3 mots
bulle – peau – résister
3 œuvres
Beloved – Toni Morrison
Âmes– Tristan Garcia
Les raisins de la colère– Steinbeck
3 phrases
« She told them that the only grace they could have was the grace they could imagine. That if they could not see it, they would not have it. »
« Elle leur dit que la seule grâce qu’ils obtiendraient était celle qu’ils pouvaient imaginer. Que s’ils n’étaient pas capables de la voir, elle ne leur serait pas donnée. » Beloved – Toni Morrison
« En vain, durant des milliers d’années, la souffrance a appelé. Et puis quelque chose a répondu » Âmes – Tristan Garcia
« In the West there was panic when the migrants multiplied on the highways. Men of property were terrified for their property. Men who had never been hungry saw the eyes of the hungry. Men who had never wanted anything very much saw the flare of want in the eyes of the migrants. »
« Dans l’Ouest ce fut la panique quand les migrants se multiplièrent sur les routes. Les hommes qui avaient des biens tremblaient pour leurs biens. Les hommes qui n’avaient jamais connu la faim la voyaient les yeux de ceux qui avaient faim. Les hommes qui n’avaient jamais manqué de rien voyaient le manque dans les yeux exorbités des migrants. » Les raisins de la colère – John Steinbeck
Interprétations
D’un pays sans fin
«…ainsi les fables réfléchissent la vérité avec plus d’étendue que les événements réels ». (Bernardin de Saint-Pierre)
L’imaginaire penserait le réel mieux que le reportage ou le documentaire… ou le politique ?
(…) Qui aurait envie, là maintenant, de voir le monde dans l’état où il est ?
« A cause du beau temps, j’étais mécontent de moi-même ».
Ah bien sûr, un breton ! Le chaud ça rend aigri. On prend tout mal. Surtout à marcher dans la chaleur. On n’est pas fait pour la chaleur.
« On m’a parlé d’un embranchement »
C’est toujours là que l’on rencontre la mort et qu’elle vous prend. C’est pour ça qu’on a dressé des calvaires aux carrefours, avec des marches pour se mettre hors de portée, non ?
«…car dans ce qui nous reste de pays un interdit pèse sur les gestes vifs et les couleurs vives ».
Et Ernest Renan trouvait ça très bien :
« Un trait particulier des mœurs en Bretagne : l’absence totale de bijoux et même de fleurs dans la parure des femmes. Le clergé y est opposé et, certes, en ce qui est des bijoux, il a bien raison. La couleur elle-même, mise au service de la beauté, me dérange et me trouble. Le blanc et le noir suffisent. » (Feuilles détachées, 1892)
« Un jour, j’ai pris congé de moi, à la recherche du pays invisible et muet. Je l’ai trouvé. Voulez-vous m’accompagner ? Elle m’offre le bras, je le prends.»
C’est une mort chaude, dans laquelle on se laisse aller, à la confidence, à l’oubli.
Le mort elle-même initie, rassure. Tout va bien. Ce n’est qu’un passage.
C’est Une fin heureuse, j’aimerais y croire. C’est une fable, non ?
On glisse comme dans le sommeil sans résistance.
Accepter.
Prendre « congé de soi » est une libération. On se fatigue de soi. On pose soi sur le bord de la route et on s’envole.
« Matisse, dans le bruit si fin du crayon sur le papier et les coups de pinceau, nous apprend la joie, pas le joli ».
Ce qui rend heureux c’est le geste artistique. Le faire. Le rendu est raté de toute façon mais la joie de l’acte apparaît dans le rendu. C’est déjà ça…
La joie de l’instant.
« devenus étrangers dans notre pays, nous n’avons qu’à nous en prendre à nous-mêmes ».
Hennañ zo tourist !
Quand on est parti loin, longtemps, on n’est plus de là. C’est fini.
Une trahison du monde ancien. On oublie les choses.
Si on entre dans le « nouveau monde », il n’y a pas de retour en arrière.
Le repos du tigre
Une plongée dans la SF post-apocalyptique avec des bactéries tueuses, des méchants chinois, la dystopie politique et l’utopie écologique.
Deux humains comme des pandas dans la forêt condamnés à mâcher et à ruminer des feuilles. Rumination silencieuse avec ou sans méditation.
Des hommes-animaux, herbivores ruminants. Condamnés au rien, au non-évènement.
La survie de l’espèce impose le silence à une espèce dont l’essence même serait la transmission par la parole.
L’homme a intégré que, s’il parle, s’il se rebelle, il sera détruit de l’intérieur. Donc il ne dit plus rien.
A quoi bon ? Ne pas penser. Ne même plus « cultiver son jardin ». Mâcher.
Ils vivent dans un Éden stéréotypé – canopée, jungle, végétation luxuriante. Un « nouvel Adam » profite d’une forêt à première vue paradisiaque dans une esthétique japonisante : kimonos de soie (matière animale, respirante mais animale) pour grands maîtres normands ratés et peu spirituels : « on pète dans la soie ».
N’est pas bouddhiste qui veut… C’est une palabre sous l’arbre de la connaissance. Le jeune homme serait ce nouvel Adam.
