaleur est la plus concrètement sensible et intensément omniprésente : « La chaleur étouffante qui rend la vie en ville impraticable, la vie partout impossible […], des « autoroutes interminables, traversant des forêts calcinées, des paysages déserts, des lacs asséchés », un monde « inexorablement abîmé », « l’air de moins en moins respirable, les réserves épuisées, les mers chaudes et le feu partout », provoquent « la prolifération des méduses et les derniers jours de l’humanité », car nous [qui] sommes, en tout état de cause, en train de nous éteindre.[…]. Le locataire est « presque nu » à l’ombre de la terrasse et la chaleur, scande le bailleur, est insupportable.
Entre Edward Bond – une situation simple et fermée – et Samuel Beckett – un langage qui tourne à vide et une absence de Dieu – Vincent Guédon nous donne à voir un devenir possible où ni les contrats sociaux ni la vie ne sont plus respectés et où règnent l’injustice, l’égoïsme et l’incommunicabilité sur fond de canicule permanente, semblant illustrer théorie de l’effondrement, collapsologie, et autres fatalismes.
Or à la « comédie du silence » (12) jouée par le locataire s’oppose non seulement la logorrhée du propriétaire qui tourne à vide, mais la langue de la nature où le soleil est verbe. Selon Camille de Toledo, on peut « lire ce qui nous arrive, les feux, les inondations, les divers dérèglements du climat, comme des langages : une colère terrestre » et « on peut alors accueillir cette « colère terrestre » comme le signe émergent d’une « lutte sociale de la nature » (13), d’où la création géniale du parlement de Loire par exemple.
D’après le droit international, un pays agressé a le droit de se défendre. C’est l’histoire d’une guerre où l’agresseur est l’homme et l’offensée la Terre. Plus qu’une fièvre, la chaleur qui fait peser sa chape de plomb sur notre futur serait un des cris de la colère terrestre. Il y a un discours du Cosmos à entendre et à décrypter.
Au lieu de ça nous parlons beaucoup pour ne rien dire (nos dirigeants) ou bien nos discours sont sans effets (pauvre Greta Thunberg à l’ONU) ? Dans Dernières sommations et le conflit qui l’oppose à son locataire, le bailleur se présente comme un négociateur hors pair qui finit – ou semble finir – par avoir gain de cause. En guise de dépassement du conflit, il fait une première proposition, assez hypocrite, car formulée devant un enfant qui se meurt : « cette humanité si fragile, je connais ses faiblesses, nous les connaissons tous, je sais le penchant qu’elle a depuis le début pour œuvrer à sa propre destruction – qui ne le sait aujourd’hui que tout s’écroule – s’active chaque matin à se détruire, et chaque soir à se reconstruire, mais que la reconstruction est toujours plus lente que la destruction, mais si je sais cela, je sais aussi combien le regard d’un enfant peut parfois renverser des situations qu’on croyait définitivement bloquées. » (14)
Et vers la fin de la scène : « Comme nous tous vous supportez la chaleur avec difficulté. (…) Qui pourrait d’ailleurs la supporter ? Nous la supportons de moins en moins. (…) Nous mourons de la chaleur et la sécheresse assèche nos cœurs (…) » Son discours s’achève alors sur une image qui se veut proposition : « A moins d’entrer dans cette maison plusieurs fois centenaires et de s’installer dans la fraîcheur de ses murs en pensant à la mer. (…) La mer, monsieur. » (15).
Certes, la chaleur fait lien – elle réunit les trois personnages dans un « nous tous » qui fait sens, mais si la proposition du bailleur est de regarder le passé plutôt de que soigner le futur, autrement dit de ne rien faire et de conserver les choses telles qu’elles sont, on comprend que le locataire finisse par se lever et se casser (16).
« À moins de », dit l’un, à moins que, répond l’autre… Il y a dans la posture du locataire mutique quelque chose de subversif, un grain de sable dans les rouages bien huilés du petit commerce du bailleur qui vend de la fraîcheur probablement à prix d’or parce qu’il possède quatre murs de pierre. « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » (17).
À moins que les autres – et même le décor – ne soient qu’une projection de son esprit, un débat intérieur sur l’état du monde. Que ce soit un salaud ou un sage n’est pas la question, il est – à demi nu, « sur le dos, dans le transat, le regard dans le vide et les clefs à la main » – le point d’écoute de ce discours conservateur (truffé d’allusions à la police), le point de départ d’une méditation, d’une pensée. Comme si Rodin avait déplié sous nos yeux sa fameuse sculpture. À propos du Penseur, qu’il présente comme « un homme hors du monde et dans son monde », « une figure du dilemme », le journaliste Philippe Vion-Dury, dans un éditorial de la revue Socialter dont il était rédacteur en chef (18), imagine : « lorsque notre penseur se redressera et que son regard se portera de nouveau sur le monde extérieur, sa méditation l’aura un peu transformé. Et peut-être transformera-t-elle un peu les autres penseurs qui croiseront sa route, car la condition imaginaire des êtres humains est tout autant individuelle que collective. » Nous lecteurs sommes de ceux qui l’ont rencontré et ce qui est fécond dans ce processus, c’est que s’il est le point d’écoute, il n’est pas le point de vue. Ce dernier, il nous appartient de le rêver et de le construire, de recycler la chaleur/colère terrestre en énergie – ce sur quoi se penchent les scientifiques avec beaucoup d’imagination -, et de rafraîchir nos désirs d’un futur respirable.
Les prochains jours de l’humanité seront chauds, c’est certain, mais seront-ce les derniers ? On aimerait pouvoir entendre autre chose : échange des corps, chaleur humaine, passion, comme les deux femmes qui débattent dans Avant l’effondrement, d’Alice Zéniter, qui lie la question du dérèglement climatique à celle de la révolution. Autant pousser le déséquilibre jusqu’à son terme. En ouverture, une voix off nous a rappelé que « souvent, lister des faits et aligner des chiffres ne suffit pas à créer chez les gens qui les écoutent un sursaut d’indignation ou de révolte. » Aussi le premier chapitre du film, intitulé « La chaleur », nous la fait éprouver par tous les moyens du langage cinématographique – éclairage et cadre saturés, corps transpirants, dialogues, etc. Mais ça circule et ça respire, dans une certaine fièvre de vivre et de « raviver les braises du vivant » (19). Puis le film nous emmène ailleurs et nous invite au débat. Un débat certes déjà ancien, mais encore passionnant.
Que se passera-t-il après les Dernières sommations ? C’est à nous qu’il appartient de le décider, au poète, au chercheur, à l’enfant, à ces nouveaux Champollion aptes à décrypter le discours du Cosmos. Martin Luther, le moine réformateur, à qui ont avait demandé ce qu’il ferait si le monde devait finir demain, avait répondu qu’il planterait un pommier. (20)
Planter un pommier, se lever pour se casser, continuer à vivre et à penser.
1- Dernières Sommations, Vincent Guédon, p.3
2- Ibidem, p.13
3- Hippocrate, La nature de l’homme, édition, traduction et commentaire par Jacques Jouanna, Revue belge de Philologie et d’Histoire, Année 1977 & https://www.radiofrance.fr/franceinter/quand-la-medecine-reposait-sur-la-theorie-des-humeurs-du-medecin-antique-hippocrate-8289260
4- Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
5- Rosa Rosa Rosa Lind, Marion Stenton
6- Rudimenteurs, Alexis Fichet
7- Dans les Jardins d’Électropolis – Fragments d’une fin du monde, Lancelot Hamelin – fragment 17.
8- F.A.M., Gildas Milin
9- Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines, Fanny Mentré –
10- Mourir Bio, Alexandre Koutchevsky
11- Les Métamorphoses, Ovide, traduction Marie Cosnay – Editions de l’Ogre, 2017 – Livre 1, La Création.
12- Dernières Sommations, p.14
13-https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/camille-de-toledo/camille-de-toledo-on-peut-entendre-la-colere-terrestre-comme-le-signe-dune-lutte-sociale-de-la-nature-720619
14- Dernières Sommations, p.42
15- Dernières Sommations, p.10-11
16- Comme Adèle Haenel, 28 février 2020 à la Cérémonie des Césars.
17- Citation attribuée à Fredric Jameson par Max Fischer dans Le Réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative ?, Éditions Entremonde, collection Ruptures, 2018
18- L’éruption imaginaire qui vient, Philippe Vion-Dury, Socialter hors série n°8, avril-mai 2020
19- Raviver les braises du vivant – Un front commun, Baptiste Morizot, Actes Sud/Wildproject, 2020
20- Cité par Werner Herzog dans une entretien avec le critique de cinéma Roger Ebert, en 2008 – https://www.rogerebert.com/interviews/werner-herzog-tell-me-about-the-iceberg-tell-me-about-your-dreams