En a-t-il même conscience ? Apprécier le paradis, ne pas se faire de bile, profiter du présent sans penser.
Il « fait des ronds dans le sable » comme il scrollerait sur son portable, tout pour ne pas écouter le vieux qui rabâche un « c’était mieux avant » de steak-frites et de vie urbaine.
Pour le vieux Dédé « le paradis, c’est le passé », c’est un fantasme. Rien pour le futur.
« Et bien je suis content de ne pas avoir connu ces temps barbares », dit le jeune homme.
Qui est le sage des deux ? Est-ce que la sagesse est liée à la connaissance ? Est-ce que l’innocence, la non-connaissance c’est le paradis ?
C’est un texte-post covid empreint de la peur du virus, de la menace de l’infiniment petit, qui rappelle d’autres appels à la peur : « nous sommes en guerre » pour combattre l’ « ennemi invisible ».
A l’instar du film Phénomènes (1) ou des blockbusters sur les virus (L’Armée des 12 singes), la menace est invisible. Pourtant elle est identifiable mais elle n’a pas été prise au sérieux.
Cette première apocalypse est déjà loin. Tout a déjà eu lieu : le basculement politique, la mutation génétique et écologique.
C’est la dictature dans un schéma classique : mort des opposants, cloisonnement des individus… qui se sentent surveillés de l’intérieur-même. Mais est-ce que ce ne sont pas les hommes eux-mêmes qui mettent du sens sur ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas ? Sur la supposée malveillance des maladies ?
Ces bactéries nous renvoient à toute cette sensation de manipulation « interne », auto- manipulation hormonale, parasitose, humeur pré-menstruelle, spleen post-accouchement, cataclysme thyroïdal, désespoir du côlon irritable, amibes invasives.
Le tigre, c’est la menace du plus grand, du plus fort. Mais ici le grand n’a aucune conscience. Son estomac pense pour lui. Il est contrôlable, comme les autres carnivores.
Finalement est-ce que ce n’est pas mieux dans ce futur-là, car si aujourd’hui l’homme est maître, la nature souffre. L’abolition de la technicité, de toute forme d’objet technique d’origine humaine serait la condition d’un paradis écologique. Mais cet état est impermanent : les bactéries ont manipulé les êtres génétiquement et elles ont commis une erreur en permettant la mutation des humains de carnivores en herbivores. Incapables de prévoir, dans leur volonté de soumettre, elles ont provoqué la fin de leur propre environnement. Pas plus de sagesse qu’un humain ?
Les personnages sont proches d’un second reboot, reset, réarmement post-épidémique, post-apocalyptique. C’est le repos avant l’événement silencieux, le micro-événement décidé par les bactéries : épargner ces deux humains en endormant l’appétit du tigre.
« ça veut dire que tout va recommencer. »
Le temps se déroule dans une vision cyclique. Il est impossible à mesurer : ça fait longtemps et c’est sur le point de… ou peut-être pas. Il pourrait ne rien se passer.
Dans le texte de Stéphane Nappez les bactéries parlent et on sait maintenant que les arbres communiquent ou que les tomates crient (2), mais on ne sait pas si elles s’entendent ni si elles nous entendent ou si elles nous écoutent.
Le Repos du tigre est une histoire de transmission et de communication : la communication est interdite, ne pas transmettre le savoir mais seulement la surface des choses. Pourtant le vieux transmet et transgresse, il prend le risque de sacrifier le jeune homme ; c’est un pari. Tout plutôt que cet état végétatif : « il n’y a plus rien à glander sur terre ». Le paradis est vide de quête, de sens.
Les bactéries sont condamnées, comme nous aujourd’hui.
Qu’est-ce qui les tue ? Elles ne se reproduisent plus… il faut un « réarmement démographique pour les bactéries ». Prises à leur propre piège de contrôle : elles ont forcé les humains à devenir végétariens mais par le même coup elles ont modifié leur environnement. « Seules les tripes d’hypercarnassiers peuvent encore nous accueillir ». Finalement ce sont les bactéries qui reçoivent le message de Dédé. Pas le jeune homme.
Doit-on s’incliner devant la sagesse des bactéries qui renoncent à laisser faire le cours des choses ? Les bactéries ont-elles de l’empathie ? Ou font-elles un nouveau calcul pour la survie de leur espèce ? J’aimerais croire qu’elles ont la sagesse d’accepter de mourir, de laisser la place, de signer la fin de leur civilisation. J’essaie de ne pas être dupe : ce n’est pas de la sagesse, mais plutôt un calcul stratégique. Les individus acceptent de se sacrifier pour la survie de leur espèce. C’est la suprématie des bactéries sur l’homme. La sagesse des bactéries va provoquer le retour de l’homme agressif, carnivore, invasif et parasitable.
C’est peut-être ça, la Catastrophe.
On est peut-être finalement à l’aube de la Catastrophe.
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A9nom%C3%A8nes
(2) https://www.youtube.com/watch?v=6ZT931PmOto&ab_channel=LePoint